ven 19 avril 2024 - 02:04

Ce point intermédiaire des relations qu’on peut appeler le point de pudeur

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent les 1er et 15 de chaque mois.)

La Franc-maçonnerie nous enjoint de « fuir le vice et de pratiquer la vertu[1] ». Le vice, nous connaissons, inutile de détailler ; mais, la vertu… Le vice, vaste programme[2], en effet ! Quant à la vertu, un austère défi aux allures de face Nord ? Et, pourtant, il existe une vertu tranquille quoique volontiers primesautière, discrète et guillerette, tout à la fois, bienveillante et persistante par nature ; une vertu qui s’accommode avec autrui, non point par résignation ou par opportunisme, mais par une sorte de mitoyenneté morale visant à la joie de vivre ; une belle et bonne vertu qui, sans tapage, entraîne aux rencontres heureuses, suivant les règles élémentaires d’un « savoir-vivre » philanthropique. Sans grande audace, certains y voient déjà, plus que l’amorce, le véhicule de la fraternité…

Cette vertu-là a renoncé à la force pour répandre sa puissance[3]. Elle est « virtuelle ». Elle repose dans nos intentions comme dans nos actes ou plutôt celles-là et ceux-ci reposent sur elle. Elle accueille la vie comme on accueille le jour, à ceci-près qu’elle loge de petits soleils dans la nuit. On la dirait « libidinale », tant elle s’investit avec légèreté un peu partout. Mais sa légèreté ne se confond pas avec l’insouciance – en revanche, elle est bien innocente. Au sens propre : elle ne nuit pas.

C’est l’œuvre fluide d’une conscience vive et pacifique qui sait ce qu’elle s’autorise sans empêcher autrui, une énergie psychique vitale qui, dans son simple accomplissement, manifeste un respect spontané pour tous les êtres, une inclination « naturelle » et générale qui aménage un vide à remplir doucement ensemble, un amour en creux au plan humain, un espace accueillant, propice au confort commun comme à la liberté de chacun. Dépourvue d’ostentation et de vanité, elle nourrit avec sincérité la confiance qui débouche sur l’intérêt mutuel.

Oh ! Je sais bien que cette vertu-là peut paraître de guimauve, un peu mièvre, tout juste bonne pour celui qui croit vivre au pays des bisounours : une vertu douceâtre de papy-boomers qui n’ont jamais connu de guerre ni d’autres violences que des harangues  le plus souvent audiovisuelles. Certes, je ne renvoie pas à cette « vertu de pointe » qui culmine dans l’ultime sacrifice du « héros d’un instant », tel que Vladimir Jankélévitch en évoque la figure[4], sachant que ce maître de philosophie morale distingue, dénombre et classe, avec une infinie subtilité, des vertus, en définitive, aussi nombreuses que les vices[5]. Le courant qui m’inspire incorporerait plutôt la gamme des « vertus de l’intervalle » où l’auteur du Traité des vertus  réunissait la fidélité, la patience, la modestie et l’amitié. Elles offrent, en effet, plus de facilité que d’autres à se diffuser et à se conserver, à condition, toutefois, de ne pas avoir la faiblesse de les imiter, car elles prêtent insensiblement le flanc à la complaisance et à l’hypocrisie.

Parmi ceux que la vertu semblait passagèrement préoccuper, j’en ai connu certains dont j’eusse aimé qu’elle les occupât foncièrement davantage. Ils discouraient d’elle avec la même aisance qu’ils s’en détachaient. Dieu merci, j’en ai croisé d’autres dont les œuvres parlaient pour eux. Eux-mêmes ne disaient rien. À la moindre allusion qu’on y faisait, ils regrettaient de ne pouvoir en faire plus. C’est pour eux que je tiens cette plume. Tout doit garder ses proportions. L’encre n’est pas le sang. Je n’ai pas cette prétention. Cependant, si nous convenons que faire la leçon n’a jamais guère mené à grand-chose,  nous ne pouvons que nous en rapporter… aux leçons de choses. De même, si nous croyons profondément que l’honneur et l’honnêteté ont partie liée dans notre idéal, nous ne pouvons que nous attacher à ce que leur duo fasse cause commune, chaque jour, dans notre action. En y ajoutant une petite attention aux vastes effets, en veillant constamment à un point d’équilibre qui est le gage d’un épanouissement durable : en plaçant au cœur de la délicatesse des mœurs ce point intermédiaire des relations qu’on peut appeler le point de pudeur.


[1] Comme rappelé dans un édito précédent : cliquez ici.

[2] Petit clin d’œil historique : en découvrant le 24 août 1944 une inscription : « Mort aux cons », le général de Gaulle se serait exclamé : « Vaste programme ! ». Pour des détails circonstanciés sur cette anecdote, cliquez ici.

[3] Sous l’angle de la vertu comme force morale, on pourra lire le récent essai de Jean Dumonteil, paru le 28 février 2023, aux éditions Numérilivre, sous le titre : Que la force le soutienne et l’achève (126 p., 20 €).

[4] Dans un éditorial précédent, mis en ligne le 1er février 2023, intitulé : « La vertu des pairs » (pour y accéder, cliquez ici), était évoqué en note 5 l’ouvrage auquel il est fait référence ici et ce, dans les termes suivants :

On ne saurait, non plus, passer sous silence le Traité des vertus de Vladimir Jankélévitch (Flammarion, coll. : Champs essais) qui comporte trois tomes respectivement sous-titrés : Le Sérieux de l’intentionLes Vertus et l’AmourL’Innocence et la Méchanceté.

