sam 20 avril 2024 - 09:04

La dernière tentation d’Hiram

“Pauvres fous! Serez-vous ingénus au point de croire que nous vous enseignons ouvertement le plus grand et le plus important des secrets ? Je vous assure que celui qui voudra expliquer selon le sens ordinaire et littéral des mots ce qu’écrivent les philosophes hermétiques, il se trouvera pris dans les méandres d’un labyrinthe d’où il ne pourra s’enfuir.” Artéphuis

À cet instant, alors que la lumière du jour venait de prendre cette couleur blanche du plein midi, l’homme se tenait dans le silence du chantier déserté. Les ouvriers, épuisés par la chaleur et tant d’années de labeur, avaient regagné des lieux ombragés. Le temple était achevé. Il était flamboyant et l’homme, dans la solitude, se regardait comme dans un miroir, en un face-à-face avec l’œuvre accomplie, érigée dans la sueur et la connaissance de ses bâtisseurs. Voilà dix ans, déjà, que l’homme avait quitté son pays, le royaume de Tyr, pour venir, ici, sur cette colline, à la demande du roi Salomon, élever un sanctuaire dédié au Dieu des Hébreux. Le silence inhabituel disait l’achèvement des travaux. L’espace sacré était enfin délimité. L’homme avança doucement et pénétra une dernière fois jusqu’au narthex. Entre les 2 colonnes, qu’il avait fondues dans l’airain pour attester de la hiérogamie du ciel et de la terre, il s’arrêta, se retourna, laissant le parvis du Saint des Saints derrière lui, dominant la cité qu’un pur rayon de soleil éclairait.

Jérusalem semblait appartenir au ciel.

Sa souffrance d’être exilé avait disparu depuis longtemps. Une paix indicible l’habitait aujourd’hui. En participant à la création du temple, il était entré en communion spirituelle avec le peuple d’Israël. L’œuvre, en sacralisant une pensée et ses gestes, lui avait permis de se fusionner avec l’univers et dans cette réunification cosmique de trouver la communion avec la lumière. C’est un des messages qu’il avait inscrit dans ses colonnes.

L’homme décida, soudain, dans sa méditation de rentrer préparer son retour à Tyr. Un désir de fermer un cercle, de revenir au point initial pour se ressourcer afin de poursuivre.

– Serait-ce encore possible ? Le début est-il toujours à la même place ? Le temps et mon cheminement sont-ils cercle ou spirale ?  Me laisseront-ils retrouver ce que j’ai quitté ?

Une hâte juvénile le poussa à accélérer ses pas. Il descendit vers une des sorties de l’enceinte.

– Mais oui je pars ! Je rentre. Ce que j’ai achevé ici, je le rebâtirai ailleurs. À Saba peut-être où de nouveaux chantiers s’ouvrent et le message reçu de l’Égypte, inscrit ici, sera révélé là-bas aussi ! Par les bâtisseurs, la parole doit se répandre. Allons !

Avec une énergie revivifiée par ses projets, l’homme se dirigea vers la sortie la plus proche, à la porte du midi[1].

Son visage luisait de cette sagesse qui pour certains, à l’âge mûr, témoigne d’un passé actif au cours duquel les expériences sont intériorisées. La sensualité de ses traits montrait sa générosité, son pas ferme et vif, sa détermination. Grande et svelte, sa silhouette attestait une vie saine dont les seuls excès ne sont que ceux de la pensée. Malgré ses années, une grande force, qu’on devinait inaltérable, lui donnait cette beauté souveraine, faite d’une harmonie délicate où se mêlent l’intelligence, la mansuétude, la spiritualité, la droiture. Le regard de l’homme imposait le respect: C’était celui d’un maître, du Maître d’œuvre du Temple et il s’appelait Hiram Abi. Soudain jaillit une ombre sur le sol.

– C’est certainement un ouvrier, puisque seuls, ils ont accès à ce lieu ! Mais que peut-il faire à cette heure trop ardente, pourquoi ne se repose-t-il pas comme les autres ?

Dissimulé du feu solaire dans les replis de son long vêtement de laine, un compagnon du chantier se plaça entre l’issue sud et Hiram, comme pour lui interdire l’accès. Dans sa main, la règle graduée. Hiram reconnut Séterkin, le maçon aussi appelé Phanor, à la face de lion (l’article de mardi dernier a évoqué d’autres noms des assassins).

