dim 28 avril 2024 - 06:04

Entre chien et loup (… Fin)

(Une nouvelle de Gilbert Garibal – Partie 3/3)  (Lire la partie 2)

Ce soir, dîner de travail chez notre Vénérable Maîtresse. Certaines disent « Vénérable Maître » Pas de querelle de vocabulaire ! Mon mari ; lui, profite de mon absence, pour regarder le foot à la télé ! C’est ma troisième réunion du genre, à domicile. J’arrive, un peu en retard, taxi impose, avec mon bouquet de fleurs, dans un pavillon de Levallois-Perret, où m’accueille une assemblée de visages connus et sympathiques. La maîtresse de maison, qui porte doublement son titre, la première surveillante, chargée de l’instruction des apprenties, et mes « jumelles de promotion ».

Six femmes qui ne se seraient pas rencontrées, sans la franc-maçonnerie ! Chacune rappelle son métier, pendant l’apéritif : notre hôte, Claudine, est professeur des écoles, notre instructrice, Liliane, est contrôleur des impôts, deux apprenties, Amalia et Sandrine sont commerçantes, en alimentation et lingerie – une autre, Françoise, est fonctionnaire de police et moi, Sylviane, « femme-taxi », ce qui continue d’interpeller mes sœurs ! En fait, je crois qu’elles pensent à ma fatigue, aux risques d’agression, mais ces inconvénients existent dans bien d’autres métiers, la police entre autres. Elles ne se doutent pas de mon souci actuel, auquel je pense sans cesse, et que j’estime bien pire qu’une agression éventuelle. La vie d’un enfant est en jeu, et je suis directement impliquée…

J’aime bien la mentalité de notre loge. De notre « atelier », j’entends dire aussi, les deux mots sont synonymes. Je sens une bonne équipe, je suis bien tombée ! Nous veillons aux Droits de la Femme mais sans revendiquer un féminisme à outrance. Nous recevons des maçons en visite pour participer à nos travaux, et je sais que la réciproque n’est pas vraie : des obédiences masculines ne reçoivent pas les maçonnes. Ce qui me paraît totalement injuste, intolérant, et pour le coup, nous avons là à défendre les Droits de la Femme ! Dans notre communauté même !

Les apprenties n’ont pas le droit de donner un avis en loge, mais elles peuvent se rattraper en réunion extérieure. Je ne me gêne pas pour m’exprimer sur la mixité, et mes jumelles non plus ! Notre Vénérable est plus nuancée que nous, en pensant qu’il existe une diversité d’opinions à ce sujet et que nous devons la respecter. Il y a des loges masculines, féminines et mixtes. Il est bon qu’il y ait ce choix, pour la liberté de chacun et chacune, souligne-t-elle. A méditer. En revanche, elle n’apprécie pas que des loges féminines ou masculines refusent respectivement hommes et femmes en visite. Je souscris d’emblée à ce dernier point qui me paraît juste. D’équerre, si je puis dire !

La réunion de ce soir a pour objet central, fixé par Claudine, de parler de l’accueil des nouvelles sœurs par les anciennes, compagnonnes et maîtresses. Après un bon pot au feu, nous attaquons le sujet. Très « jeune » encore pour être objective dans la pratique de « l’Art Royal », très préoccupée aussi dans « le monde profane », je ne suis pourtant pas seule à l’avoir remarqué : cette « hiérarchie » maçonnique donne parfois lieu à des attitudes particulières de ses pratiquants. Un usage qui date des bâtisseurs de cathédrales veut que les apprentis (ies) préparent l’atelier pour les « tenues » et rangent le matériel à la fin. Ils confectionnent aussi les repas et font la vaisselle dans les loges de banlieue et de province. C’est l’application même de l’humilité et je m’y plie de bonne grâce, avec les nouvelles. Il n’est pas question de bizutage, certes, mais ça y ressemble ! Quelques soeurs, qui ont oublié leurs débuts, oublient aussi de saluer les apprenties, à l’arrivée et au départ ! Des mots simples comme « bonjour », « pardon », « merci », « au revoir » peuvent se perdre également en maçonnerie ! Il est temps de les réapprendre, nous dit la Vénérable, qui va réunir compagnonnes et maîtresses, à cet effet. Une loge, comme une chaîne, ne tient que par la solidité de ses maillons. C’est à dire leur bonne soudure ! J’aime beaucoup ces réunions externes, très formatrices, qui permettent une libre parole. Elles prolongent très bien les cérémonies en loge.

