dim 24 novembre 2024 - 15:11

Giordano Bruno : les écrits magiques

De notre confrère italien expartibus.it – Par Pietro Riccio

Filippo Bruno, dit Giordano Bruno, né en janvier 1548 à Nola (Royaume de Sicile) et mort le 17 février 1600 à Rome, est un frère dominicain et philosophe napolitain. Sur la base des travaux de Nicolas de Cues puis de Copernic, il développe la théorie de l’héliocentrisme et montre, de manière philosophique, la pertinence d’un univers infini, qui n’a ni centre ni circonférence, peuplé d’une « quantité innombrable d’astres et de mondes identiques au nôtre ».

Accusé formellement d’athéisme et d’hérésie (particulièrement pour sa théorie de la réincarnation des âmes) par l’Inquisition, d’après ses écrits jugés blasphématoires (où il proclame en outre que Jésus-Christ n’est pas Dieu mais un simple « mage habile », que le Saint-Esprit est l’âme de ce monde, que Satan sera finalement sauvé) et poursuivi pour son intérêt pour la magie, il est condamné à être brûlé vif au terme de huit années de procès ponctuées de nombreuses propositions de rétractation qu’il paraissait d’abord accepter puis qu’il rejetait.

Une statue de bronze à son effigie trône depuis le xixe siècle sur les lieux de son supplice, au Campo de’ Fiori à Rome.

Si vous ne vous rendez pas semblable à Dieu, vous ne pourrez pas comprendre Dieu ; parce que aimer n’est intelligible que aimer. Élevez-vous vers une grandeur au-delà de toute mesure, d’un bond libérez-vous de votre corps . Élevez-vous au-dessus de tous les temps, devenez l’Éternité : alors vous comprendrez Dieu.

Convainquez-vous que rien ne vous est impossible, considérez-vous comme immortel et capable de tout comprendre, tous les arts, toutes les sciences, la nature de chaque être vivant. Grimper plus haut que la hauteur la plus élevée ; descendre plus bas que la profondeur la plus abyssale.

Rappelez-vous en vous toutes les sensations de ce qui est créé, du feu et de l’eau, de l’humide et du sec, en imaginant que vous êtes partout, sur terre, dans la mer, dans le ciel ; de ne pas être encore né, puis de se retrouver dans le ventre de sa mère, d’être donc un adolescent, vieux, mort, au-delà de la mort. Si vous pouvez embrasser dans vos pensées toutes choses ensemble, temps, espaces, substances, qualité, quantité, vous pourrez comprendre Dieu.
Giordano Bruno – De umbris idearum

La philosophie de Giordano Bruno comporte de nombreuses facettes. De nombreux critiques portent leur attention sur la réflexion cosmologique, les contacts avec l’atomisme, la théorie pythagoricienne des nombres ou la réorganisation de l’univers naturel.

Statue en bronze de Giordano Bruno (1889) par Ettore Ferrari (1845-1929), Campo de’ Fiori, Rome.

En fait, Nolan prend une position ferme sur ces questions et sa contribution à la méthode scientifique est incontestable, au point de pousser certains chercheurs à le considérer comme un précurseur de la physique quantique ainsi que du paradigme mathématique-mécaniste, et déterminé à clarifier la dynamique de cause à effet.

De plus, il serait impossible de ne pas le considérer comme un philosophe de la science nouvelle, basée sur des fondements empiriques et une démontrabilité mathématique.

Mais à côté de cet aspect, on retrouve la matrice magique et surtout hermétique, au point de pousser certains auteurs à l’insérer, de droit, dans ce courant de pensée.

Les trois courants de l’hermétisme, de la mnémotechnique et du lullisme se confondent dans la personnalité complexe de Bruno, dans son esprit, dans sa mission.
Giordano Bruno et la tradition hermétique – Frances A. Yates

Ce sont précisément ces trois courants qui constituent l’épine dorsale de la pensée magique de Bruno, comme je tenterai de l’illustrer tout au long de cet article.

Ce qui nous semble cependant étrange, c’est que ces deux âmes, épistémologique et hermétique, sont presque toujours considérées comme inconciliables, voire antithétiques, malgré les tentatives timides de les faire coexister et de les intégrer dans un seul système cohérent, thèse qui, au contraire, , nous nous efforcerons d’argumenter.