– Que la paix soit avec toi. Puis-je t’aider en quoi que ce soit ? Cherches-tu quelque chose ?

– Nous étions un groupe uni de compagnons mais tu as choisi un petit nombre d’entre nous pour les distinguer. Pourtant, nous œuvrions tous ensemble sur le même ouvrage. Aujourd’hui, ils ont la tête ceinte d’un couvre-chef particulier qui les désigne comme nos maîtres. Je sais que tu leur as transmis un mot de passe grâce auquel ils ont accès au pouvoir de diriger. Je ne veux attendre plus longtemps pour bénéficier moi aussi de la marque de leur supériorité. Donne-moi ce mot de passe pour que j’use, moi aussi, de ces privilèges.

– Enfant ! Quelle impudence, pensa Hiram amusé mais déçu par cette vindicte, Dommage ! Un bâtisseur ! Il veut faire comme tant d’autres, là-bas, dehors. Il veut dominer. Il a cédé à la tentation de l’identité dans l’orgueil et la suffisance. Son impatience est un échec de l’enseignement qui lui fut donné. L’ardeur est parfois juste mais il faut d’infinies préparations, d’infinies précautions pour mener à bien une vie d’homme, création même de la création. Nul ne peut accéder à une connaissance qu’il ne soupçonne même pas. Autrement c’est avilir la voie de ceux qui font l’effort d’y avancer. Sa vanité veut précipiter le temps de l’éveil et sa quête est déviée. N’a-t-il pas compris l’indication symbolique de la règle qu’il tient ? C’est une graduation des  12 heures du jour. Une conscience du temps. Mais sans le compas il n’a plus d’ajustement sur la mesure, sur le raisonnablement connaissable. La règle sans le compas, c’est l’imagination exaltée qui poursuit jusqu’à l’infini ses propres envies, en dehors de toute réalité. Son aspiration au pouvoir est une ambition castrante pour la manifestation des modalités généreuses de l’être. Vouloir primer sur les autres, c’est renier l’esprit de fraternité qui est instituée dans cette communauté de bâtisseurs. Il croit encore à une hiérarchie de pouvoirs. Elle n’est que degré de connaissance. Ce sont les devoirs qui sont les véritables sources des droits. C’est dans la différence des devoirs qu’est la distinction des groupes. Par ailleurs…

Avec bonté, Hiram tenta d’expliquer au compagnon son impossibilité, par ailleurs, de lui communiquer le mot du Maître.

– À moi seul je ne puis t’accorder cette faveur.

Le compagnon insiste, paralysé dans sa compréhension par son ambition.

– Insensé, ce n’est pas ainsi que je l’ai reçu, ni qu’il doit se demander. Travaille, persévère et tu seras récompensé.

Séterkin, le maçon s’emporte, menace. Le maître demeure calme mais inflexible. Alors la main se lève et frappe, visant à la gorge. Mais, déviée, la règle atteint Hiram à l’épaule droite sur la clavicule, qui sous le choc de la surprise et l’onde de cette violence, chancelle et met le genou droit à terre.

– Je ne veux pas l’affronter avec la force. La force ne peut changer un état d’esprit. Laissons-là !

Hiram se relève et s’éloigne pour éviter un combat. Préoccupé par cet incident, endolori, il se dirige vers une autre sortie à la porte de l’occident. Mais le compagnon n’était pas seul. Un complice attendait devant la deuxième issue. Comprenant l’échec de son acolyte, il se montre d’emblée menaçant, figé comme un bouc prêt à foncer :

– À moi tu dois donner le mot de passe. Je suis Otefut appelé aussi Amron, le charpentier. Tu es un mauvais chef. Tu as créé des hiérarchies entre tes ouvriers. Le salaire des Maîtres est plus élevé que le mien, je les envie. Je suis aussi instruit qu’eux, je veux obtenir la même rémunération. Parle et prononce le mot des Maîtres pour que je touche mon salaire en chambre du milieu.

Hiram comprend qu’il y a conjuration. Une inquiétude nouvelle ne le décourage pourtant pas. Il explique avec fermeté en voyant le levier dans la main de l’homme.

