Le mot appartient au vaste sémantisme très ancien *bhreg- qui recouvre l’idée de briser.
Le latin en infère le verbe *frangere, de même sens. Fragor, c’est le fracas dû à la chute d’objets, la fracture intervient quand les os se délitent en fragments sous l’effet d’un choc.
Bien fragiles. Comme les os de ses victimes que la chouette dite effraie brise avec appétit, broyeuse de vie *ossifraga. source de tant de frayeur.
Fragile ou frêle ? Dans ce duo si proche, le langage fait une distinction dans l’emploi, fragile dans la réalité de la brisure, frêle dans l’apparence de ce qui semblerait sur le point de se briser. Quitte à passer pour une freluche, voire une fanfreluche. Toujours cette impression du léger, du diaphane…Jusqu’à la péjoration du freluquet, du menu fretin.
Les falaises s’entrouvrent en anfractuosités.
Toute rupture de l’ordonnancement coutumier relève de ce champ lexical. Un événement inopiné dérange la monotonie ronronnante, mais il réjouira le pisse-copie en mal de chronique à défrayer.
Que ce soit la fraction ou la fractale mathématique, la diffraction de la lumière ou sa réfraction, le vol par effraction, on navigue dans le flux de la brisure d’un tout homogène, on enfreint l’ordre établi. On devra peut-être en payer les frais, l’amende pour infraction ou le défraiement pour les dégâts occasionnés. Un naufrage, cause de bien des souffrances.
Parfois, l’objet brisé est récupéré à d’autres fins, tels ces tessons de poterie qui servaient de bulletin de vote dans la Cité athénienne antique, les suffrages. Et, quand elles osèrent réclamer des droits au XIXe siècle, ces dévergondées de femmes impudentes furent taxées de suffragettes !
Du même sémantisme, par le biais du gaulois *brisar, le verbe briser a pénétré le lexique, conforté par le gotique *brikan, de même signification.
D’où la brèche. Et aussi ce petit os en forme de fourche, le bréchet qu’on s’amuse à tenter de casser à son profit, après avoir mangé la chair de la volaille.
En est issue la bricole, qui désignait chez les Gaulois la courroie, pièce du harnais qui s’attache au poitrail du cheval. Une invention très fructueuse, qui améliorait sensiblement le rendement des labours, en utilisant désormais le cheval, parce que, contrairement au licol, cette courroie n’asphyxiait pas le cou. Et le travail s’en trouvait accéléré, en regard de celui des boeufs.
Le bricolage a ensuite désigné toute forme de travail par petits morceaux, pas vraiment spécialisé.
La briochese caractérise par sa friabilité par comparaison avec le pain, tout comme la consistance friable de la brique, inventée il y a quelque 6 000 ans, ne saurait égaler la solidité compacte de la pierre, si malaisée à broyer.
Faïences ou porcelaines ébréchées qui font la joie des chineurs de brocante, sourire en dents ébréchées.
Il est intéressant de remarquer le glissement de signification qu’opère le langage plus contemporain. La brèche y devient un passage vers un ailleurs de probable liberté buissonnière. On ouvre une brèche, comme si on écartait les contraintes d’un carcan. Le trou dans la haie, l’interstice entre les nuages, le ciel bleu entrevu. Un espoir de respiration autre.
Dans l’accumulation de tous les cataclysmes présents et à venir, dont nos mondes annoncent actuellement le présage sinistre, quelles brèches salutaires envisager ?
Annick DROGOU
Sur la brèche
Brèche dans le temps de nos certitudes. Sans cesse chercher la brèche, toujours élargir l’horizon. Trouver une brèche et s’y glisser. La brèche dans la montagne, comme un passage, brèche de Roland ouverte par Durandal après Roncevaux. Comme pour ouvrir le champ des possibles et partir à l’assaut des citadelles de nos enfermements. Rester sur la brèche, pour qu’elle ne se referme pas, et que le poids des habitudes ne vienne pas la colmater, la combler, la sceller, comme on ferme un tombeau. Ouvrir, toujours ouvrir. Attaquer ou défendre, mais ouvrir quelle brèche ?
La brèche qui délivre et rend possible l’évasion. Brèche dans le mur de nos aveuglements. Il faut aimer la brèche. Aimer toutes les brèches, aimer même une lézarde ou une fêlure qui laissent passer la lumière, fenêtres involontaires sur des horizons insoupçonnés. Accepter la rencontre de l’inattendu. Éloge de toutes brèches contre tous les blindages et les cloisonnements. La brèche comme l’offrande d’un passage.
La brèche fait signe. Faut-il se glisser dans la brèche au risque de se perdre ? Contempler la brèche sans forcément s’y engouffrer ? Savoir qu’elle existe, qu’elle me parle d’un ailleurs.
La brèche nous dit l’espérance, la seule, l’infinie, l’incommensurable espérance, pas celle de l’assouvissement de nos projections, l’espérance plus forte et inattendue que les vains espoirs que nous avions formés et façonnés dans la coquille de nos conditionnements. Brèche-espérance pour aller à la rencontre du réel, du seul réel, que nous ne connaissons pas encore.
Il existe un autre sens de la brèche plus radical – mot à la mode – c’est celui des anarchistes et autres trotskistes qui comparaient la société bourgeoise, capitaliste, etc. honnie comme un mur d’apparence infranchissable mais qui s’écroulaient en enlevant une brique ou un moellon à la base et sur le terrain ils assassinaient une personnalité (le tzar en Russie, un industriel ou un ministre plus tard) ce qui, pensaient-ils, anéantissait la société visée. Les membres d’action directe 50 ans après, les black bloks aujourd’hui en sont toujours convaincus. La théorie de la brèche a un présent et malheureusement un avenir
Merci Annick d’exprimer mieux que je ne le ferai ce que je pense… Pour moi la brèche c’est cette ”transgression à l’équerre” du pas du Compagnon… C’est ce qui empêche le tourner en rond, risque dont parle brillamment Popper dans la découverte scientifique… Brèche me paraît plus dynamique et plus directement compréhensible que transgression…
Quel bonheur de voyager dans les mots avec toi…..