sam 27 avril 2024 - 09:04

Le jugement : ce tribunal en nous

Au vrai, qu’est-ce que juger ? (du latin « judicare »). Monsieur Larousse nous dit que juger « c’est prendre position pour quelque chose »

A notre époque de la vitesse, du temps à gagner en toutes occasions, nous avons tendance à l’empressement, aux actes précipités, et par là-même, aux… préjugés. Ces idées toutes faites peuvent ainsi devenir de solides opinions, pour ainsi dire d’intimes convictions !

Or juger, c’est tout au contraire, le résultat de la raison opérante. C’est ainsi, prendre le temps d’examiner les idées et les faits. C’est donc être exigeant avec sa propre pensée et soucieux du détail des circonstances observées.

Pour le philosophe René Descartes, “il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que ce que nous apercevons clairement et distinctement”. Toutefois, au terme d’un raisonnement, “la chose à juger “ ne se présente pas toujours aussi clairement qu’on le souhaiterait et il convient néanmoins de trancher.

Quand la parole devient outil

En l’occurrence, le roi Salomon donne en son temps un bel exemple de la façon de juger correctement, même lorsque se présente une difficulté à établir la vérité.

La Bible hébraïque (Premier livre des Rois) rapporte l’histoire, devenue célèbre, qui démontre la sagesse du roi devant un différend opposant deux femmes : l’une et l’autre se disent mère du même enfant. En fait, chacune a bien mis au monde un enfant, mais l’un des deux est mort étouffé.

Les deux femmes se disputent violemment l’enfant survivant, jusqu’à se battre pour le posséder !

Le roi Salomon, informé du désaccord, demande que les deux femmes se présentent devant lui. Il réclame une épée et donne l’ordre à un garde de trancher l’enfant vivant en deux, puis de donner une moitié à la première et l’autre à la seconde.

Entendant cet ordre épouvantable, l’une des deux femmes, effrayée, se jette alors aux pieds de Salomon en lui disant qu’elle préfère que l’enfant soit remis à l’autre plutôt qu’il soit tué devant elle.

Le roi reconnait ainsi la vraie mère et lui fait remettre son bébé. Par sa menace de faire couper l’enfant en deux, il a ainsi obtenu la vérité.

Le jugement de Salomon – lequel a recours à un artifice de langage pour que surgisse cette vérité, montre bien la difficulté humaine …à trancher ! C’est à dire à décider de façon catégorique, ce qui est vrai et faux !

On retrouve bien entendu tout le pouvoir de la dialectique, chez ceux dont la parole est l’outil. Pour rattraper une cause perdue, et obtenir un jugement favorable, mieux que le mensonge, la vérité précisément, peut être aussi bénéfique par le biais d’un jeu de langage.

La fiction ci-après, à la fois tragique mais surtout humoristique, montre bien la puissance du verbe, lorsqu’il est utilisé subtilement, jusqu’à l’absurde.

Un avocat plaide pour un criminel :

 – Mesdames, messieurs les jurés, oui c’est vrai ! Mon client, dans un puissant mouvement de colère, a étranglé sa mère. Oui, c’est vrai, cette pulsion l’a complètement débordé et il a ensuite poignardé à mort son père ! Mais, mesdames, messieurs les jurés, je vous le demande : allez-vous pour autant condamner un orphelin ?!!

Honneur et reconnaissance aux « Justes »

Revenons à la réalité. Juger, c’est, par définition, distinguer le juste de l’injuste. Sous cet angle, la sensibilité de l’enfant opère très bien la distinction. Souvenons-nous de nos propres réactions au temps de nos soldats de plomb et de nos poupées ! En famille, une mauvaise répartition des portions de gâteau – plus petites ou plus grosses dans les assiettes – ou de la boisson – plus haut ou plus bas dans les verres – nous était insupportable. Comme nous révoltait à l’école, le fait de nous retrouver au piquet pour bavardage, alors que c’était le voisin qui chahutait !

Adultes devenus, nous constatons que l’injustice perdure parce que soi-disant la vie est injuste. Au vrai, la nature que nous aurions tendance à accuser, n’a pas de conscience : elle n’est donc ni bonne, ni mauvaise, ni juste, ni injuste.

Un tremblement de terre qui cause des milliers de morts ne répond pas à une intention. Le loup qui attaque et dévore les moutons d’un pâturage n’est pas injuste. Il est programmé par sa génétique et obéit à son instinct de carnivore. En revanche, les horreurs qui ont été commises dans les camps de déportation pendant la deuxième guerre mondiale sont des faits humains.

L’injustice et la justice, le mal et le bien, sont exclusivement des notions humaines. Parce que l’homme, doué de conscience et capable de raison, peut choisir entre ses diverses possibilités d’action. Moi seul, suis à même, par empathie, de comprendre :

  • Que mon semblable a les mêmes droits que moi.
  • Que je lui dois le respect.

Les gens qui sauvaient des juifs pourchassés au cours dudit conflit étaient précisément nommés “ les justes”. Honneur et reconnaissance à eux !

Un cycle interminable

Le respect d’autrui précité est l’une des valeurs humaines les plus précieuses. Si elle était observée par les peuples, il n’y aurait évidemment pas de guerres, selon le rêve même de paix perpétuelle du philosophe Emmanuel Kant. Malheureusement, l’instinct d’agression – et pour ainsi dire la haine de l’autre -, la poursuite d’intérêts divers, le désir de conquête de territoire, semblent inscrits pour longtemps encore dans les gênes de l’Homo Sapiens.