Commencée quinze ans avant sa parution en 1949, la rédaction de cette œuvre exigeante et subtile traverse la Seconde Guerre mondiale et sa publication attendra encore de longues années avant de connaître le succès.

Dans le tome II qui comporte deux volumes (« Parties »), l’auteur s’élance dans ses descriptions, depuis la vertu du commencement (le courage) jusqu’à celle de la terminaison (la charité), en passant par celles de la continuation et de la conservation (la fidélité, la justice). Il met en perspective les vertus dites « de l’intervalle » (fidélité, patience, modestie, amitié), que l’homme peut posséder mais non sans risque de complaisance et d’hypocrisie, et les vertus qu’il appelle « de pointe » (humilité, générosité, sacrifice) que l’homme ne possède jamais et qu’il parvient seulement à effleurer.

Philosophe engagé, notamment dans la Résistance, l’auteur délaisse les voies de la morale spéculative et s’interroge, au fur et à mesure de ses distinctions, sur l’intérêt que représente le « rentier de la vertu » par rapport au « vertueux gredin », voire au statut fugace du « héros d’un instant ». Mais c’est un autre point d’orgue qui, en définitive, va retenir son attention ; en effet, la grande équation de l’homme lui permettant de s’élever partiellement au-dessus de cette casuistique demeure l’amour, qui détient les principales clés de la joie et du bonheur. De là, le titre du tome II : Les Vertus et l’Amour.

[5] Comme l’observe Érik Orsenna au sujet de Paul Morand qui « n’a pas pris le loisir de s’apercevoir que la famille Vertu a autant de rejetons que la famille Vice ». Dans son « Discours sur la Vertu », prononcé au palais de l’Institut, lors de la séance publique annuelle de l’Académie française, le 30 novembre 2000 (accessible en ligne en cliquant ici), l’académicien occupant du fauteuil numéro 17, à qui incombait l’exercice pour ce millésime, glissa cette confidence : « Combien de fois, affronté à des douleurs ou à des bonheurs trop vastes, ne me suis-je plongé et replongé dans cette mine d’or qu’est le Traité des Vertus ? »

Quant à François Sureau, nouvel occupant du fauteuil numéro 24, il se livrera à la même pratique rituelle, le 1er décembre 2022, choisissant comme thème le courage moral incarné par quatre figures fort différentes : Thomas More, Auguste Scheurer-Kestner, André Gide et Jean Cavaillès, faisant ainsi revivre des événements oubliés (pour accéder au discours, cliquez ici).

Il n’est pas jusqu’à Manuel Valls qui n’ait pris, cette saison, son courage à deux mains pour évoquer douze destins remarquables : Charb, Sébastien Castellion, Georges Clemenceau, Louise Michel, Nadejda et Ossip Mandelstam, André Malraux, Charles de Gaulle, Winston Churchill, Albert Camus, les 343 femmes pour le droit à l’avortement, Willy Brandt, Jean-Marie Tjibaou, Jean Moulin… (Manuel Valls, Le courage guidait leurs pas: 12 destins face à l’Histoire,  Tallandier,  23 mars 2023, 224 p.)

Ajoutons qu’Alain Finkielkraut recevait, ce samedi 13 mai 2023, dans son émission : « Répliques », sur France-Culture, précisément François Sureau et Manuel Valls, sur le thème : « La vertu du courage » (à écouter ou à télécharger, en cliquant ici).

Aussi bien, Alain Finkielkraut, élu au fauteuil 21, qui ne pouvait esquiver le morceau d’éloquence qui résonne, chaque fin d’année, sous la Coupole, se porta volontaire et prononça son « Discours sur la Vertu », le 12 décembre 2019, observant, dans la veine qu’on lui connaît : « Notre temps, délesté de la sagesse des Anciens, ne reconnaît d’autre loi que son élan compassionnel. Religion de la sortie du christianisme, l’humanité occupe seule désormais l’espace que se partageaient autrefois les vertus cardinales et les vertus théologales. » Il conclut par un vibrant appel à ce « que nous trouvions en nous la ressource, c’est-à-dire la vertu, de résister au sens de l’Histoire ». Ce qui, chez d’aucuns, aurait passé pour un aveu, chez lui, sans surprise, tourne en revendication (consultable, en cliquant ici).

 

2 Commentaires

  1. Magnifique illustration !
    « Le Lion de Lucerne » commémore les officiers et les centaines de soldats du régiment des Gardes suisses morts en 1792 au service du roi de France, Louis XVI, lorsque les révolutionnaires prirent d’assaut le palais des Tuileries à Paris.
    Comment, alors, ne pas évoquer la Loge « Le Centre des Amis » constituée le 2 février 1793 et issue de la RL militaire « Guillaume Tell », à l’Orient des Gardes Suisses, dont la patente constitutive date du 24 juillet 1778…

    • Yonnel, un puits de science où se réverbère l’écho en chantant…
      Merci de cette précision qui résout l’énigme de ce lion à qui la puissance suffit, sans avoir à démontrer sa force…

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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