Le livre de Baudouin Decharneux est une leçon lumineuse de franc-maçonnerie en ce qu’il répond à une question à la fois évidente et complexe : la franc-maçonnerie est-elle assimilable à une forme de religion ? L’auteur analyse en profondeur la dimension paradoxale du rassemblement maçonnique : un art de cheminer et de raisonner qui permet la cohabitation des contraires, l’unité n’étant pas l’uniformité.
Loin de toute lecture irénique, l’auteur met en relief la méthode d’une société initiatique qui, dès son origine, se place à contre-courant du pragmatisme et de l’immédiateté du monde, ainsi que le caractère ardu de l’entreprise maçonnique – promouvoir une lecture archaïque des symboles en prolongeant des pratiques philosophiques (la liberté d’examen, l’exercice de la raison) qui remontent à Platon. La franc-maçonnerie serait-elle une gnose, dans le sens socratique, postulant que l’absolu est une quête ? Une forme de religiosité humaniste ? Une religion des philosophes ? Une fraternité reposant sur des idées à la fois transcendantales et immanentistes ?
L’auteur rappelle que la franc-maçonnerie est née à un moment de ruptures et qu’elle n’est pas à l’origine des révolutions, même si elle les a accompagnées. Héritière en tous points de la Renaissance et des Lumières, la maçonnerie est intéressante car elle se veut une organisation à la fois collective, hiérarchique (cette hiérarchie est relative et transitoire) et démocratique, centrée sur le sujet pensant guidé par l’idée de liberté. En effet, bien avant la naissance de l’État de droit, on y pratiquait la circulation élective et démocratique des offices et la circulation libre de la parole.
La réunion du mythe, du symbole (en tant que signe de reconnaissance) et du rite – c’est-à-dire du visible et de l’invisible – comporte un caractère structurant qui fait de l’imaginaire le puissant moteur du politique. Le religieux est donc tenu à la périphérie et les récits sacrés sont revisités de manière oblique pour n’en retenir que la portée spirituelle, rationnelle ou politique (Salomon, Hiram). Malgré quelques ressemblances et points d’intersection avec la religion, les mythes maçonniques sont décalés par rapport au monde biblique et les rites maçonniques se placent loin de toute nostalgie religieuse.
La loge est donc un espace auto-constituant fondé sur une idéalité sociale liée au métier de constructeur, ce qui présuppose l’idée d’« instruction » (littéralement, entrer dans le métier de maçon), ainsi qu’une méthode progressive et circulaire (faire peau neuve tout en restant soi-même). La maçonnerie est une invitation au cheminement, au dépassement de soi et de sa médiocrité.
Les maçons ne sont donc pas des fidèles, ni des prédicateurs, mais des ouvriers. La modestie de cette condition correspond à la grandeur de leurs idéaux, à la fois universalistes (par le développement de la capacité de s’approprier une pratique et de la transmettre à travers le temps et l’espace) et prométhéens (par la mise en perspective symbolique du progrès et de son caractère équivoque). De ce point de vue, la maçonnerie peut paraître naïve et faible sur le plan philosophique (p. 101-102). Le décalage de ses idéaux est à la fois sa force et sa faiblesse : quelle association d’hommes proclame aujourd’hui le triomphe des humanités et le culte de la raison ? Quel rassemblement ose prôner actuellement la glorification du travail par l’union de la main, de l’outil et de l’esprit ? Qui croit au xxie siècle que la véritable noblesse de l’homme réside dans ses réalisations ?
Cet ouvrage montre que la franc-maçonnerie ne peut en somme proposer qu’une modeste mais ambitieuse « logique de repères » (p. 105), qu’un moyen de poncer la rugosité de l’esprit en le frottant aux autres pensées, qu’une stimulante invitation à traiter symboliquement des récits, qu’ils soient maçonniques, mythologiques ou sacrés, loin de toute essentialisation et de tout relativisme des textes ; fille de Lumières, la méthode maçonnique privilégie la mise en perspective, la problématisation et l’argumentation, à quoi on peut ajouter l’ironie et l’autocritique.
Baudouin Decharneux montre qu’en faisant du divin une question philosophique, en donnant un caractère non exclusif et relatif à l’appartenance maçonnique et en pratiquant une lecture agnostique du dogme, la franc-maçonnerie est effectivement une hérésie ; voilà une ligne de fracture essentielle entre le religieux et le philosophique démontrée brillamment par l’auteur.
La franc-maçonnerie est plus pauvre qu’une voie spirituelle, plus faible qu’une philosophie, plus inconsistante qu’une religion. Elle n’est en effet pas une religion de substitution, ni une religion en soi, ni une religion surplombant les autres ; elle ne peut pas l’être car elle est infiniment moins. Elle est le lieu de l’incomplétude, celui où l’on déploie sa singularité pour augmenter sa liberté. Pour les maçons, « la parole est perdue. Ils s’efforcent de la retrouver » (p. 131). (Source cairn)
Vidéo extrêmement intéressante. Merci 450.fm.
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