– Puisque ton nom Amron veut dire parler, révéler, sache que la parole sans l’action n’est rien. La discipline que tu as consentie à la communauté des charpentiers ne s’accommode ni de la sottise satisfaite ni de la vanité. Il est aberrant que ceux qui entendent travailler avec une équerre se soucient de prestige et de faveurs personnelles. C’est renoncer à l’essence même de la solidarité des bâtisseurs. C’est désobéir à la norme. Ton équerre t’indique que tu ne peux bâtir que sur ce qui est juste, animé par l’esprit d’équité. Le levier que tu tiens, c’est ta volonté qui s’imposera si elle prend un point d’appui sur un dévouement absolu à une cause élevée, noble et généreuse. Tourner les règlements, être le plus malin, plus exigeant, vouloir sans mériter meilleur salaire, c’est condamner la vertu de l’ordre instauré entre les différents groupes de travailleurs. Le secret que tu demandes, il est dans la paix intérieure, dans une réponse que tu te feras à toi-même et qui met toute chose à sa place et tout homme où il peut soutenir l’édifice. Passion, ambition, vanité, déraison t’éloignent de cette voie sur laquelle tu t’étais engagé. Nul ne peut la parcourir à ta place et le mot du Maître se trouve plus loin sur ton chemin. Persévère, travaille, cherche et tu trouveras.

Mais Otéfut n’entend rien, d’un geste fanatique il frappe avec le levier qui atteint la nuque du Maître.

– Un outil lui aussi !

Le coup est fulgurant, douloureux.

– Construire, détruire avec le même objet ! Sublimation et perversion se présentent de la même façon. J’avais raison. Mes colonnes ne le démentent pas. Pervertir l’usage du levier retire tous les fruits de l’enseignement. Cet homme est redevenu profane.

Hiram cherche maintenant à échapper à ce qui se referme sur lui. Ces compagnons impatients et exigeants sont devenus les gardiens d’une ouverture close à jamais. À la porte de l’orient, ultime issue qui évite d’entraîner ses agresseurs vers le kodech kodechim, le Saint des Saints, le Maître se heurte à Habirama le mineur, appelé aussi Méthoushaël, de son autre nom Hoben. La voie du compagnon est stridente comme celle d’un serpent. Hiram mesure d’instinct toute la haine de l’homme. En voyant le maillet qu’il tient dans sa main, il esquisse un sourire malgré la recrudescence de sa souffrance aux deux points d’impact des outils.

– Le symbole du Maître! Ah s’il avait voulu diriger sa pensée vers l’intelligence, la persévérance, la conscience morale, mais son nom, celui qui tue le père, me dit très clairement ce qui va advenir.

Hiram ne doute pas que l’homme cherchera à l’atteindre avec l’outil transformé en arme. Il n’a pas peur. Mais il sait que la mort de l’esprit qu’il lit dans les yeux de son agresseur, c’est sa mort :

– Donne-moi le mot du Maître! Tu ne peux plus t’échapper.

Et sans attendre, avec sa masse, Habirama frappe le Maître au front d’une atteinte mortelle. Ainsi le génie des ténèbres, qui est en chaque être, avait soulevé les passions pour tenter de ruiner l’œuvre, en jetant le trouble parmi les compagnons qui déjà initiés aux premiers secrets de l’art se regardaient comme victimes de l’injustice et de la partialité parce qu’ils n’avaient pas été reconnus comme Maîtres.

– Ne pas tomber, ne pas perdre l’équilibre, lutter encore pour être, refuser la menace, ne plus sentir cette paralysie qui m’asphyxie, qui endort ma conscience. Je veux vivre debout. J’ai créé, protégé, aimé. Tous mes gestes de vivre m’abandonnent. Que j’ai mal ! Je suis si seul. Il suffirait de dire et on m’aiderait, me soutiendrait, me soignerait peut-être. Ah ces tourments de la trahison où tout s’inverse et de la douleur que je ne maîtrise plus. Compagnons,  qu’avez-vous fait de votre enseignement ? Vous ne savez pas ce que vous faites. Vous êtes devenus chimère à tête de lion et de bouc, et à la queue de serpent. Mes forces me quittent, il suffirait d’un mot, ma vie pour un mot – – – Iod – Hé – Vav – Hé, Iod – Hé – Vav – Hé, 10 , 5 , 6 , 5 … Les lettres se succèdent et tournent devant ses yeux.

