mar 07 mai 2024 - 14:05

Stanislas de Boufflers ou le Franc-maçon est-il un « héros du libre-arbitre » ou un « serf-arbitre » ?

« Le doute fatigue, l’ignorance humilie, l’esprit a besoin de vérité »

 (Du libre-arbitre – Stanislas de Boufflers, Marquis de Remiencourt)

 (Né à Nancy en 1738- Mort à Paris en 1815.)

Incontestablement, la question du libre arbitre est l’une des plus fondamentales de la philosophie et de la théologie depuis la nuit des temps, car elle traite de la question de la liberté du sujet, face au destin ou à l’existence d’un Principe supérieur qui modulerait à sa guise son destin. Notre grade est naturellement concerné par cette problématique puisqu’il met en scène l’obéissance en tant que chevaliers et en tant que défenseurs d’une croyance spirituelle. Quelle est notre marge de manœuvre et notre possibilité d’exercer notre libre-arbitre ?    

L’histoire de la Franc-Maçonnerie elle-même est traversée par la controverse : les obédiences actuelles ne sont souvent que le reflet d’un choix, plus ou moins conscient, relevant de cette question, se masquant derrière des appellations comme « traditionnelles ou progressives ». Stanislas de Boufflers, dans son traité du libre-arbitre, va nous plonger au coeur de cette problématique. Sa probable appartenance à des loges militaires au moment de son émigration et son activité au sein de la loge « La Concorde » nous rend encore plus attentif à son message.

I-STANISLAS DE BOUFFLERS POETE ET HOMME D’ACTION CONFRONTE A SON « QUANT A SOI » DANS SON TRAITE SUR LE LIBRE-ARBITRE.

Il convient, avant d’examiner une œuvre, d’en connaître l’auteur. En général, nous en tirons quelques surprises. Il en est ainsi de Stanislas de Boufflers, aventurier, homme politique et poète dont une mise en scène télévisée, conçue par l’acteur Bernard Giraudeau, à partir de sa correspondance, nous l’évoque dans « les caprices du fleuve ».

 Né à Nancy, le 31 mai 1738 à Nancy, dans une Lorraine alors indépendante, il deviendra français de par l’histoire de son pays natal et mourra français à Paris le 18 janvier 1815. Il est, théoriquement, le fils de Louis François, marquis de Remiencourt, mais il y a de forte chance qu’il soit le fils naturel du roi de Lorraine Stanislas Leszczynski (dont il portera le même prénom !) qui en sera son parrain officiel. Sa mère, la très spirituelle et libertine Françoise Catherine de Beauveau-Craon, est la maîtresse connue de Stanislas. Son fils naturel vit et grandit naturellement à Lunéville. Il est, comme cela est souvent le cas pour les enfants adultérins, destiné à la prêtrise, et passera deux ans au séminaire de Saint-Sulpice, mais il quittera l’état ecclésiastique au bout de deux ans, sans prononcer ses vœux et est nommé colonel de hussards en 1772. Il deviendra Maréchal de camp après la campagne de Hanovre et prit part à la bataille d’Amenbourg. Il quittera l’armée en 1784.

A la suite d’une chanson qui déplut à la Princesse Christine, nommé abbesse de Remiremont, il est exilé en tant que gouverneur du Sénégal et de la colonie de Gorée. Administrateur humain et compétent, il ne se livre pas moins à la contrebande de la gomme arabique et de l’or avec les signorès, en compagnie de son amie Anne Pépin. Il est fort probable qu’il s’enrichit aussi avec la traite, ce qui n’est pas sans poser un problème éthique pour quelqu’un qui est passionné par le libre-arbitre ! Il quitte le Sénégal le 29 décembre 1787, rembourse ses dettes et est élu à l’Académie française, en 1788, pour ses poésies. Député de la noblesse, il émigre après le 10 août 1792 et trouve refuge en Prusse polonaise à Breslau où il épouse, en 1797 seulement, Eléonore de Sabran. Il revient en France après le 18 Brumaire et se rallie à Bonaparte qui le fait nommer bibliothécaire-adjoint de la bibliothèque Mazarine et reprend son fauteuil à l’Académie française en 1803. Son traité sur le libre-arbitre, publié en 1808, sera l’une de ses dernières œuvres, en tout cas celle dans laquelle il s’engage le plus dans une réflexion qui le touche, lui, homme de toutes les frontières. Ses œuvres complètes furent publiées en 1828 (4 volumes). Pour la petite histoire, sa tombe se trouve au cimetière du Père Lachaise, sur la pierre de laquelle on lit : « Mes amis, croyez que je dors » !

