Tous les génies sont morts, je ne vais tout de même pas me singulariser — se disait-il résigné. Il savait bien qu’il ne se singulariserait pas, mais ce qui lui manquait, c’était le génie. De temps en temps il avait le sentiment qu’il lui chatouillait l’intelligence, mais il s’échappait presque aussitôt et ce bel éclair n’illuminait pas la grisaille des jours. Ah, s’il pouvait l’avoir là, à lui, bien au chaud dans son for intérieur, la renommée serait assurée. Sa retraite changerait de nature !
Les amis lui avaient dit : tu devrais voyager, jouer au scrabble pour entretenir la mémoire, tu sais c’est important de faire de l’exercice, et de manger sain, bio de préférence, surtout attention au sucre et à l’alcool, pas trop de sel non plus ça durcit les artères, il avait dit oui de la tête, mais sans écouter, les donneurs de conseils ne sont rien d’autre que des donneurs de leçons.
Lui, ce qu’il voulait, c’était devenir immortel, pas comme ces académiciens au nom inconnu gravé sur un tombeau doré et dont les bouquins se bradent au marché aux puces, non, rester à jamais dans les mémoires. Après tout, que sait-on d’Adam ? Rien, strictement rien, était-il grand ou petit, blanc ou noir, poilu ou imberbe, chacun se le représente à sa manière sans en savoir rien, mais il a traversé les âges et les générations. Son génie, ça a été un prénom. Idem pour Ève. Ah !… La gloire éternelle… Il en bavait presque. C’est que, vous comprenez, la postérité c’est vital, ça défie la mort et change une vie en destin. Se placer dans ce sillage étroit ne fait aucun doute. Mais comment diable l’acquérir ou le conquérir, le génie, et être enfin reconnu comme tel ?
Cette question le taraudait, il n’en dormait plus. Un héros, se disait-il, c’est un moment d’audace, insensée souvent, un coup de folie, ça dure peu, le temps d’une bataille, de sauver un enfant du feu ou de la noyade, mais, au bout du compte, ça fait quelques lignes dans le journal et encore quand il y a un journaliste, et après l’histoire l’efface aussitôt, mais le génie, ah le génie ! C’est raffiné, c’est le prix d’excellence de l’au-delà, c’est ça oui, ça tutoie l’éternité… Et il en avait des rêves plein les cils.
Une nuit d’insomnie, lui revint en mémoire un roman dont il avait oublié l’auteur. Le héros du livre venait, comme lui, de prendre sa retraite et se disait à lui-même : quelle vie a été la mienne ! Je peux en être fier. Rencontres, expériences, voyages, que de souvenirs ! Elle avait été riche sa vie, surtout quand il la comparait à celle des autres, les autres je n’en dirai rien, ajoutait-il, mais tout de même… D’ailleurs, comme il allait avoir, désormais, du temps pour lui, il allait le mettre à profit pour écrire ses mémoires. Excellente idée, celle-là ! Il en était tout émoustillé.
Aussitôt dit aussitôt fait, après les préparatifs indispensables le voilà assis devant sa machine à écrire, insérant religieusement la feuille de papier et tapant ses premiers mots en y mettant tout un cérémonial d’onction et de défi. Très vite la passion de l’écriture le saisit. Ces mémoires seraient l’œuvre de sa vie. Elles le rendraient aussi immortel qu’Abélard, Saint-Simon ou Casanova. Et il écrivait, écrivait, exalté, fiévreux, prenant à peine de temps de manger, ah ! C’était merveilleux, tout remontait à la surface, et comme il changeait le nom des gens qu’il avait côtoyés (on n’est jamais à l’abri d’une coquetterie d’auteur), sa mémoire pouvait se concentrer sur les tranches de vie qui revenaient avec fluidité. Ses jours passaient à une vitesse folle et ses nuits étaient au service du récit.
Au bout de quelques petits mois de ce travail acharné, il se rendit compte qu’il en était arrivé au point actuel, celui où il se décrivait lui-même, face à sa machine, en train de rédiger ses mémoires. Il compta les pages qu’il avait écrites. Un peu plus de quatre-vingts… À peine… Ce n’était donc que ça, une vie ? Le désespoir remplit tout soudain le vide intérieur laissé par cette découverte. Abattu, désemparé, il regardait d’un œil éteint sa feuille à moitié écrite, qui pendait de la machine comme une déchéance. Soudain lui vint l’idée de génie qui l’illumina d’un coup. Ça y est ! Il allait écrire ses mémoires du lendemain. Et tout ragaillardi, le cœur léger, il se mit à taper, tout empli d’un enthousiasme pétillant, ce qu’il n’avait pas (encore ?) vécu.
Voilà une façon superbe d’entrer lui aussi dans la légende, se disait-il. Mais le hic, c’est que sa vie à lui, tout bien considéré, n’avait pas été extraordinaire, tant s’en faut, et qu’il n’avait pas grand-chose à écrire. En plus écrire demande du talent, même si de nos jours, quand on voit le nombre de livres qui sortent tous les ans… Mais chut ! En fait, peut-être que le mieux serait d’entrer directement dans le vif du sujet et d’écrire mes mémoires de l’au-delà. Car finalement, un héros est celui qui transforme un instant en éternité. Un coup de foudre crée un héros, comme un coup de folie ou un coup de chance. Il s’arrêta net, un coup de froid ne crée rien d’autre qu’un rhume, quant au reste… « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard », écrivait Mallarmé, mais le destin, lui, doit lutter contre le hasard et la résignation, lutter, lutter jusqu’à la mort et au-delà ! Et il regardait d’un air apitoyé les gens qu’il croisait, les dévisageant pour détecter leur génie, mais ils avaient le nez collé sur l’écran de leur téléphone, ce qui ne lui laissait pas la moindre place. La morosité le gagnait.
En baguenaudant, il longea un vieux cimetière de centre-ville. Il y entra. J’y serai au calme pour réfléchir. Et c’était le cas. Des oiseaux pépiaient, des fleurs poussaient entre les tombes contrastant avec les bouquets fanés laissés par les vivants. Machinalement il lisait les inscriptions sur les pierres tombales. C’était d’un pauvre ! Pas la moindre trace d’humour ni d’humanité. Rien que des larmoiements d’une banalité affligeante.
Il se souvenait d’une épitaphe qui l’avait marqué : « Je vous avais bien dit que j’étais malade » ! Il en riait encore quand il sortit du cimetière et se retrouva dans un quartier qu’il ne connaissait pas. Tout en marchant dans son rêve, il tomba sur un bouquiniste qui, probablement inspiré par la proximité du cimetière, proposait un ouvrage sur des épitaphes célèbres. Une l’amusa de nouveau : « Paix à mes cendres : ne pas éternuer ! » une autre l’interpella personnellement : « On peut s’éteindre sans avoir été une lumière »… Mais une autre l’enchanta :
« De l’Empereur Hadrien pour lui-même.
Petite âme, insaisissable et caressante,
hôte et compagne de mon corps,
en quels lieux vas-tu t’en aller,
pâlotte, tendue, toute nue
où, contrairement à ton habitude, tu ne pourras plus plaisanter ? »
Finalement, se dit-il, voilà ce que je dois faire, écrire une épitaphe… définitive, une épitaphe qui m’ouvrira les portes de la célébrité et fera de moi un héros posthume. Cela étant, on ne devient posthume qu’en ayant été anthume. Je vais donc prendre une maxime et la faire graver sur une pierre tombale. J’y mettrai ma frustration de ne pas avoir été reconnu à ma juste grandeur, mais je le ferai de façon élégante, avec humour, afin d’accrocher le regard des passants et qu’ils détectent le génie sous la boutade. Il s’attela à la tâche et inscrivit sur un carnet sept épitaphes, au fil des inspirations. La bonne lui donnerait certainement l’immortalité.
Les voici :
- L’avantage d’être mort, c’est qu’on ne manque de rien. Pensez-y !
- Pardon à mon cardio, mon ophtalmo, mon neuro, mon oto-rhino, mon kiné, mon dentiste et les autres, d’avoir interrompu leur traitement.
- Je savais bien que je ferais de vieux os.
- Mourir, ça fait un peu mal sur le coup, mais après, on s’en souvient plus.
- Pour l’éternité, il suffit d’attendre.
- Quand je ressusciterai, je me demande si on me réclamera l’impôt sur le revenu.
- Inutile de frapper avant d’entrer.
Laquelle auriez-vous choisie, vous ?