– Mot de passe, mot de Maître, mot-clef pour ouvrir mais aussi pour fermer, pour le passage de ma vie à la mort. C’est toute la connaissance de la doctrine ésotérique qui est contenue dans ces 4 lettres. Nommer, c’est créer, mais prononcer seul le mot, c’est ne rien dire. Et pourtant, il faut que je vive. Je suis dépositaire d’une partie de la parole qui disparaîtra si chacun des dépositaires ne transmet pas son morceau de clef. Cette parole n’est complète que si réunis avec le roi Salomon et le roi de Tyr, nous prononçons ensemble ce qui est imprononçable, seul.

En ce temps, un roi était un initié au plan supérieur qui était coiffé d’une couronne ou d’une tiare et qui était capable d’enseigner suivant la voie initiatique, la voie royale. Le roi de Tyr possédait tous les matériaux de bois et de métal. En lui la force ! Le roi d’Israël conçut, transforma pour l’élaboration du temple. En lui la fondation ! Hiram, envoyé de Tyr auprès du roi Salomon, en réalisant l’œuvre ferme le triangle en une synthèse indissociable avoir-agir-être.

– Personne ne connaît mon secret. En tant que Maître je dois encore enseigner un autre Maître pour qu’il me remplace et pour que la chaîne ne se brise pas. Il faut que je vive ! Mais comment vivre sans dire à celui qui ne peut comprendre. Je n’en connais que les lettres dans leur forme, pas le phonème. Le tétragrammaton ne se prononce pas. Pas de défi à relever, pas de détermination héroïque. De toute façon, ils ne peuvent comprendre. Alors pourquoi ne pas céder ? Prononcer au moins une fois pour moi-même. Faire cesser le tourment. Réunir mes forces et dire pour survivre.

Il essaya de respirer : AUMMM………

– Dis, vas-y, parle, donne-moi le mot insista le félon.

Hiram ferme les yeux.

– Dire et leur laisser croire que le mot suffit. Non !  C’est le mal dans ma chair qui chavire mes pensées. Il faut que le mal se taise. J’ai témoigné en faveur de la connaissance par ma vie, mon œuvre et ma sagesse. Ma mort doit témoigner aussi. Le secret doit-il être préservé au prix de la vie ? Le secret vaut-il par lui-même ? Ou plutôt par la façon dont on le vit ?  Ma mort sera garante du secret, même si elle l’efface. J’ai cherché la réponse qui terminerait mon questionnement. Cette réponse ne peut être entendue que de moi. Ce n’est pas celle de l’autre, c’est celle que je fais mienne. C’est ma foi. Je ne la trahirai pas en laissant croire à ce compagnon  autre chose. Je suis, même si lui a renoncé à être. Sans ce défi avec l’insupportable, je n’aurais jamais su l’espérance qu’il faut avoir. Ma vie fut comme une journée bien remplie et maintenant, je puis être las. La loi de l’homme n’est pas la possession, c’est l’attente. Dire serait non seulement me trahir mais trahir aussi l’enseignement donné à mes meurtriers. Je me meurs. Mais essayer, au moins une fois, de prononcer seul l’ineffable. Tenter une ultime sonorité intégrant dans l’unité, peut-être enfin trouvée, la totalité des parties.

Un nuage voila le soleil. En s’affaissant, Hiram murmura une parole qu’Habirama n’entendit pas. Elle se perdit dans la mort. L’avait-il prononcé ce mot du Maître ou bien son dernier souffle fut-il pour dire «vanité des vanités» ou bien «buttom of rose» ou tout autre mot d’un rêve désormais impossible. En mourant Hiram entra dans la lumière et la parole fut perdue.

En apprenant la mort d’Hiram, Salomon fut obligé de remplacer la parole perdue par un vocable de substitution : les premiers prononcés par les Maîtres qui découvrirent le corps du mort scellèrent à nouveau le secret de la maîtrise; c’est ce que nous disent les rituels Maçonniques.

Voilà ! «Inventer, frénétiquement inventer, sans se soucier des liaisons, jusqu’à ne plus parvenir à faire un résumé. Un simple jeu de relais, entre emblèmes, l’un qui dise l’autre, sans trêve. Décomposer le monde en une sarabande d’anagrammes en chaîne, et puis croire à l’inexprimable[2].» N’est-ce pas la vraie lecture de la Thora ?

Mais nous nous posons des questions.