Il fait beau aujourd’hui, juste un petit vent frais de septembre. Au soleil doux de fin d’après-midi, la rue de la Gaîté est beaucoup plus avenante. Les restaurants chinois, japonais, grecs, tiennent portes ouvertes et grands menus aguichants sur le trottoir, pour aspirer les files de touristes. Une façon de rivaliser avec les vitrines prometteuses et colorées des multiples sex-shops. Les trois clochards en faction près de l’Hôtel Mercure ont le boniment et le litron de rouge joyeux. Pendant que, au coin de la rue Vandamme, le joueur de bonneteau jongle avec ses trois cartes menteuses, sur un vieux carton d’emballage. Entre deux rondes du car de police, vite fait bien fait, il soulage de leurs euros, les badauds trop naïfs !

J’ai de la chance, j’ai pu garer mon taxi, après deux courses en banlieue proche, juste devant l’entrée du psy. Dans la salle d’attente, m’accueille la senteur d’eau de toilette, que je connais bien, maintenant. Sur le divan, allongée et tendue comme à chaque fois, je peine encore à parler en début de séance. Et je redoute comme je souhaite les relances du « maître » pour traquer mes non-dits. J’espère en récompense de mes élans verbaux, ses interprétations toujours imprévues et pertinentes. J’en ai assez de parler de mon enfance !

Qu’est-ce qui vous rendrait heureuse en ce moment ?

La question m’irrite. Je réalise que je ne connais même pas le prénom de cet enfant, dont je souhaite tant le retour à la vie. Heureuse ? Existe-t-il une définition du bonheur ? C’est savoir se contenter de ce que l’on vit, sans doute. Et moi, je ne m’en contente pas, en ce moment ! Je sens une colère monter en moi, contre l’analyste…Je l’entends respirer derrière ma tête. Je me demande ce qu’il fait pendant trois quart d’heure, ses ongles, peut être ! S’il souhaite m’agacer, c’est réussi. Le transfert, clé de l’analyse, est en train d’opérer, sans doute. Il doit être content… Pourtant, je le sais bien, je le ressens, chez lui, pendant ma halte, je suis à l’abri. Loin des autres et de leurs griffes, en cette période où l’agressivité, la menace, sont partout. J’aime cette heure rare, ocrée, qui efface lentement, très lentement le jour. Et mon anxiété. Entre chien et loup.

Alors que le psy me raccompagne, je remarque un long parapluie à jolis carreaux verts et jaunes, dans la jarre en grès, près de la porte. Le patient avant moi a dû l’oublier, sans doute. En traversant la courette, je croise un homme rond et chauve, lunettes d’écaille, au pas rapide, qui me salue poliment. Blazer bleu marine, une gabardine sur un bras, une grosse mallette à soufflets dans l’autre main, il entre dans le pavillon.

A l’instant où j’enlève la housse de mon enseigne, sur le toit de ma voiture, une voix me questionne, dans mon dos.

 – Madame, vous êtes libre ?

Je me retourne, surprise. Rapide calcul, je suis bonne pour une gare ! Je finis à 21 heures, allez ça marche ! L’homme a enfilé sa gabardine, il porte la grosse mallette et le parapluie écossais. A carreaux verts et jaunes. C’est lui, l’homme à l’épinglette !!

– Oui, je suis libre, vous allez où ?

– à Roissy, c’est possible ?!

– Montez !

Boulevard Montparnasse, Porte d’Orléans, périphérique sud. Je ne suis pas repassée sur ce trajet depuis l’accident, un frisson me parcourt. Je sens que l’homme me fixe, coup d’œil au rétroviseur. Un flash me renvoie au miroir, le soir de mon initiation…Sa voix m’interpelle :

Sans indiscrétion, qu’est-ce que c’est, cette broche piquée sur votre tableau de bord ?

 Je le regarde dans le rétro, embarrassée.

Je ne sais pas, Monsieur, je l’ai trouvée !

Demi-mensonge. Ainsi, je transporte le possesseur du petit bijou, le franc-maçon. Je fais diversion :

-Vous pouvez fumer, si vous voulez !

-Je n’ai jamais fumé une cigarette de ma vie, chère Madame !

Image de la salle d’attente du psy. La cigarette écrasée dans le cendrier, ce n’est donc pas lui ! Brutal ralentissement. Travaux, circulation sur une file, déviation, il faut sortir porte de Saint-Cloud. Je transpire soudain. Je suis obligée de faire le tour de la place et rattraper le périph’ Porte d’Auteuil. Pas d’autre chemin. Je passe devant la brasserie Le Cardinal…le pavé est sec cette fois…c’est plus fort que moi, je freine brutalement, je serre le volant, et mon passager bascule en avant, sa mallette et son parapluie tombent du siège ! Je regarde instinctivement les clients dans la brasserie…

-Mais que se passe-t-il ?