En effet, Bruno vise à ordonner et réarranger les différents courants philosophiques du XVIe siècle, la théorie de la connaissance, la métaphysique, la cosmologie, l’éthique, la mnémotechnique, la méthodologie de l’élaboration systématique des connaissances, les mathématiques et la magie.

Une précision préliminaire s’impose : aux XVe et XVIe siècles, la magie était considérée, du moins dans le domaine philosophique, comme l’un des outils utiles pour connaître et contrôler les forces de la nature, en particulier pour les phénomènes difficiles à expliquer au départ. de la vision aristotélicienne. C’est précisément cet esprit qui anime Bruno.

Un philosophe ut sumitur inter philosophos, tunc magus signifie hominem sapientem cum virtute agendi.

Tel que l’entendent les philosophes parmi les philosophes, « magicien » signifie donc un homme sage ayant une action vertueuse.
Giordano Bruno – De la magie

Le Nolan va jusqu’à, notamment dans ses derniers ouvrages, donner des indications en termes de fonctionnement et d’applications pratiques de la magie.

Mais procédons dans l’ordre, en essayant tout d’abord de clarifier les fondements hermétiques du système de Bruno, en partant de l’un des textes qui ont le plus influencé sa pensée, à savoir le « Corpus Hermeticum », attribué à Hermès Trismégiste .

Bien que dans la tradition médiévale le « Corpus » soit considéré comme remontant à l’Egypte ancienne, sa véritable datation doit être placée entre le Ier et le IIIe siècle après JC. Le débat sur la question de savoir quels éléments sont authentiquement égyptiens reste ouvert, même si l’origine grecque de la plupart des auteurs semble assez claire.

Tandis que le premier traité, le « Pimander » ou « Pimander » , raconte la création du monde, les autres traités parlent de la possibilité pour l’homme de s’élever vers le divin, de se détacher de la matérialité et d’acquérir des facultés magiques et divines.

Alors que dans « Pymandre » le récit présente des points de contact partiels avec la Genèse, les autres textes s’éloignent de manière plus significative de la vision biblique. La possibilité même pour l’homme de s’élever vers le divin est emblématique de cette différenciation.

Illustration d’un des livres de Giordano Bruno sur la mnémotechnique : on y distingue les quatre éléments classiques : la terre, l’air, l’eau et le feu.

De plus, la conception philosophique qui sous-tend le « Corpus » voit la centralité du « Nous » , de l’intuition humaine, comme la possibilité de connaître le divin, d’une connaissance donc que nous pouvons définir comme de nature gnostique.

Un autre texte qui s’inscrit dans cette veine est l’« Asclépios » , également attribué à Hermès et datant de la même époque. La connotation magique est encore plus marquée, l’ « Asclépios » traite en effet de la tradition sacerdotale égyptienne et des rites magiques qui en dérivent.
Les textes bruniens qui illustrent fortement une opération magique, à savoir le « De rerum Principiis » et le « De vinculis in generis » , ont plusieurs points de contact avec « l’ Asclépios ».

En Italie, plus précisément à Florence, le « Corpus » arriva vers 1460, grâce à Cosme de Médicis qui, fasciné par ce qu’il savait être son contenu, demanda à Ficin d’interrompre la traduction des textes platoniciens pour se consacrer entièrement à la travail que vient de lui apporter un moine.

La magie à laquelle Bruno fait référence n’est donc pas celle de la superstition, celle du vulgaire, mais a de fortes racines dans la tradition hermétique.

Mais qu’entendait Nolan par magie ?

Nous trouvons une première référence dans le ‘ Sigillus Sigillorum’ , dans lequel la magie est incluse dans la catégorie des rectores actuum , c’est-à-dire un moyen qui nous permet d’accéder à la connaissance, avec l’ars, la mathesis et l’amor , l’art, les mathématiques et l’amour.

La magie a également un lien étroit avec les mathématiques ; les deux disciplines sont à mi-chemin entre physique et métaphysique et permettent de saisir les lois universelles qui régissent le cosmos, la nature, tout.

Justement, la connaissance des lois de la nature nous permet de contrôler et de modifier la réalité qui nous entoure.

Dans ‘ De la cause, du principe et de l’un’ , on retrouve même un parallèle entre le magicien et le médecin ; peu importe qui guérit le patient, ce qui compte c’est le résultat.