Comment se fait-il que, sachant que la parole ne pouvait être que par la réunion du 3 (le roi Salomon, le roi de Tyr et Hiram), comment se fait-il qu’aucun d’entre eux n’ait pensé à transmettre sa propre connaissance à un disciple pour que la chaîne ne se brise pas en cas de disparition? Était-ce se croire immortel ?

Il semble que le nouveau mot du Maître soit partagé par plus de 3 Maîtres.

Dans le rituel du Rite Ecossais Ancien Accepté, tous ceux qui assistent à l’élévation du corps sont témoins du mot secret (le Grand Expert, les 3 Maîtres qui gardent le cadavre, le 2ème Surveillant, le 1er Surveillant, 7 Maîtres qui délimitent la chambre du milieu. C’est dire que tous les Maîtres ont accès cette parole ! Il y avait donc auparavant une hiérarchie implicite du fait du secret. Celui qui dirige les travaux est-il plus qu’un Maître ? Pour nous, il n’y a rien au-dessus du Maître. Alors que peut  signifier que 3 seulement avaient accès à une connaissance secrète ? Considérant que chez les Hébreux, le grand prêtre, le Cohen Gadol, était seul détenteur de la prononciation orthoptique et totale du mot sacré qu’il vocalisait une fois par an dans le Saint des saints, cela pourrait vouloir dire que la parole ne fut pas perdue et que si Salomon la substitua, c’est qu’il pensait que son Maître d’œuvre avait cédé à la pression de ses agresseurs.

Ainsi en passant d’un plan d’analyse (le réel) à un autre (le symbolique) et en les confondant dans le raisonnement, on finit par dire presque tout ce que l’on veut et même son contraire. En tout cas, c’est ce genre d’interrogation qui s’impose à la lecture de la légende d’Hiram que nous avons revisitée. Il y a plusieurs tentations d’Hiram évoquées par notre travail :

– Celle de retourner dans son pays pour poursuivre une œuvre. Elle est désir.

– Celle que nous n’avons fait qu’effleurer, mais pas retenue, elle est celle de parler pour céder à la menace des compagnons

– Enfin deux ultimes tentations semblent intéressantes : celle de parler pour survivre et sauver le secret qui est dans une triangulation symbolique des deux rois d’Israël et de Tyr et de Hiram qui est la synthèse des dualismes.

– Celle de prononcer, à lui tout seul, la parole interdite. C’est là à la fois un péché d’orgueil, peut-être, mais surtout une curiosité métaphysique de résonner au plan cosmique avec le nom de l’Ineffable.

Hiram, personnage mythique, incarne pour la Franc-maçonnerie un syncrétisme de ces êtres qui doivent mourir pour ressusciter, pour fonder un courant de Tradition. Cet Hiram-là n’a pas pu avoir l’ultime tentation de prononcer, seul, l’imprononçable. Cela n’a été qu’un artifice psychologique pour nous interroger, car Hiram, en tant qu’initié, sait l’abomination que serait la compréhension littérale de la fiction mythique. Tous les termes désignant le mystère, l’esprit, l’être, la substance, le Un, l’essence, l’alpha et l’oméga, sont des vocables chosifiant ou personnifiant. Seul existe le mystère immanent à l’existence, l’organisation harmonieuse de l’univers et l’émotion humaine devant cet aspect mystérieux auquel participe tout ce qui existe réellement (êtres et choses). Le nom «D.ieu», s’il n’est pas abusivement employé, ne signifie absolument rien d’autre que l’émotion devant l’inexplicable.

Le créateur et le juge du monothéisme (iod, hé, vav, hé) sont unis en un seul symbole dont la signification est le mystère de l’existence, dans lequel est inclus le mystère de la vie humaine. En conséquence le nom «Dieu» implique la responsabilité du choix entre le bien et le mal, ce qu’attestent les Tables de la loi mosaïque. Nommer c’est faire exister. Du latin exsistere, exister se comprend comme «sortir de, s’élever de». L’existence est donc imaginée comme sortie de l’harmonie infinie. L’expulsion, autant dire l’émanation à laquelle la racine du terme «exister» fait allusion n’est pas forcément une réalité, mais une image rejoignant l’image personnifiant des mythes, du symbole du créateur. Pour nous, elle n’est pas explicative. Salomon dit : «l’image s’efforce d’exprimer l’incommensurable. Jérusalem, (la culture hébraïque) sera détruite, comme toute culture, lorsque l’abomination s’installera dans le Temple, lorsque le nom de Dieu sera pris pour le nom vivant». L’abomination serait d’employer le nom sans référence aux mystères. Quelle vanité pourrait être plus grande que la prétention d’une spéculation métaphysique qui non seulement voudrait prononcer le nom Dieu, mais qui, ignorant la signification symbolique, affirmerait en le prononçant la confusion entre le symbole et le mystère nommé Dieu ?

