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Le mouvement culturel et politique des Lumières, et son expression maximale dans l’ Encyclopédie, est considéré comme le fondement et le fondement du monde moderne et la matrice de son éloignement progressif du christianisme. La revue La Nef (n° 360, juillet-août 2023) lui a consacré un dossier complet à partir duquel nous publions un article de l’historien Yves Chiron sur les relations complexes entre Lumières et franc-maçonnerie.
Lumières et franc-maçonnerie
Les Lumières (Aufklärung en allemand, Enlightenment en anglais, Illuminismo en italien) ne sont ni un système ni une philosophie. C’est un courant, une tendance. En 1784, répondant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », Kant disait que les Lumières étaient une issue au « matérialisme, au fatalisme, à l’athéisme, à l’incrédulité des libres penseurs, au fanatisme et à la superstition […], une sortie d’une minorité », dont seul l’homme est responsable. Plus d’un siècle plus tôt, Descartes avait lui aussi la même volonté d’émancipation. : il faut s’appuyer sur la conscience et la raison pour la recherche de la vérité à la lumière naturelle, recherche qui doit être menée « sans emprunter le secours de la religion ou de la philosophie ».
Il s’agit d’un raccourci historiquement intenable pour identifier les Lumières et la Franc-maçonnerie. Si l’on considère les écrits de John Locke (1632-1704) et de Newton (1642-1727) comme les initiateurs des Lumières, on constate qu’ils sont antérieurs à la fondation de la franc-maçonnerie.
La franc-maçonnerie n’apparaît qu’en 1717 à Londres, et son texte fondateur, les Constitutions d’Anderson, date de 1723. Ce livre précise que le franc-maçon « ne sera jamais un athée stupide, ni un libertin sans religion » ; ce qui compte, c’est la tolérance en matière religieuse et politique. On pourrait facilement retrouver ce type de formule chez certains philosophes des Lumières, mais on pourrait aussi citer des auteurs des Lumières qui professaient un athéisme, ce qui n’était pas accepté par la franc-maçonnerie avant la Révolution.
En ce qui concerne la France, certains philosophes des Lumières étaient également francs-maçons, tandis que d’autres ne l’étaient pas, malgré la réputation que leur accordaient certains auteurs francs-maçons. L’initiation de Montesquieu à Londres, le 12 mai 1730, a été publiée dans le British Journal le 16 mai. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Voltaire fut reçu à la loge des Neuf Sœurs à Paris, le 7 avril 1778, sept semaines avant sa mort, comme un honneur qu’il accepta, ainsi que celui d’entrer à l’Académie française.
Lecture chez Diderot : une gravure de Louis Monziès (1849-1930).
En effet, en 1764, dans l’article « Initiation » du Dictionnaire philosophique , il se moquait de ces « pauvres francs-maçons » et de leurs « mystères ennuyeux ». Diderot , D’Alembert et Condorcet devaient être reçus en franc-maçonnerie dans la même loge des Neuf Sœurs le 28 novembre 1778, mais aucun des trois ne se manifesta et ne furent reçus par la suite.
Le cas significatif de l’Encyclopédie
L’histoire de l’ Encyclopédie est à cet égard significative. Ce monument intellectuel du XVIIIe siècle n’a pas d’origine maçonnique, mais il faut dire que la franc-maçonnerie a su se l’approprier . Ses deux fondateurs et directeurs, D’Alembert et Diderot, n’étaient pas francs-maçons et, sur les 270 collaborateurs, dix-sept seulement l’étaient.
Mais le Supplément à l’Encyclopédie , paru en 1776 et 1777 (quatre volumes de texte et un de planches), s’inspire largement de la franc-maçonnerie : Diderot refuse de diriger et de collaborer à ce supplément, et le directeur Jean-Baptiste-René Robinet et le L’éditeur/imprimeur Panckoucke était franc-maçon. L’article « Francs-maçons » a été rédigé par le grand astronome Lalande, qui fut également l’un des fondateurs et le premier vénérable de la loge des Neuf Sœurs. Cet article est considéré par les francs-maçons comme la première histoire officielle de leur ordre.
Il convient également de souligner que certains des opposants les plus déterminés aux Lumières – Palissot , Fréron , Lefranc de Pompignan – étaient des francs-maçons.
Nous ne pouvons pas identifier les Lumières avec la Franc-maçonnerie, pas plus que nous ne pouvons identifier la Révolution française avec la Franc-maçonnerie.
La vérité est que l’idéologie fondamentale des francs-maçons (sans tenir compte des exceptions susmentionnées) et le projet intellectuel des Lumières ont en commun une volonté d’émancipation et de fondation d’un nouvel ordre.
« La religion maçonnique est ouvertement déiste, note Jean de Viguerie dans son Histoire et dictionnaire du temps des Lumières , et elle s’oppose également à la société traditionnelle […] pour son esprit égalitaire et fraternel. » Les Lumières, quant à elles, cherchaient à promouvoir une connaissance rationnelle du monde et à libérer la raison du discours de l’autorité. Les points de convergence ne pouvaient manquer.
Dans son Manifeste de 1740, le Grand Maître, le duc d’Antin, a le projet «d’un dictionnaire universel des arts libéraux et des sciences utiles, la théologie et la politique seules exceptées… Par là on réunira les lumières de toutes les nations dans un seul ouvrage, qui sera comme une bibliothèque universelle de ce qu’il y a de beau, de grand, de lumineux, de solide et d’utile dans toutes les sciences et dans tous les arts nobles». Ce sera l’œuvre de Denis Diderot et de Jean Le Rond d’Alembert avec l’Encyclopédie dont les 18000 pages de textes seront éditées de 1751 à 1777 : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1320542h