ven 22 novembre 2024 - 04:11

 Kant et la liberté de penser

Penser : du bas latin pensare, peser

L’étymologie du verbe « penser » nous indique d’entrée, au sens figuré, une notion d’évaluation, d’appréciation, de jugement. De la sorte, nous pouvons définir l’acte de penser comme la disposition de l’esprit à former et combiner des idées, à comparer, à peser les choses à la balance de la raison. Grâce à cette faculté de former des représentations mentales, l’homme peut aussi, en lui-même et pour lui-même, se souvenir, imaginer, spéculer, méditer, réfléchir. Apparaît ici « l’état d’indépendance » qui caractérise l’intellect individuel. C’est cette spécificité qui permet d’évoquer judicieusement la « liberté de penser ».

Le philosophe Emmanuel Kant associe toutefois avec justesse la pensée au langage, quand il évoque la communication. Et il pose indirectement la question originelle récurrente : la pensée est-elle venue avant le langage, ou inversement ? Quoi qu’il en soit, il est certain que l’Homme, animal social, a besoin pour se construire, physiquement et mentalement, du contact permanent avec les autres. La pensée, comme la fleur du même nom, nécessite d’être alimentée en « nutriments de croissance » que sont les multiples signes de reconnaissance d’autrui au quotidien, pour vivre et prospérer.

Le « frottement aux autres »

La statue de Kant à Kaliningrad.

Depuis notre naissance et nos premiers rapports gestuels et verbaux avec notre mère d’abord, puis notre père, la fratrie éventuelle et l’entourage familial, amical et éducatif-qui s’agrandit au fil des rencontres – nous ne cessons, grâce à eux, d’enrichir nos sens, notre bagage culturel, notre vocabulaire et donc notre pensée. Celle-ci est en permanence constituée par le stock d’images et de mots appris et engrangés permettant la formation et l’expression – orale ou écrite – des idées à un auditoire ou à un lectorat, lesquels émettent les leurs, en retour. C’est par le biais des échanges, « le frottement aux autres », que nous nous pensons nous-mêmes et nous pensons le monde.

Sans cet acquis, cette éducation de base suivie d’une instruction permanente, sans la possibilité de se mouvoir et de faire, la liberté de penser précitée n’est pour l’individu qu’une expression vide de sens. Il est clair que les peuples opprimés, analphabètes et cloués sur place, peuvent toujours penser mais avec un intellect appauvri, desséché même, parce que privés de la liberté d’agir et de se nourrir du regard, de la pensée et de la parole de l’autre. Il en est de même pour le prisonnier au fond de sa cellule, libre de penser certes…mais sans vraiment disposer de « matière à penser », s’il n’a pas de contacts autre qu’avec son geôlier et ne reçoit pas d’informations de l’extérieur. Les « pouvoirs supérieurs » cités par Kant le savent bien pour avoir imposé le sinistre « lavage de cerveau » dans les camps de travail où ont été enfermés des années de nombreux opposants au régime en place, notamment au temps de la Russie soviétique. Un système qui perdure en Chine…Un exemple encore : Il est possible qu’une autre forme de « pouvoir extérieur », selon la formule même de Kant, compromette soudain le discernement et la liberté de penser de personnes prises en otages dans un avion. Leur esprit manipulé et privé de sens critique peut, contre toute attente, leur faire prendre le parti du preneur d’otages !

Emmanuel Kant

L’Homme pense parce que l’évolution l’a équipé d’un système nerveux performant, apte à la pensée précisément, et qui n’a d’ailleurs pas forcément atteint aujourd’hui le maximum de ses possibilités. Grâce à cette faculté de penser assortie de la parole, il se dit « animal supérieur », sans être vraiment sûr que les autres animaux ne pensent pas ! Il est en tout cas perfectible, car ne disposant pas (encore ?) de « centre de l’amour » dans le cerveau, il conserve depuis son origine un caractère belliqueux et, au delà même du nécessaire instinct de conservation, il entretient toujours le désir de détruire l’autre, son semblable !

Certes, l’Homme est doté de cette forme de « bon sens » qu’il nomme la raison, comme nous le rappelle Kant, dans la suite de son développement. Mais la raison n’est pas forcément toujours raisonnable…Il est en fait pris dans cette contradiction de la condition humaine qui veut qu’il soit à la fois indépendant, par nature, et dépendant de son groupe, par nécessité vitale !