Les centres d’enseignement d’initiation appelés Mystères existant en Égypte, en Grèce, et chez tous les peuples de haute culture, avaient pour but de réveiller l’émotion devant le mystère de l’harmonie universelle, à laquelle l’homme, pour son bien essentiel, doit s’incorporer par voie d’auto-harmonisation ; d’où  s’ensuit le sentiment vivant de l’éthique immanente, véritable religiosité. Hiram, initié, sait que cela ne se prononce pas, non parce qu’il y a interdiction, mais parce qu’il y a impossibilité.

Aujourd’hui, la tentation de certains francs-maçons est de croire savoir prononcer les noms Liberté, Égalité, Fraternité, Tolérance et de se contenter de ces murmures incantatoires en pensant que cela suffit pour les faire exister.


[1] Le Temple n’avait que trois portes. On trouve : la première, celle du nord, était réservée au peuple ; la seconde livrait passage au roi et à ses guerriers ; la porte de l’Orient était celle des lévites. On trouve aussi : l’une à l’orient, qui communiquait à la Chambre du Milieu et qui était réservée aux maîtres; une autre au Midi et la troisième au nord; celle-ci était l’entrée commune à tous les ouvriers. Le Régulateur de 1801 rapporte : «on entroit dans le temple par trois portes : celle destinée aux apprentis et par la suite au temple, étoit à l’occident ; celle destinée aux compagnons, et après l’achèvement du temple aux lévites, étoit au Midi ; et celle destinée aux maîtres et par la suite aux pontifes, étoit à l’Orient.» 

Parce que les conjurés bloquent trois portes, cela signifie qu’il n’y en avait effectivement pas d’autres. Le parcours du maître n’est plus le même selon les rites. Par exemple : son le trajet commence, selon le REAA, au sud puisqu’il est écrit : “«”ayant terminé son inspection des travaux du jour, Hiram allait se retirer par la porte du Midi» puis il se dirige vers la porte d’occident” [?]. Au Rite Français traditionnel, HIRAM s’étant rendu dans le Temple par une porte secrète dirigea ses pas vers la porte d’Occident, où l’attendait le 1er assassin, puis il tenta de sortir par la porte du Midi, et finit pour courir vers la porte d’Orient où il trouve le 3ème mauvais Compagnon. Cependant au Rite Français de référence du GODF, édition 2009,  occident, nord et orient sont, dans l’ordre, les portes du parcours d’Hiram. Mais au Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm comme au Rite Opératif de Salomon: sa visite terminée, Hiram sortit de la Chambre du Milieu et se dirigea vers la porte d’Occident [?], puis continua vers la porte du nord. Au Rite Écossais Primitif, Occident [?], Midi et Orient est le trajet d’Hiram. Au Style Émulation, ils [les mauvais compagnons] s’embusquèrent respectivement aux entrées ménagées à l’Est, au Nord et au Sud du Temple, où notre Maître s’était retiré pour faire ses dévotions au Très Haut, ainsi qu’il y était accoutumé à l’heure de midi ; le premier coup est porté au sud, puis le Maître se dirige vers la porte du nord et reçoit le dernier coup à l’est trajet [le plus en accord avec le plan du Temple]. Pour le rite de Misraïm, le parcours est : midi, occident, orient, comme indiqué dans le Rituel de 1820 du Rite de Misraïm. Au RER,  Hiram entré par la porte  d’occident, dirige ses pas vers la porte du midi, où il rencontre le 1er assassin, puis fuit vers celle du nord et finit à celle d’orient. (Rituel du grade de maître au RER, Rédigé au Convent de 1782).

Le trajet se finit toujours à l’Orient de la chambre funèbre de la loge. La narration du meurtre ne se rapporte donc pas toujours à l’orientation du Temple de Salomon, mais plutôt à celle la loge où se joue l’époptie.

[2] Umberto Eco, Le pendule de Foucault.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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