-Je suis désolée, Monsieur, ce n’est rien, excusez-moi… un trou dans la chaussée !…

Nouvel échange de regards par rétroviseur interposé. Mon passager n’est pas rassuré, son œil devient suspect ! Les miens se brouillent deux secondes. Je respire, je souffle discrètement. C’est passé…J’appuie à nouveau, prudemment, sur l’accélérateur. Nous reprenons le boulevard périphérique vers le nord, circulation fluide, porte de la Muette, porte de Clignancourt, porte de la Chapelle, direction Roissy. Dehors, une lumière rosée danse sur la banlieue, dans la voiture, flotte la senteur de citron-orange, de patchouli peut-être, ce mélange que je connais bien. Mon passager, sa mallette sur les genoux, cherche à nouveau mon regard dans le rétro. Puis il fixe encore l’épinglette, sous le GPS.

-Vous prenez l’avion je suppose, quelle destination ?

-Je vais à Londres…attendez je regarde mon billet, Terminal…

-Je connais, ne vous inquiétez pas ! Vous êtes prévoyant avec votre parapluie !

-Je suis toujours très pratique !

Bretelle de Roissy, escalade de la rampe d’accès, arrivée devant l’aérogare, porte B. 60 euros, pourboire, une belle course ! Nous sortons ensemble de la voiture, sur le trottoir. Je me lance :

– Tenez monsieur, pour me faire pardonner mon coup de frein brutal, Porte de Saint-Cloud, permettez-moi de vous offrir l’épinglette, elle a l’air de vous plaire !

Une intimité nous lie, il sait et moi aussi, que nous fréquentons le même psychanalyste. Il est tout surpris, un sourire attendri éclaire son visage poupin.

– Oui… oh, merci, c’est très aimable à vous ! Pour tout vous dire, ma fille collectionne ces pin’s ! Une équerre et un compas… ça c’est un insigne maçonnique, je pense. Je lui donnerai à mon retour, elle sera ravie ! Voici ma carte ! On se reverra peut-être…

– Peut-être…

– Je viens régulièrement chez Pierre, je suis médecin comme lui, c’est un ami, et nous venons d’écrire ensemble un livre médical. Je vais justement à Londres pour le présenter dans le cadre d’un Congrès professionnel. Au revoir, madame, à bientôt, qui sait !

– Au revoir, Docteur !

Poignée de mains, chaleureuse. Je m’assois sur mon siège, les coudes sur le volant, étonnée il y a de quoi, toute songeuse ! Moi qui le prenais pour un patient…Je l’observe à l’arrière de la voiture, dans le rétroviseur extérieur. Mallette posée à terre, gabardine sur un bras, parapluie accroché à l’autre et l’épinglette, toujours au bout des doigts, comme une fleur. Embarrassant, mon cadeau ! Il la pique enfin au revers de son veston, prend sa mallette, et s’engouffre dans le tambour de la porte B, aspiré avec d’autres voyageurs et leurs valises à roulettes. Lui aussi sait mentir ! Coup d’œil au bristol, gardé dans ma main : Professeur Patrice Gandais, gynécologue-obstétricien. Je démarre vers Paris.

Nous regardons le journal de 20heures à la télé, mon mari très attentif, moi toujours « en retrait », trop sensible aux images violentes. La sonnerie du téléphone me sort des catastrophes du jour et du canapé. Jean-Charles coupe le son. Coup d’œil au cadran du récepteur, non, ce n’est pas « allo taxi » ! Non, ce n’est pas ma mère ! Non, ce n’est pas la Vénérable. Un numéro masqué. Allo, oui… Je reconnais la voix, c’est mon avocat, il a l’air joyeux, j’ai le cœur qui cogne…il m’annonce que le petit garçon est sorti du coma depuis trois jours. Il est sauvé, tout est normal, il va sortir de l’hôpital, il va vivre ! J’éclate en sanglots dans les bras de Jean-Charles…

Lève-toi et marche…Pourquoi me vient cette phrase biblique qui me fait sourire, en quittant le divan du psy ?! Une séance légère, bleue, comme le ciel de ce début d’après-midi. Je viens de terminer LEUR ouvrage dans la salle d’attente. Un livre passionnant et plein d’espoir du Professeur Gandais et du Docteur Hamon, sur les récentes avancées médicales et psychologiques de la procréation assistée, que j’ai acheté par l’Internet. Je félicite mon analyste, tout étonné.

C’est dans ma voiture, avant de tourner la clé de contact, que la pulsion s’impose, impérieuse. Que l’espoir d’enfanter renaît en moi. Sur mon portable, je pianote le numéro du gynécologue. Mon frère !

Fin

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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