Giordano Bruno. Engraving by Mentzel, Johann Georg (1677-1743).

Déjà à partir de ces prémisses, nous voyons que pour Bruno la magie n’est pas quelque chose lié aux croyances populaires, pratiquées par les couches les moins cultivées de la population, mais une conséquence naturelle du savoir, qui permet de rendre opérationnelles les conquêtes de la philosophie. Il est donc facile de trouver dans cette vision des points de contact forts avec des auteurs comme Paracelse ou Ficin, le premier également cité dans « De la causa » , comme créateur d’une tentative de réconciliation entre magie et médecine.

Comme beaucoup d’autres prédécesseurs qui font une classification, Bruno distingue également la magie divine, physique et mathématique dans ‘ De magic’ . A chacune de ces branches correspond un monde, archetypus , physicus et rationalis , qui sont différents les uns des autres. Le premier détermine le second, le second détermine le troisième, qui pourtant, précisément grâce à la médiation du second, reflète le premier.

D’ailleurs, les tripartitions n’étaient pas rares, comme par exemple chez Agrippa qui distinguait tour à tour trois types de magie, naturalis , coelestis et ceremonalis auxquels il correspond autant de mondes, à savoir elementalis , coelestis et intellectualis.

En revenant au discours hermétique, nous trouvons le concept des trois mondes développé dans le « Corpus Hermeticum » où il est précisé dans la distinction entre Dieu, le monde et l’homme.

L’homme est créé à l’image du monde, mais c’est dans le monde, dans la nature que Dieu se manifeste et se reflète. Il en découle donc deux corollaires : l’homme est un miroir de Dieu précisément à travers la médiation du monde et il est possible de connaître Dieu à travers la connaissance de la nature, dont l’homme lui-même fait partie. En première réflexion, il nous semble impossible de ne pas trouver des contacts avec le système Bruno, contacts qui, évidemment, ne s’arrêtent pas à ces locaux.

D’autres idées nous viennent, par exemple, de « De umbris idearum » , dans lequel nous trouvons une première allusion à une autre division tripartite, celle de la réalité ; à partir d’un parallèle, mais aussi de la distinction entre métaphysique, physique et logique, ou entre ante naturalia, naturalia et rationalia .

Si dans le « De umbris » , comme nous disions, ces thèmes ne sont qu’esquissés, le Nolan les développe de manière plus organique et plus détaillée dans la théorie des trois mondes du « Sigilillus massimo » , dans lequel on retrouve la référence à l’homme comme macrocosme, thème central du « Corpus Hermeticum » , ou de Pico et Agrippa. L’âme humaine, dans cette conception, contient en elle une similitudo magni mundi , une ressemblance avec le macrocosme.

Encore une fois l’influence du « Corpus Hermeticum » , où l’on retrouve le concept récurrent selon lequel l’âme peut atteindre la connaissance de la réalité et de ses causes à travers l’observation de la nature ; ceci comme une prémisse indispensable à tout art magique ou opération magique possible.

Le monde reflète donc un modèle idéal, dont la réalité telle que nous la percevons est l’incarnation et le point de départ de la connaissance du modèle lui-même, mais aussi de son fonctionnement, de l’action.

Bruno construit son système philosophique autour de la théorie des trois mondes, et c’est à partir de là qu’il commence à arriver à ses conclusions métaphysiques, épistémologiques et opérationnelles, même si ce n’est qu’un échafaudage autour duquel construire un système complexe, enrichi par d’autres. concepts, autres catégories. Dans la discussion qui nous intéresse, c’est-à-dire celle qui tourne autour de la pensée magique, les prochaines étapes sont le spiritus universi , l’ anima mundi et la scala naturae.

Étant donné l’existence d’un mundus supremus et d’un mundus ideatus , d’un sommet et d’une base de création, c’est le spiritus universi ou anima mundi qui agit comme médiation, comme lien entre ces deux opposés.

Le spiritus lui-même a une fonction fondamentale dans la vision de Bruno ; c’est un moment de passage entre les différents niveaux de l’être, de contact entre l’âme et le corps.

Mais qu’entend Bruno par esprit ?

Il part de l’hypothèse que les sens sont amenés à l’unité, donc à un sens unique, par l’âme, au niveau individuel, mais aussi par le même principe au niveau universel.