Au-delà de l’intéressante personnalité de Stanislas de Boufflers, il convient d’examiner cette œuvre tardive, reflet des préoccupations métaphysiques de l’auteur.Le livre de 249 pages, intitulé « Du Libre-Arbitre », par Samuel de Boufflers, membre de l’Institut, fut publié en 1808, chez F. Buisson, libraire, rue Git le Coeur, N° 10.

En le lisant, nous comprenons qu’il est le résultat d’une réflexion qui a duré toute une vie, dans l’exil, qu’il soit sénégalais ou européen. Il écrit : « Je me suis vu réduit à converser avec moi, et forcé de borner mes lectures à lire au fond de ma pensée ; encore, souvent les nuages qui l’obscurcissaient m’ont-ils empêché d’y voir aussi clair que je l’aurais voulu ». D’emblée, de Boufflers, nous signale que notre libre-arbitre est surtout un choix où l’extérieur a peu d’influence, mais aussi que c’est un état qui peut-être perturbé par nos problèmes, donc un état non-stable. A la page 2, nous voyons apparaître la phrase qui constitue l’objet de notre réflexion. Cependant, il est nécessaire de la resituer dans son contexte général qui en modifie la teneur. Nous lisons : « Le doute fatigue, l’ignorance humilie, l’esprit a besoin de vérité, sa volupté c’est la science, toute connaissance est pour lui un plaisir, et ce n’est que dans une certitude entière qu’il peut trouver une entière satisfaction » Il n’est pas ici question de doute métaphysique, mais au contraire d’une ode à la « libido sciendi », le plaisir de l’intellect condamné par l’Église (Souvenons-nous du « Nom de la rose » d’Umberto Eco, paru en 1980). Dans l’ouvrage, il n’est fait allusion à Dieu à aucun moment, et alors ce n’est plus, à ce que l’on en croît, l’homme qui cherche la vérité, mais plutôt c’est la vérité qui cherche l’homme et qui lui apparaît dans ce que Boufflers appelle l’ « instinct de l’esprit » et dont notre raison s’étonne en lui obéissant.

La liberté de l’homme est toujours apparue la question qui attire le plus fortement la curiosité humaine et qui promet le moins de la satisfaire, mais un penchant le décide pour la liberté, sans laquelle il ne se croirait pas un homme et qu’il considère comme le pivot de sa constitution morale. S’il n’y arrive pas « alors il resterait toujours à l’intelligence captive la douceur qui reste à tous les captifs, l’espérance », ce qui ne serait pas le cas de ceux opposés au libre-arbitre, car toute la vie est une recherche permanente. Dès lors tout repose sur l’esprit, mais « l’esprit a-t-il des yeux pour se voir et un miroir pour se contempler ? ». La métaphysique s’occupe-t-elle de l’anatomie de l’âme où sommes-nous dans un « sensorium commune », un sens commun, qui pourrait nous faire dire, en imitant Descartes : « nous sentons, donc nous sommes ». Certains philosophes, pour éviter de matérialiser l’esprit, ont spiritualisé la matière, mais « au reste, quoiqu’il en soi de la nature de notre âme, du moment que nous en admettons une dans l’homme, il semble que nous devions reconnaître en même temps son libre arbitre ». Il est donc à peu près évident que tout ce qui est capable de sentir, est en même temps capable de distinguer, que tout ce qui est capable de distinguer est capable de choisir, que tout ce qui est capable de choisir est capable de se déterminer, et en dernière analyse, il suffirait d’être averti de son existence pour être assuré de sa liberté. De Boufflers, fort de cette déclinaison, irait jusqu’à penser qu’il existerait chez les animaux un libre-arbitre à une moindre intensité que celui de l’homme.