Sans dieu ni maître

Sa liberté de penser, expression même de cette indépendance, voudrait qu’il n’obéisse qu’à sa raison personnelle, c’est à dire à sa seule conscience et à sa seule logique, pour aboutir à un mode de vie partant anarchique, donc hors d’un champ social, lui délimité et réglementé ! Or cette conception égotique ne prend pas en compte que la raison, précisément en tant que faculté humaine, n’est pas la propriété d’un seul être humain, mais d’une communauté entière qui s’en sert comme outil de réflexion et d’action. Ce qui permet d’affirmer qu ‘il ne s’agit pas d’avoir raison, mais de raisonner !

Raisonner revient ici, dans le sillage de Kant, à comprendre que le concept humain de « liberté de penser » n’échappe pas au principe de la loi. Sans forcément prendre la nature pour modèle, on sait que l’univers obéit à des lois. De son côté et à son échelle, toute vie terrestre, individuelle ou « groupale », est contrainte d’observer une ou des règles, ne serait-ce que, tout bonnement, pour survivre. Le libertaire, qui se dit sans « Dieu ni maître », donc « sans foi ni loi », est dans la totale illusion, quand il prétend vivre selon sa ou ses propres et seules décisions, alors même que, comme chacun de nous, il est commandé, quasiment « agi » par ses déterminismes, aussi bien organique (son corps et sa finitude) que psychologique (son caractère et son histoire en marche).

Reste le déterminisme social (les mœurs de la société considérée), dont le libertaire peut prétendre s’écarter. Mais c’est oublier que vivre implique pour « la mécanique humaine » d’échanger avec soi et les autres. C’est à dire se donner (des consignes et des satisfactions), mais aussi donner, recevoir, demander, refuser. L’exercice d’une loi individuelle entraîne l’acceptation de la Loi commune, créée par le groupe. Parce qu’il n’est d’Homme qu’en relation.

Une liberté d’opposition

Nous venons d’examiner la liberté de penser dans un cadre de vie communautaire. Nous pourrions dès lors évoquer une liberté de penser devenue « liberté d’expression », quand cette dernière signifie la formulation et la verbalisation en public, d’un point de vue, d’une position, d’une opinion. Il pourrait même être question d’une « liberté d’opposition » quand, politiquement parlant, ladite opinion exprimée par un individu ou un groupe d’individus est non seulement différente de celle d’un autre groupe, mais encore cherche à combattre cette pensée adverse, voire à la supprimer pour s’imposer en remplaçante.

Pour en terminer avec l’inventaire des formes de liberté de penser, il est également possible de considérer celle qui existe dans le silence même de la pensée, dans son intimité, pour ne pas dire dans son secret. Il n’est d’évidence plus question d’échange ici, mais tout au contraire d’une volonté de se taire, donc de ne pas révéler ce que l’on pense, une attitude qui nous éloigne de toute obligation, telles les contraintes imposées aux prisonniers et otages précités. Il s’agit d’une forme puissante de liberté de penser : celle correspondant au refus de communiquer. On peut dire que ce mutisme est en soi une véritable loi que « le « taiseux » s’impose. C’est un choix calculé, raisonné, à l’image de ces résistants capturés par les nazis pendant la dernière guerre mondiale qui ont refusé de livrer leurs camarades et sont morts, fusillés. Avec cet exemple, nous illustrons à nouveau la pensée de Kant, quand il évoque une liberté de pensée guidée par la raison, qui ne se soumet qu’à sa propre loi. L’homme qui préfère mourir que de trahir met un point d’honneur à respecter son engagement, voire son serment, et partant, ne s’incline pas sous le joug des lois de l’ennemi.

 

Nous pouvons conclure cette petite « explication de texte » avec l’idée que la liberté de pensée, quelle qu’en soit la forme d’expression, ne répond pas forcément à une fantaisie ou un caprice de l’intellect, mais peut bel et bien relever – si elle est considérée comme le résultat d’une vraie réflexion – de la responsabilité individuelle.

 

Lorsque Kant parle d’une loi que la raison se donne à elle-même, en quelque sorte à la manière d’un filtre volontairement interposé entre la pensée et la parole, il évoque sans nul doute une auto-discipline : celle que justement observe, avant et pendant son discours, tout homme libre et maître de sa pensée.

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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