La première et principale forme naturelle, principe formel et nature efficace, est l’âme de l’univers : qui est le principe de vie, de végétation et de sens dans toutes les choses qui vivent, végètent et ressentent.
Giordano Bruno – De la cause 

C’est une conception originelle de toute chose, de même que pour l’homme il y a une âme individuelle, de même il y a une âme du monde, qui organise la matière, qui traduit le principe général en particulier, qui s’exprime dans l’intellect universel, ou plutôt la cause efficace de toutes les choses naturelles.

Mais il n’y a pas de rupture entre l’intellect et la matière, au contraire la première agit à l’intérieur de la seconde, du dedans de la forme, elle la façonne.

Revenons au concept déjà exprimé des trois mondes. Dieu, nature ou anima mundi , âme humaine.

Cette parenthèse est nécessaire pour revenir à notre discussion, l’âme même du monde rend la magie possible, l’instaure, fixe ses limites. À un moment donné , Bruno établit également, toujours dans « De magic » , une distinction entre nima mundi et spiritus , ce qui dans d’autres œuvres ne paraissait pas aussi clair. L’esprit agit ainsi comme médiateur entre l’âme et le corps, instrument même de l’ anima mundi .

Même en ce qui concerne la notion d’esprit, nous trouvons un contact fort avec l’œuvre de Ficin. Le Nolan le définit comme corpus subtile , corps subtil, mais aussi comme vehiculum omnium virtutum , véhicule de toute vertu, indispensable à toute opération magique ou physique.

En effet, si la nature, matière en elle-même homogène, est organisée et spécifiée par un principe unique, si l’homme est capable de connaître ce même principe il peut aussi contrôler et modifier le monde qui l’entoure.

Nous arrivons donc à la notion de scala naturae ; l’homme est placé sur une échelle de facultés cognitives et magiques, qui part des animaux et arrive à Dieu. L’âme humaine s’arrête à la possibilité d’accéder aux facultés centrales. Des facultés cognitives supérieures sont possibles pour d’autres entités placées plus haut dans les hiérarchies ; Bruno fait par exemple référence aux corps célestes, aux démons mais aussi au nima mundi lui-même .

Il théorise cependant une continuité entre Dieu, la nature et l’homme.

C’est pourquoi je veux d’abord que vous remarquiez qu’il y a une seule et même échelle par laquelle la nature descend jusqu’à la production des choses, et l’intellect monte jusqu’à leur connaissance ; et que l’un et l’autre procèdent d’unité en unité, en passant par la multitude des moyens.
Giordano Bruno – De la cause

Bien que chaque échelon de l’échelle soit distinct, on ne peut pas parler d’une séparation totale. Même l’élément placé à l’échelon le plus bas participe à la constitution de ceux qui se trouvent au sommet, il est intégré par eux. Les niveaux supérieurs trouvent les niveaux inférieurs et contiennent leurs opposés.

La connaissance et l’accès à la magie doivent être vus précisément dans le contexte de la scala naturae , dans une perspective d’ ascensus , d’ascension, et de descensus , de descente.

Comme nous l’avions dit, l’homme ne peut pas contrôler les entités qui se situent à un niveau supérieur, il doit se limiter aux facultés centrales, mais il peut descendre vers les inférieures, il peut influencer les niveaux corporels et sensibles, les contrôler, les modifier. .

L’une des facultés centrales du système philosophique de Bruno est l’imagination, qui a la capacité de contrôler les actions, y compris magiques, ainsi que de filtrer la réalité perçue par les sens.

Une discussion à part porterait sur la conception des sens dans le système de Bruno, mais elle dépasse les objectifs de cet article, sauf ce qui est nécessaire pour comprendre la situation par rapport à la magie.

Les sens ne peuvent pas être trompés, mais ils peuvent être induits à des hallucinations de l’extérieur, par l’influence de démons mais aussi d’autres êtres humains.

L’imagination a aussi une fonction médiatrice dans les actes magiques, mais elle n’est pas autonome, elle ne peut, à elle seule, déterminer l’action magique ; elle a besoin d’une faculté supérieure qui la dirige dans l’action elle-même, qui la détermine, qui la purifie et qui la protège de l’influence négative des entités extérieures.