Pour lui, la liberté s’exerce par la délibération et nous savons que la délibération ne peut avoir lieu que dans l’incertitude. C’est pour cela que le fou et le héros sont hors-normes, échappent à l’humanité, car manipulés par une cause étrangère et non par leur volonté. Dans l’évidence parfaite, il n’y a pas de matière à délibération, dans l’obscurité il n’y a pas moyen de comparaisons. L’une place l’homme sous l’emprise de la nécessité, l’autre sous celui du hasard : c’est donc au demi-jour de l’indécision, c’est entre les apparences contraires, assez peu distinctes pour se montrer à peu près égales, que l’homme use de la faculté de se décider par lui-même et de se prononcer intérieurement sur l’arrêt de sa volonté. Le discernement nous vient par « ce génie, ami de l’homme, nous l’avons tous, au dedans de nous, c’est notre raison ». C’est aussi le fameux démon de Socrate, pour qui l’homme est un personnage à deux têtes, incapable d’une synthèse, sauf s’il utilise provisoirement le « symbolum » pour raccorder les faces cachées de sa personnalité. Comment en y pensant, ne pas reconnaître visiblement deux hommes en nous, toujours aux prises l’un avec l’autre et qui, à chaque instant, auraient besoin d’un tiers pour éclairer leurs différents. Ce que développe St. Paul dans son Epître aux Romains au chapitre 7. La raison n’a pas toujours le veto !

Parfois, le libre-arbitre se réduit en dernière analyse au droit de se tromper, car au lieu de nous appartenir, il appartient à ses causes, souvent inconscientes et qui ne veulent pas forcément prendre fait et cause pour tel ou tel événement. L’auteur écrit : « Tout bien considéré, si on méritait le libre-arbitre, on ne le désirerait pas, et que si on le désirait, on ne le mériterait point ». Le libre-arbitre peut devenir aussi une révolte prométhéene contre le destin, le fatum, d’une âme révoltée, « poussière enorgueillie d’une lueur de pensée ». Il ne convient pas de s’imaginer que la puissance éminemment calculatrice, qu’elle soit divine ou matérialiste, qui veille à tout ce qui est, abdique aussi facilement son emploi, ou qu’elle nous permette ainsi de la troubler dans l’exercice des immenses devoirs qu’elle s’est imposée et dont elle est comptable envers sa propre logique et sa propre sagesse. De Boufflers en conclut : « Osons le dire franchement, la liberté métaphysique n’est ni absolument une réalité, ni absolument une illusion ; elle est pour l’homme, ainsi que le reste des attributs dont il se croît doué, une apparence, et l’apparence est le lot de l’esprit humain ». C’est seulement l’accord de l’homme et de l’univers qui entraîne le sentiment de liberté. L’acceptation de notre destinée et « d’un Empire plus haut dont tout empire dépend ». Que penser de l’homme que sa nature appelle à s’étudier et condamne à s’ignorer ? La réponse de Stanislas de Boufflers est la fraternité : « Sévérité pour nous, indulgence pour les autres, tel pourrait être, en dernière analyse, le fruit de ce doute auquel notre esprit nous semble condamné sur la question de notre libre arbitre ». Pensée à laquelle nous pouvons naturellement souscrire…