Ces pulsions meurtrières seront-elles jamais éradiquées ? En tout cas, autant d’intentions belliqueuses et de passages à l’acte – toujours de triste actualité – qui ne peuvent que provoquer, immanquablement, la réponse armée des agressés. A la violence envahissante du conquérant, s’oppose le droit de légitime défense du conquis convoité. Et c’est la guerre, sans fin! Pour déclencher une guerre, l’agresseur trouve toujours une bonne cause, sa juste cause.

Dans son délire, Hitler voyait une forme de justice par le fait d’imposer la grandeur, la puissance et la culture de l’Allemagne, aux pays d’Europe, qui en auraient été en quelque sorte “bénéficiaires”, de l’Oural à l’Atlantique !! Aujourd’hui, l’Orient islamiste semble vouloir prendre une revanche sur l’Occident chrétien, fauteur entre autres à ses yeux, des Croisades templières.

Ainsi intervient un cercle vicieux, l’agressé devenant l’agresseur, et inversement. Principe même de la guerre, qui installe un cycle interminable : La loi du plus fort, en forme de justice, dans une alternance, toujours recommencée !

Se pose alors une question philosophique : Y-a-t-il des guerres justes ? La réponse est d’évidence oui, en termes de légitime défense et au nom même de la liberté des hommes. Lorsqu’il s’agit de résister à un oppresseur et de s’en libérer, la résistance est parfaitement justifiée. Certes, c’est bien parce que les états ne parviennent pas à trouver, par compromis, toutes les raisons de signer des accords équitables, – et de vivre en harmonie, donc en paix…qu’ils se font la guerre !

Bref, la guerre est un moyen parfaitement immoral qui prouve cette incapacité des peuples à préserver la concorde entre eux. Là où il y a la guerre, a échoué la justice, puisqu’il y a un dominant et un dominé…lequel va chercher ensuite à redevenir dominant. L’idée de justice et donc d’injustice introduit immédiatement celle d’égalité et donc d’inégalité.

La balance de Salomon

Le premier article de La Déclaration des Droits de l’Homme affirme, au présent, que les hommes sont et demeurent libres et égaux en droit. La formulation affirmative est étonnante car si les hommes possédaient déjà cette liberté et cette égalité, il ne serait pas nécessaire de se battre pour les conquérir ou reconquérir ! De fait, ladite Déclaration prouve bien, dès son premier article, que cette liberté et cette égalité sont encore des vœux en soi, des idéaux davantage que des faits établis. Reste à faire de ces idéaux une réalité !

La Bible nous dit que le roi Salomon offre à son premier subordonné une balance pour peser (penser) ses décisions avant de les appliquer. Et équilibrer sur les plateaux, ordre et équité. Beau symbole, belle métaphore !

De la même manière, nous sommes invités, avec notre propre balance, celle de la raison et du cœur, à appliquer et faire appliquer la justice, dans tous les lieux d’échange que nous fréquentons. Tant en loge que dans la cité.

Pour Platon, la justice est une forme d’ordre. Il voit l’homme injuste, non vertueux et désordonné. C’est pour lui, un mauvais citoyen. Sachons que la devise de l’un des rites maçonniques – le Rite Ecossais Ancien et Accepté – est ORDO AB CHAO (Du désordre, l’ordre). Rendre la justice, la rétablir quand elle est devenue injustice, c’est précisément, remettre de l’ordre dans les relations humaines, puisqu’il n’est d’homme qu’en relation.

Par-delà le bien et le mal

Gardons aussi en mémoire, les deux outils croisés, emblème de la franc-maçonnerie. L’équerre, par définition symbole de droiture, nous renvoie à la justice qui a le pouvoir de redresser, de rectifier, ce qui est “gauchi”. Le compas, représentation de l’ouverture, contraire d’une vision du monde rétrécie, nous incite à l’élargissement de la pensée, donc à un jugement, à la fois strict et généreux. Il n’y a pas contradiction à appliquer le Droit, tout en prenant en compte, si elles existent – et si elles sont recevables – les circonstances atténuantes.

Par-delà le bien et le mal, comme dit le philosophe Frédéric Nietzsche, il existe une autre façon, plus saine, de juger. Sachant que, en termes de morale, le bien de l’un peut être le mal de l’autre et inversement, une bonne justice considérera plutôt, en termes d’équité et d’égalité, ce qui est bon ou mauvais, par l’homme et pour l’homme.

La franc-maçonnerie, née de la religion, a cette distinction à opérer, cet effort encore à faire parfois selon les circonstances, de ne pas confondre la morale – science de l’ordre idéal de la vie, selon les influences et croyances – avec la justice, qui se caractérise, par la primauté qu’elle donne à la raison, dans l’appréciation des situations.

Je livre ainsi en conclusion – à visée de méditation – les paroles prononcées récemment par le juge Eric de Montgolfier, lors d’une de ses conférences dans une Obédience maçonnique. Elles résument, on ne peut mieux, le rôle de la justice.

“ La justice est l’une des plus belles idées qu’ait porté l’espèce humaine. C’est le respect des autres ! Nous n’avons même pas à la demander : c’est une obligation. L’indépendance constitue le passage obligé vers la justice, un exercice certes, infiniment difficile. Sans cette dernière pourtant, ce serait la loi faite par le shérif ! Le magistrat qui la représente, est l’homme d’un devoir, entre autres, rendre à la société ce qui lui est dû. Avec en point de mire, la République, qui impose la priorité du général sur le particulier. En ce sens, je dois dire que quelques progrès se remarquent, aujourd’hui, en matière de Droits de l’Homme !”.

Cet éminent homme de loi nous rappelle ici l’importance de juger – c’est-à-dire bien évaluer – les gens et les choses. Au tribunal de notre conscience !

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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