Cette faculté est définie dans les « Thèses de magie » comme cogitative ou cogitatio . L’imagination peut être influencée et ne fournit donc pas les conditions préalables à une connaissance authentique.

Le cogitatif est l’origine de toute connaissance, il canalise l’imagination, la soutient dans sa partie opérationnelle, mais il est aussi la connexion entre les parties supérieures et inférieures de l’âme, il est le début et la fin de toute action magique.

Mais l’opération ne s’applique qu’au corps, à la matérialité, aux échelons inférieurs de l’échelle.
Les facultés supérieures n’ont pas besoin d’agir sur le plan physique. C’est précisément pour cette raison que Bruno place la magie comme frontière entre les facultés inférieures et supérieures. Même si la magie cogitative accédait à des connaissances supérieures, elle ne pourrait toujours pas les utiliser, mais cela ne doit pas laisser penser à un rôle trop faible pour elle, qui détermine pourtant les conditions d’accès à des connaissances de plus en plus élevées.

Comme on le voit, la magie a une fonction philosophique, gnostique, scientifique et Bruno la lie fortement aux mathématiques ; tout comme la magie est un viatique pour une connaissance supérieure, les mathématiques agissent comme un ciment entre le monde physique, objet de perception, et le monde de l’intelligibilia , ou des idées.

On arrive donc au concept de magie mathématique, qui correspond à la rationalité humaine, et fait le lien entre la magie naturelle et la magie divine.

Pour le frère, les mathématiques, comme toute connaissance, peuvent aussi arriver à des conclusions erronées, c’est-à-dire qu’elles peuvent évaluer de manière incorrecte les éléments qui dérivent de la perception.

La magie et les mathématiques sont la dernière étape avant d’arriver à la connaissance la plus authentique.

En résumé, de l’observation et de l’étude de la nature nous arrivons à la connaissance des liens de cause à effet, qui peuvent ensuite être mis en œuvre par une action magique.

Et la nature étant un tout, la vision du cosmos de Bruno tend définitivement vers l’unité ; tout est dans tout.

Si dans ‘ De Magia’ et dans ‘ Thèses de magie’ on retrouve les lignes générales de la vision magique, dans ‘ De vinculis in genre’ Bruno entre dans les détails.

Déjà dans le « Sigilus massimorum », le Dominicain attribue un rôle particulier à l’amour, comme ciment entre l’âme et le corps, et c’est précisément l’amour qui est aussi un vinculum de la volonté, qu’il parvient à canaliser. Elle devient donc une catégorie essentielle et centrale de « De vinculis » et s’insère dans une théorie générale des affections humaines.

L’amour n’implique aucun niveau de connaissance, il est irrationnel, émotionnel, il doit donc être gardé sous contrôle, plus que d’autres pratiques magiques basées plutôt sur la connaissance .

La théorie de la mémoire, ou plutôt l’art de la mémoire, tel qu’il la définit également dans « De umbris idearum », mérite une discussion à part .

Cette attitude ne s’appuie sur aucune des puissances de l’âme elle-même, comme sur une branche, ni sur ce qui émerge de quelque faculté particulière : mais elle est ce qui habite le tronc même du tout, c’est-à-dire l’essence même de l’âme, toute l’âme.
Giordano Bruno – De umbris idearum

Encore une fois la notion d’ensemble, centrale, essentielle. Chez Bruno, rien n’est pleinement compris sauf comme partie d’un tout cosmique.
L’utilisation de techniques mnémotechniques a des origines anciennes et chez divers auteurs elle s’est appuyée sur l’ordre cosmique, qu’il s’agisse des signes du zodiaque pour Métrodore de Scepsis ou de l’ordre cosmique chez les néoplatoniciens. Ficin lui-même fait référence à des couleurs planétaires, reproduites au plafond d’une pièce, qui pourraient servir à organiser tous les phénomènes de la vie quotidienne.

Le lien avec la magie est illustré par Frances A. Yates dans ‘Giordano Bruno and the Hermetic Tradition’ :

Utilisant aussi bien des images magiques ou talismaniques que des images mnémoniques, le magicien espérait acquérir des connaissances et des pouvoirs universels en obtenant, grâce à l’organisation magique de l’imagination, une personnalité dotée de pouvoirs magiques, en harmonie, pour ainsi dire, avec ceux du cosmos.