II-QUELQUES REFLEXIONS AUTOUR D’UN CONCEPT

Evoquer le libre-arbitre, amène à mettre en scène l’hypothèse de la liberté absolue pour le sujet, en comprenant que la liberté ainsi entendue est le pouvoir d’agir indépendamment non seulement des contraintes extérieures, mais de toute détermination intérieure. Selon Renouvier, le libre-arbitre serait d’agir « comme si les mouvements de sa conscience et par suite les actes qui en dépendent pouvaient varier par l’effet de quelque chose qui est en lui et que rien, pas même ce que lui-même est avant le dernier moment qui précède l’action, ne prédétermine ». Il n’est guère évident de définir une liberté ainsi décrite car, pour démontrer une proposition, faut-il en démontrer la nécessité, c’est-à-dire faire voir qu’elle ne peut pas ne pas être posée. Au contraire, la liberté, si elle représente le pouvoir de faire ou de ne pas faire et de poser des actes imprévisibles, cela implique la contingence, c’est-à-dire l’absence de nécessité. Le philosophe Alain disait, à ce propos, qu’ « une preuve de la liberté tuerait la liberté ». En fait, si on ne peut démontrer la liberté, on peut en faire l’expérience : dès lors, on ne prouverait pas, mais on éprouverait le libre-arbitre.

 Platon, racontait dans le livre X de « la République », un mythe où, Er, un soldat mort sur le champs de bataille, ressuscite miraculeusement et raconte à ses camarades ce qu’il a pu voir aux enfers. Les morts y sont invités à choisir librement un nouveau destin pour leur prochaine réincarnation. Après avoir choisi, ils boivent au fleuve de l’oubli et reviennent sur terre vivre leur nouveau destin. Ils ont oublié qu’ils l’ont choisi eux-mêmes et ne manqueront pas, à l’occasion, d’accuser les dieux de l’injustice de leur sort. Le mythe signifie qu’on choisit soi-même la vie qu’on veut, même quand on se refuse à le reconnaître !

Descartes assurait que « La liberté de notre volonté se connaît sans preuves, par la seule expérience que nous en avons ». Pour lui, nous faisons dans notre conscience l’expérience d’un libre-arbitre infini comme celui de Dieu. Nous pouvons nous refuser même à l’évidence, rien que pour manifester la puissance de notre libre-arbitre, le « Je pense donc je suis » en est un exemple probant. Leibnitz, lui, parlait du « sentiment vif interne » du libre-arbitre et Bergson découvrait la liberté dans les « données immédiates de la conscience ». Bossuet orientait plutôt sa pensée du côté du discernement : « pour sentir évidemment notre liberté il faut en faire l’épreuve dans les choses où il n’y a aucune raison qui nous penche d’un côté plutôt qu’un autre ». Mais, c’est à Gide que l’on prête le summum de la réflexion sur le libre-arbitre. Dans son « Prométhée », un garçon de café déclare : « J’ai longtemps pensé que c’est là ce qui distingue l’homme des animaux : une action gratuite… Et comprenez qu’il ne faut pas entendre là une action qui ne rapporte rien, car sans cela…Non, mais gratuit, un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? Intérêt, passion, rien. L’acte désintéressé ; né de soi ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte libre ; l’acte autochtone ». Gide poussera sa démonstration jusqu’au crime gratuit dans « les caves du Vatican », où son héros, Lafcadio, n’hésitera pas à supprimer un vieillard dans le train qui le conduit à Rome, pour se prouver par la liberté de son acte, qu’il peut être dans un total libre-arbitre, à l’égal de Dieu.

Mais, un acte gratuit est-il possible ? Cela serait faire fi de la conscience morale, du surmoi. Selon Kant, le « postulat » de la liberté doit-être posé comme une condition de possibilité de l’obligation morale, sans confondre cette dernière avec la nécessité. L’impératif moral n’a de sens que si nous avons le choix entre le bien et le mal. Kant énonce : « Tu dois, donc tu peux ». Le philosophe protestant Paul Ricoeur, à son tour écrit dans son livre « De l’interprétation » (1) : « Ce qui suscite ce travail, c’est une structure intentionnelle qui ne consiste pas dans le rapport du sens de la chose, mais dans une architecture du sens, du sens second au sens premier, que ce rapport soit ou non d’analogie, que le sens premier dissimule ou révèle le sens second » Nous sommes bien là dans la symbolique du serf-arbitre…

Le fait que l’acte semble gratuit ne prouve pas qu’il le soit réellement car il peut être déterminé par des motifs inconscients, ce que Spinoza constatait déjà : « L’illusion du libre-arbitre vient de la conscience de notre action jointe à l’ignorance des causes qui nous font agir », et il ajoutait (Ethique III, propos 59, scolie) : « Nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures et pareils aux flots de la mer, agités par les vents contraires, nous flottons inconscients de notre sort et de notre destin ». Mais sa réflexion soulevait une autre question : se libérer, n’est-ce pas se transformer en serfs volontaires de l’univers, d’autant plus libres que cette soumission serait plus intérieure et plus totale ? Il n’était qu’en avance sur Freud, Jung et Lacan !

En effet, la psychanalyse va mettre un frein à l’idée d’un libre-arbitre du sujet, ce dernier étant largement conditionné par l’inconscient qui lui échappe : la condition humaine est souvent représentée par la métaphore de l’iceberg, la partie immergée étant de loin la plus considérable et la partie visible minime par rapport à elle. Le conscient ne serait alors que cette crête d’une réalité sur laquelle nous surfons avec bien peu de maîtrise et dont les racines nous sont, dans la plupart des cas, du ressort de l’ombre. Sigmund Freud écrit (2) : « L’on doit donc se ranger à l’avis que ce n’est qu’au prix d’une prétention intenable que l’on peut exiger que tout ce qui se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience ». Freud mettait ainsi un frein définitif à l’idée d’une « Aufklärung » et à son espoir un peu fou que la raison pourrait instaurer un homme nouveau en le libérant de ses chaînes, comme le défendait le très rêveur Jean-Jacques Rousseau, face à un Voltaire sans illusions sur les capacités de changer la nature humaine. L’image de l’iceberg s’impose : le conscient n’est que la partie émergée de l’inconscient et donc comment prétendre à un libre-arbitre quand la majeure partie de notre personnalité nous est inconnue et nous dirige ? Paradoxalement, c’est de la psychanalyse elle-même que viendra une nuance : certains psychanalystes, sans renier la force permanente de l’inconscient, avancerons l’idée de l’existence d’une zone infime qui lui échapperait, ainsi qu’à une totale invasion de la maladie mentale. Le psychanalyste Sacha Nacht écrit (3) : « J’ai pu, au cours de mon expérience thérapeuthique, percevoir chez certains de mes patients cette partie d’eux-mêmes dont ils n’étaient absolument pas conscients, et qui ne participait pas à leurs conflits, se tenait en dehors du tumulte du psychisme, sorte de point permanent dans un tourbillon d’impermanence. Ma conviction est que ce même point existe en tout homme, qu’il est inné, et par conséquent ne doit rien au milieu ni aux circonstances. Conception qui rejoint ici celle de Hartmann, Kris et Loewenstein et à travers eux, Freud lui-même ». Nous pouvons utiliser cette notion d’un moi autonome en nous en réservant la teneur à un niveau plus métaphysique : il y aurait-il des lieux « où souffle l’esprit » selon la formule de Maurice Barrès, où l’agitation du monde est tenue à distance ?

III- LA FRANC-MACONNERTIE CONSTITUERAIT-ELLE UN « MOI-AUTONOME » ENTRE ERASME (1467-1536) ET LUTHER (1483-1546) ?

La réflexion sur le libre-arbitre en Maçonnerie s’inspire surtout des sources religieuses concernant ce concept, ainsi que le fera la pensée philosophique et laïque par la suite. Nous trouvons dans la Bible, dès le Siracide (L’ecclésiastique), la question du libre-arbitre. Mais, c’est à partir de Saint-Augustin que va se développer la polémique entre libre-arbitre et serf-arbitre, selon l’expression luthérienne. Sans la grâce, donnée gratuitement par Dieu, il ne peut y avoir de foi et sans foi point de salut. Se pose donc immédiatement le problème de la prédestination : Dieu choisit-t-il ceux qu’ils sauvent de toute éternité où, comme le pense le moine Pélage, grand adversaire de St. Augustin, le choix et l’effort conduisent à la grâce ? Sommes-nous serviteurs de Dieu et de sa volonté et du destin qu’il nous prévoit (St. Paul Rom. 7 et 8) ou interlocuteurs de Dieu (le livre de Job étant un exemple typique de cette conception). Que pouvons-nous choisir entre un abandon au destin comme l’Islam le préconise (« Kitab », c’est écrit) ou le choix d’un libre arbitre comme dans le pélagianisme ? Naturellement St. Augustin condamnera au libre-arbitre dans son célèbre ouvrage : « De Libero Arbitrio » (Traité sur le libre-arbitre). Pour la petite histoire, Jean-Jacques Rousseau sera accusé par l’Église de pélagianisme pour son ouvrage : « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité des hommes », publié en 1755, et qui niait le péché originel.

Deux géants de la pensée vont s’affronter dans ce domaine : Luther et Erasme, tous deux issus de la mouvance augustinienne. La controverse va porter sur l’étendue et la qualité de la volonté humaine. Il s ‘agissait là des fondements anthropologiques de la théologie, qu’elle soit catholique ou protestante. A la déclaration d’humanisme optimiste défendant le libre-arbitre d’Erasme, Luther va répliquer par la thèse de la servitude de la liberté humaine, le cerf-arbitre. C’était une conséquence de la théologie réformatrice de la « sola gratia », fondée sur une image pessimiste de l’homme qui, par ses propres forces est incapable de faire le bien. Dans sa confrontation avec Erasme, Luther va renforcer son opposition par une implacable radicalité. La querelle autour de liberté/servitude de la volonté humaine sera portée au grand jour en 1525-1526, et Erasme s’attaqua au dogme réformateur de la « sola gratia » et le présupposé qui le fondait, à savoir que tout ce que l’homme entreprend de lui-même pour son salut est le péché, tandis que Luther et avec lui Mélanchthon dans ses « loci communes » de 1521, attaquaient la thèse de la liberté de la volonté humaine comme une contamination de l’Evangile par la philosophie païenne. Erasme soulignait au contraire les liens entre philosophie et théologie, entre raison et foi. Les réformateurs considéraient le libre-arbitre comme contradictoire avec la prédestination dans une minimisation du salut du Christ, alors qu’Erasme y voyait « la force par laquelle l’homme peut se tourner vers ou se détourner de celui qui mène au salut éternel de l’âme ». Pour Luther, l’homme restait radicalement pécheur, alors qu’Erasme pense que l’homme a une responsabilité propre comme fondement de son anthropologie positive et le définissant à partir de la raison. Sans libre-arbitre ni libre décision, il est impossible à l’homme de penser une responsabilité humaine, que ce soit du point de vue théologique ou philosophique. Etrangement, les deux tendances se retrouveront à la fois dans les Eglises de la Réforme et dans le catholicisme : dans ce dernier, le jansénisme reprendra à son compte de nombreuses idées du luthérianisme, notamment son opposition au libre-arbitre (Jansénius et Pascal) ; tandis que la position du serf-arbitre et de la prédestination seront rejetés par des Eglises de la Réforme (Les Méthodistes, les Ménnonites et de nombreux courants évangélistes par exemple, y compris à l’intérieur du calvinisme hollandais).Venant de controverses philosophiques de l’Antiquité la question du libre-arbitre va bientôt envahir le christianisme et la philosophie occidentale et, par voie de conséquence, la Franc-Maçonnerie.

IV-CONCLUSION.

La question du libre-arbitre et du serf-arbitre est une question fondamentale pour la Maçonnerie, elle en constitue même l’épine dorsale, en dehors de la religion et de la philosophie. Quelle est notre marge de manœuvre par rapport au devoir maçonnique auquel nous avons prêté serment et donc la supposition que nous pouvons le réaliser « avec l’aide de Dieu », où notre nature divisée nous condamne-t-elle à une impuissance de cette réalisation ? Sommes-nous dans la pure obéissance d’un impératif catégorique Kantien proche du serf-arbitre ou dans un « aide-toi le ciel t’aidera » d’une pensée pélagienne guidée par le libre-arbitre ? Dès sa naissance historique, la Franc-Maçonnerie fut traversée par ce conflit : elle est l’émanation de la Réforme voulant concilier des courants protestants et ayant des conceptions différentes au moment de la mise en place. D’une part, le pasteur Anderson, presbytérien calviniste et donc partisan de la théorie du serf-arbitre, sera confronté au Révérent Désaguliers qui, d’abord calviniste, fuyant en Grande-Bretagne avec son père pasteur, La Rochelle, sera incorporé à l’Église anglicane dont le fondateur, Henry VIII, avait rejeté en partie les théories luthériennes, dont celles du serf-arbitre ; tendance renforcée par sa fille Elisabeth I. Bien entendu, le recrutement de la Maçonnerie évoluera, mais le débat y demeure de façon latente.       

Comment peut se définir la Franc-Maçonnerie dans cette problématique du libre-arbitre ? Nous pourrions avancer l’idée qu’elle serait semi-pélagianiste, car allant dans le sens d’une action guidée par le discernement, mais inscrivant cette action dans le cadre d’une relation à un Principe, source de toute création.

Le débat nous montre aussi l’objet de notre désir : atteindre un état où nous pourrions équilibrer conscience, compassion et contemplation. Mais l’ignorance perturbe notre tâche. Ce que nous dit le philosophe Hindou, non-dualiste, Shri Shankaracharya (4) : « Le soi apparaît comme conditionné par l’effet de l’ignorance. Quand celle-ci est détruite, le soi non conditionné brille de sa propre lumière, tel le soleil quand les nuages sont dissipés ».

Au-delà de la réflexion sur le discernement entre libre-arbitre ou serf-arbitre doit faire priorité une appartenance commune que définit le poète et politique martiniquais Aimé Césaire : « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre ». Même « mis à l’ombre », réduits au silence, nous savons que la lumière intérieure continue à nous éclairer. Nous la protégeons, parfois maladroitement, des vents mauvais, en priant le ciel de nous préserver des tornades collectives ou individuelles.

 NOTES

– (1) Ricoeur Paul : De l’interprétation-Essai sur Freud. Paris. Ed. Du Seuil. 1965 (pages 26 et 27).

– (2) Freud Sigmund : Métapsychologie. Paris. Ed. Gallimard. 1968 (page 67).

– (3) Nacht Sacha : Guérir avec Freud. Paris. Ed. Payot. 1971 (page 221).

– (4) Revue Le lotus bleu : N° 3. Mars 2019. Paris. Société Théosophique. (page 2)

 BIBLIOGRAPHIE

– Camus Albert: Le mythe de Sisyphe.

– Casalis Georges : Luther et l’Église confessante. Paris ; ed. Du Seuil. 1962.

– De Ribaucourt Edouard : Serf-arbitre et justification selon Martin Luther. Paris. Ed. L’Harmattan. 2017.

Erasme : Oeuvres complètes. Paris. Ed. Robert Laffont. 2009.

– Luther Martin : Oeuvres. Paris. Ed. Gallimard. 1999.

– Quignard Pascal : Mourir de penser. Dernier royaume IX. Paris. Ed. Grasset. 2014.

– Sartre Jean-Paul : L’existentialisme est un humanisme. Paris. Ed. Nagel. 1946.

Schilling Heinz : Martin Luther. Paris. Ed. Salvator. 2014.

-Sorel Jacqueline : Boufflers, un gentilhomme sous les tropiques. Paris. Ed. De l’harmattan. 2012.

– Vaget-Grangeat Nicole : Le chevalier de Boufflers et son temps, étude d’un échec. Paris. Ed. Nizan. 1976.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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