Dans « De umbris idearum », il est illustré par une roue divisée en 30 secteurs, chacun d’eux étant identifié par une lettre. Au centre de cette roue Bruno place le soleil.

Dans le reste du livre, nous trouvons une attention considérable aux images qui constituent le système magique de la mémoire, divisées en 30 groupes de 5, pour un total de 150 images, réparties comme suit :

  • les images des trente-six décans ;
  • quarante-neuf images planétaires, sept pour chaque planète ;
  • vingt-huit images pour les positions lunaires et une des draco lunae ;
  • trente-six images relatives aux douze parties dans lesquelles un horoscope est divisé.

Les références à Agrippa et Ficin sont nombreuses.

L’autre texte central de la théorie de la mémoire, le « Cantus Circaeus » , contient cependant plusieurs références à la magie, démontrant encore davantage à quel point ces aspects sont étroitement liés.

Le même début nous introduit à cette connexion, décrivant une incantation solaire de Circé, dans laquelle sont rappelés tous les noms, attributs, animaux, métaux liés au soleil.

Même les rites ultérieurs, dédiés à la Lune, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure, suivent la même logique et reposent sur des combinaisons d’objets et d’écrits qui rappellent l’art de la mémoire.

La mémoire des figures célestes est une prémisse nécessaire à la mémoire des images magiques.

Le cercle se ferme, tous les éléments que nous avons définis au début sont là.

La conciliation des deux âmes identifiées au départ apparaît évidente. Chez Bruno, la discussion sur la connaissance est centrale, sur l’explication des liens de causalité même pour ces phénomènes apparemment incroyables et inexpliqués.

La réflexion sur les arts magiques n’est donc pas antithétique à la rigueur scientifique, mais elle s’inscrit surtout dans un système épistémologique cohérent.

Même la magie opérationnelle n’échappe pas à ces dynamiques.

L’observation de la nature amène à connaître ses lois, même les plus cachées, la connaissance des lois permet d’agir sur la nature. Mais la tension gnostique de Bruno ne s’arrête pas là. La magie naturelle, la magie mathématique, ne se limitent pas à la connaissance et au contrôle de la réalité sensible, mais deviennent le point de départ de connaissances supérieures, celles réservées aux facultés supérieures.

Les éléments de l’échelle, disions-nous, ne sont pas distincts, mais doivent être rattachés à l’ensemble qui inclut tout, chacun des trois mondes. La notion de tout est si forte qu’elle amène même certains auteurs à parler de rupture de Bruno avec la métaphysique ou l’anti-métaphysique.

La métaphysique présuppose un dualisme, que ce soit entre contingent et transcendant, entre humain et divin, entre nature et ce qui est préfiguré comme ante naturalia .

Le brunien exclut tous ces contrastes, il ne pose aucun de ces dualismes, les hiérarchies d’échelle sont ininterrompues, elles n’appartiennent pas à deux niveaux différents.

Mais en allant plus loin, il convient de noter comment la philosophie de Nolan conduit à une coïncidence substantielle d’opposés.

La magie profonde consiste à dessiner le contraire après avoir trouvé le point d’union.
Giordano Bruno – Sur la cause, le principe et l’un

La dialectique est préfigurée, la résolution de la thèse et de l’antithèse à un niveau supérieur dans la synthèse, mais ici aussi il est impossible de ne pas trouver le contact avec l’hermétisme, où la multiplicité, les dualismes, la pluralité des manifestations se résolvent dans l’unité.

[NDLR : Si tel est votre désir et pour aller plus loin, vous pouvez lire utilement de Guy Chabas – que vous retrouverez aux Rencontres culturelles maçonniques de Lyon les 7 et 8 octobre prochains – son Giordano Bruno, franc-maçon sans tablier ? (ECE-D, 2021).

Guy Chabas, après une carrière dans l’informatique, a entrepris des études de philosophie et s’est spécialisé dans l’analyse des liens existant entre pythagorisme et kabbale chrétienne. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Pythagore, kabbale et symbolisme maçonnique » publié aux Éditions Maison de Vie en 2020. Avec ce nouvel ouvrage sur Giordano Bruno aux Editions ECE-D, il approfondit avec maîtrise un aspect méconnu de ce philosophe et opère des rapprochements symboliques qui interpellent.]

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES