ven 26 avril 2024 - 14:04

Le fameux mythe judéo-maçonnique

De notre confrère conspiracywatch.info

La rédaction de 450fm partage l’excellent reportage de Conspiracy Watch l’Observatoire du conspirationnisime sur le mythe de la « judéo-maçonnerie ». Compte tenu de sa longueur, il sera partagé en trois volets .

La « judéo-maçonnerie » est une entité chimérique. Elle est le produit d’une essentialisation ou d’une ontologisation d’un ensemble de rumeurs fondées sur des peurs de diverses provenances, transformé par la propagande catholique au XIXe siècle en légende, voire en mythe politique moderne. Il s’agit bien sûr d’un mythe répulsif, qui se traduit par un grand récit observable sous de multiples variantes. Car au sujet collectif qu’est la « judéo-maçonnerie » est attribuée une activité principale : sa lutte pour soumettre et dominer le genre humain, par la corruption lente et la destruction violente. On se trouve ainsi devant un grand récit d’épouvante, celui du « complot judéo-maçonnique », dans et par lequel se construit l’identité narrative fictive de l’ennemi absolu du genre humain, interprété par les polémistes chrétiens d’inspiration apocalyptique comme la figure historique de l’Antéchrist ou celle de Satan (Airiau, 2000 et 2002).

L’ennemi du genre humain est en même temps l’ennemi de Dieu. Les « judéo-maçons » apparaissent dès lors comme les « enfants du diable » de l’âge moderne. Le « complot satanique » intervient dans les années 1880 et 1890, porté par la mystification de Léo Taxil (Byrnes, 1950, pp. 304-318 ; Weber, 1964 ; Rousse-Lacordaire, 1996, pp. 124-128 ; Introvigne, 1997, pp. 143-208 ; James, 2008a, pp. 247-252 ; Rouault, 2011), pour conférer à la « judéo-maçonnerie » le statut d’une Contre-Église patronnée par Lucifer en personne. C’est autour de cette figure luciférienne qu’a été réinventée la démonologie chrétienne au XIXe siècle. Son passage au politique ne l’a sécularisée que d’une façon superficielle. L’interprétation raciste du grand récit conspirationniste conserve ainsi l’essentiel du schéma apocalyptique, comme il est clair dans les textes de plus hauts dignitaires nazis, à commencer par ceux d’Adolf Hitler et d’Alfred Rosenberg. Mais la racialisation du mythe répulsif avait commencé dès les années 1880, en France et en Allemagne.

Affiches propagande antimaçonnique
Affiches propagande antimaçonnique

La grande nouveauté des années 1920 et 1930, c’est l’irruption d’une nouvelle figure historique de la menace satanique : le bolchevisme. Le mythe anti-judéo-maçonnique, dès 1918-1920, va devoir incorporer ce nouveau venu, en lui donnant le statut de rejeton du « judéo-maçonnisme » comme projet de conquête et de domination, voire de terreur et d’extermination. Sous sa forme achevée, le grand récit d’épouvante inclura dans une même représentation de l’ennemi absolu, soit celui censé vouloir nous tuer et qu’on doit donc tuer – préventivement -, un certain nombre d’autres figures incarnant des menaces abstraites, qui toutes sont réductibles aux quatre suivantes : le « péril juif », le « péril maçonnique » (ou « judéo-maçonnique »), le « péril rouge » (ou « judéo-bolchevique »), la « finance internationale » (le « judéo-capitalisme », la « judéo-ploutocratie », etc.). Le « complot juif » joue ainsi le rôle du proto-complot, du grand complot chronologiquement premier, en même temps que celui du complot paradigmatique et celui encore de la dimension cachée de tous les autres complots. C’est pourquoi cette construction symbolique est au principe d’une refonte de la haine idéologisée des Juifs, qu’on appelle ordinairement « l’antisémitisme » depuis les années 1880.

Dans son livre sur l’histoire des Protocoles des Sages de Sion, Norman Cohn a proposé de caractériser « l’antisémitisme exterminateur » par l’attribution aux Juifs d’une conspiration mondiale de nature satanique :

« L’antisémitisme le plus virulent [the deadliest form of antisemitism], celui qui aboutit à des massacres et à la tentative de génocide (…), a pour noyau la croyance que les Juifs – tous les Juifs, et partout – sont partie intégrante d’une conspiration décidée à ruiner puis à dominer le reste de l’humanité. Et cette croyance est simplement une version modernisée et laïcisée des représentations populaires médiévales, d’après lesquelles les Juifs étaient une ligue de sorciers employée par Satan à la ruine spirituelle et physique de la Chrétienté » (Cohn, 1967, p. 18 ; trad. fr. modifiée).

Cette vision satanisante des Juifs comme secte internationale conspirative n’aurait pu se constituer cependant sans la diabolisation par l’Église de la franc-maçonnerie, ni sans l’assimilation, sous différentes formes, des francs-maçons au Juifs, pour faire surgir le spectre de la « judéo-maçonnerie ».

Du « complot juif » au « complot judéo-maçonnique »

Le mythe théologico-religieux du « complot juif » existait depuis plusieurs siècles lorsque commença à se former, à la fin du XVIIIe siècle, le mythe politico-religieux du « complot maçonnique », avant tout pour expliquer un événement apparemment inexplicable, la Révolution française. Pour les premiers auteurs contre-révolutionnaires, cette dernière ne pouvait s’expliquer que comme le résultat de l’action concertée de membres d’une formidable conspiration obéissant à un même centre de direction, et selon un programme fixé à l’avance. Ce fut l’invention du « complot maçonnique », qui va rapidement s’amalgamer avec le « complot jacobin », dans un moment historique caractérisé par l’incertitude, l’inquiétude et le désarroi. La mythologie conspirationniste moderne commence ainsi à prendre forme dans un discours prétendant conjurer le « complot maçonnique » dont l’objectif serait de détruire la civilisation chrétienne et de bouleverser l’ordre social jugé « naturel ». Ledit « complot maçonnique » commence à être élaboré dès 1790-1791, avec notamment le livre de l’abbé Lefranc : Le Voile levé pour les curieux, ou le Secret de la Révolution de France révélé à l’aide de la Franc-Maçonnerie (1791), pour arriver à maturité dans les années 1797-1799, lorsque l’abbé Barruel publie ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, d’abord à Londres (4 vol.), puis à Hambourg (5 vol.). Il y donne la formulation canonique de la lecture conspirationniste du cours de l’histoire moderne, affirmant qu’il devait aboutir à la Révolution française, effet et preuve du « complot maçonnique » : « Dans cette Révolution française, tout jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, tout a été prévu, médité, combiné, résolu, statué : tout a été l’effet de la plus profonde scélératesse, puisque tout a été préparé, amené par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans des sociétés secrètes, et qui ont su choisir et hâter les moments propices aux complots. »

Les complots juifs dénoncés depuis l’époque médiévale étaient des complots locaux, dus à l’initiative de Juifs censés vouloir assouvir une soif de vengeance ou poursuivre leurs intérêts particuliers. Tout complot juif dénoncé était attribué à des Juifs particuliers, et non aux Juifs en général : son sujet n’était pas un sujet universel. En outre, les Juifs, dans l’œil du monde chrétien, ne formaient qu’un peuple-vestige, et à ce titre pouvaient jouer le rôle d’un peuple-témoin. Pour devenir au cours du XIXe siècle un complot universel, le complot juif a dû fusionner avec le complot maçonnique. Car la franc-maçonnerie, dans la pensée conspirationniste d’obédience catholique, a été polémiquement construite comme le symétrique inverse de l’Église. À la bonne catholicité de l’Église répondait l’existence inquiétante de la mauvaise universalité de la Contre-Église que paraissait être la franc-maçonnerie, acteur collectif posé en rival satanique de l’Église. L’idée d’une collusion judéo-maçonnique a permis au complot juif de sortir des limites du local et du particulier, de se constituer en complot mondial attribué à un sujet universel, acteur de l’Histoire, en même temps que le peuple juif perdait son statut de survivance pour prendre l’allure d’une puissance émergente, incarnation d’une menace présente et future.

L’idée d’un « complot judéo-maçonnique », à savoir celle d’une alliance secrète entre les hauts dirigeants du peuple juif et les chefs de la franc-maçonnerie, est apparue longtemps avant la formation de l’amalgame polémique « judéo-maçonnerie » ou « judéo-maçonnisme ». Mais cette idée-force sera diffusée confidentiellement, en France comme en Allemagne, jusqu’à la fin des années 1850. Elle deviendra, au cours des trente dernières années du XIXe siècle, un modèle interprétatif de l’histoire contemporaine, en même temps que la matrice de thèmes d’accusation, de stéréotypes négatifs et de slogans visant les Juifs, alimentant le discours proprement « antisémite », fondé sur l’amalgame pseudo-scientifique « Juif = Sémite » définissant la judéophobie racialisée qui passe au politique, notamment en Allemagne et en France, dans les vingt dernières années du XIXe siècle. Mais la racialisation du Juif n’est qu’une composante du mythe politique moderne qu’est le « péril judéo-maçonnique », fondé sur la dénonciation d’un grand complot ordonné à des objectifs d’exploitation, de corruption, de domination, voire d’extermination. C’est autour de cette accusation alors devenue centrale que s’organise la vision antisémite de l’Histoire qui « présente le Juif comme une force satanique, comme la source de tous les maux de l’humanité, depuis ses origines jusqu’à nos jours » (Lewis, 1987, p. 23).

Le surgissement du « complot judéo-maçonnique » : la « lettre de Simonini » à Barruel 

Dans son explication de la Révolution française par un complot maçonnico-jacobin où les Illuminés de Bavière, conduits par Adam Weishaupt, jouent un rôle central, l’abbé Barruel n’accordait guère d’importance aux Juifs. Il en va tout autrement en 1806, lorsque Napoléon 1er décide de réunir le « Grand Sanhédrin », afin de trouver une solution à ce qui paraît déjà être la « question juive », ce qui inquiète divers milieux antijuifs. La fameuse « lettre de Jean-Baptiste Simonini au Père Augustin de Barruel », datée du 1er août 1806 et qui aurait été reçue par Barruel le 20 août 1806, témoigne de l’existence de la représentation d’une inquiétante « secte judaïque » présentée comme l’alliée de toutes les autres sectes, en particulier de celle des francs-maçons, toutes ennemies du christianisme (Cohn, 1967, p. 31-36 ; Taguieff, 2004a, p. 109-113, 2005, p. 148-149, et 2013, p. 273-274). Ladite lettre sera publiée avec des commentaires du Père Grivel, un proche de Barruel, dans la revue catholique Le Contemporain, en juillet 1878, dans un contexte marqué par les interférences entre la campagne antimaçonnique lancée par l’Église et les débuts du mouvement antisémite, en France comme dans d’autres pays européens. La thèse de la collusion secrète est ainsi énoncée : « Les Juifs donc avec tous les autres sectaires ne forment qu’une seule faction, pour anéantir, s’il est possible, le nom chrétien. » Les membres de la « secte judaïque » sont accusés d’être mus par le projet de devenir, « dans moins d’un siècle », « les maîtres du monde », quitte à « abolir toutes les autres sectes pour faire régner la leur ». On trouve donc déjà dans ce faux, vraisemblablement fabriqué soit par la police secrète (Fouché), soit par Barruel lui-même, la thèse selon laquelle les Juifs manipulent ou instrumentalisent la franc-maçonnerie dans leur combat contre la chrétienté et la monarchie. Dans Le Contemporain, on trouve également une note de Barruel faisant allusion à l’existence d’un grand complot remontant aux Templiers, alliés supposés des Juifs : « Pour concevoir cette haine des Juifs contre les rois de France, il faut remonter jusqu’à Philippe le Bel, qui en l’année 1306 avait chassé de France tous les Juifs et s’était emparé de tous leurs biens. De là, dans la suite, cause commune avec les Templiers (…). J’ai su par la voie d’un franc-maçon initié aux grands mystères de la secte qu’il y avait beaucoup de Juifs surtout dans les hauts grades. »

Dans la « lettre de Simonini », on trouve ainsi la plupart des ingrédients du « complot judéo-maçonnique » tel qu’il se constituera en cible principale des polémistes antijuifs au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle. L’idée centrale est la suivante : loin de n’être que l’ensemble des croyants du judaïsme, les Juifs forment en réalité une « secte antichrétienne » ou une société secrète internationale mue par le projet de dominer le monde, et la franc-maçonnerie est l’une de leurs créations sataniques. En 1815 paraît un libelle anonyme titré Le Nouveau Judaïsme ou la Franc-Maçonnerie dévoilée, qui réaffirme l’existence d’une sombre alliance entre Juifs et francs-maçons contre la religion chrétienne et la royauté. L’auteur, fortement influencé par l’antimaçonnisme de Barruel, et partisan déclaré de la Restauration, énonce la thèse d’une communauté de nature entre Juifs et francs-maçons, comme dans cette remarque faite à propos du grade de Rose-Croix : « Ne nous étonnons donc plus si les francs-maçons sont si hardis persécuteurs des Enfants de l’Église : ils sont juifs, ils en font l’aveu. » Mais ce libelle conspirationniste, notamment en raison de son faible tirage, reste sans écho (Lemaire, 2006). L’année suivante, en Allemagne, un pamphlet paraît anonymement (dû à Johann Christian Ehrmann), qui dénonce « la juiverie dans la franc-maçonnerie » : l’intention affichée de son auteur, maçon antijuif, est de mettre en garde ses frères contre les Juifs, qui pénétreraient dans les loges maçonniques afin de les transformer en instruments de domination du monde.

L’élaboration doctrinale : apocalyptisme et satanisme

En France, il faut attendre la fin des années 1860 et les années 1870 pour voir la thèse de la collusion judéo-maçonnique largement diffusée dans les milieux catholiques. C’est avec l’ouvrage de Henri Roger Gougenot des Mousseaux (1805-1876), Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens (1869), qu’est offerte au public catholique une vision élaborée de la conspiration juive universelle dans laquelle la franc-maçonnerie, supposée d’origine juive, joue le rôle d’une alliée privilégiée (Cohn, 1967, p. 45-49 ; Katz, 1995, p. 250-255 ; Taguieff, 2005, p. 141-144, et 2008, p. 329-333). Sa thèse centrale est la suivante : « La maçonnerie, issue des mystérieuses doctrines de la cabale (…), n’est que la forme moderne et principale de l’occultisme, dont le Juif est le prince, parce qu’il fut dans tous les siècles le prince et le grand maître de la cabale. Le Juif est donc naturellement (…) l’âme, le chef, le grand maître réel de la maçonnerie, dont les dignitaires connus ne sont, la plupart du temps, que les chefs trompeurs et trompés de l’ordre. » Ce catholique traditionaliste et contre-révolutionnaire est un antimoderne résolu, qui réduit le monde moderne au résultat de la « judaïsation » de la civilisation chrétienne, c’est-à-dire de sa destruction progressive. « Le Juif », prophétise-t-il, est « celui qui nous prépare, à l’ombre des sociétés secrètes dont il est l’âme et le prince, un prochain et redoutable avenir ».

Les francs-maçons apparaissent dès lors comme les alliés ou les complices privilégiés des Juifs, comme le suggère Édouard Drumont (1844-1917) en 1886, dans un passage de La France juive où il traite de la Révolution française : les Juifs « rentrent derrière la Franc-Maçonnerie, en 1790, et deviennent les maîtres absolus d’un pays qu’ils ont détaché peu à peu, avec une astuce prodigieuse, de toutes les traditions qui faisaient sa grandeur et sa force. » Pour le chanoine Emmanuel Chabauty (1827-1914), auteur, sous le pseudonyme de C. C. de Saint-André, de Juifs et Francs-Maçons. Sixième âge de l’Église d’après l’Apocalyse (1880), somme résumée dans Les Juifs, nos maîtres ! Documents et développements nouveaux sur la question juive (1882), l’alliance des « Princes de Juda » et des sociétés secrètes vise à établir la « domination universelle » des Juifs, grâce à la « formidable armée maçonnique » qui permettra, à travers des bouleversements soigneusement programmés comme la Réforme ou la Révolution française, la destruction de « l’idée chrétienne » et de « tout l’ordre social-chrétien » (Cohn, 1967, p. 49-51 ; Katz, 1995, p. 255-259 ; Taguieff, 2004b, p. 714-716, et 2005, p. 153-156). En 1882, Chabauty reformule l’une des thèses qu’on trouvait déjà dans la « lettre de Simonini » : « Par leur or, leur habileté, leur persévérance, les Princes Juifs sont arrivés à s’emparer de toutes les sociétés secrètes. Ils en sont devenus les suprêmes et uniques directeurs. Ils les tiennent entre leurs mains depuis qu’ils les ont unifiées et rattachées toutes, par des liens plus ou moins secrets, à la Franc-Maçonnerie templière. Ils ont ainsi enrégimenté et organisé, sous leur autorité, tous les éléments du mal et de la Révolution qui existent dans le monde entier. » Il expose clairement la thèse du caractère instrumental de la franc-maçonnerie : « C’est au moyen de ce formidable engin de destruction, que j’ai nommé la “Maçonnerie judaïque”, qu’ils [“les Princes Juifs”] veulent faire disparaître tous les obstacles à leurs séculaires desseins, à savoir : les idées, les institutions et les nations chrétiennes. Leur infernal travail est grandement avancé. Plus que jamais ils espèrent le mener à fin, et devenir les uniques maîtres du monde. » Si les « hauts chefs de Juda » mènent la danse antichrétienne de la franc-maçonnerie, ils ne sont eux-mêmes que les rejetons de Satan, le « roi des révolutionnaires », celui qui, en dernière instance, mène le « formidable combat » contre l’Église catholique. Dans la perspective apocalyptique de Chabauty, auquel on peut attribuer une responsabilité majeure dans la banalisation de la thèse d’une collusion judéo-maçonnique, le « triomphe du Juif » signifie l’installation de l’Antéchrist sur le trône du « roi du monde ».

Les rapports entre Juifs et francs-maçons vus par leurs ennemis communs 

Il importe de s’interroger sur les ressemblances ou les analogies, structurales et fonctionnelles, concernant les positions idéologiques non moins que les arguments récurrents, entretenues par l’antisémitisme moderne et l’antimaçonnisme. La question peut être abordée sous divers angles. En premier lieu, les Juifs et les francs-maçons sont censés partager le même ennemi : la chrétienté. Ils sont accusés les uns et les autres de haïr le christianisme et de vouloir détruire l’Église. Ils agissent donc comme des complices. C’est l’argument développé en Allemagne par l’antimaçon complotiste (et catholique) Eduard Emil Eckert dans les années 1850 et au début des années 1860 (Katz, 1995, p. 216-218, 243-249). On le retrouve dans la somme de Nicolas Deschamps (1797-1873), Les Sociétés secrètes et la société, complétée et publiée entre 1880 et 1883 par Claudio Jannet, lui-même auteur d’un libelle à succès : Les Sociétés secrètes (1877). Le même schéma d’accusation peut fonctionner pour expliquer la « conquête juive » de la France par la manipulation des esprits, comme chez Drumont, dans La France juive (1886) : « Les Juifs (…), reliés entre eux par la Maçonnerie, s’installent dans tous les comités, mènent le corps électoral et créent cette opinion artificielle que l’on prend pour l’opinion véritable. »

En deuxième lieu, antisémites et antimaçons appliquent à leurs ennemis une seule et même représentation de la « secte » ou de la « société secrète », fantasmée comme une puissante organisation internationale complotant dans l’ombre pour la domination du monde. Riches, puissantes et cyniques, les deux « sectes » utilisent l’une et l’autre la corruption, les bouleversements révolutionnaires et la manipulation (par la presse notamment) pour parvenir à leurs fins. C’est ainsi, affirme un rédacteur de La Croix du Nord le 4 octobre 1898, que la France entière est « enjuivée » à cause du ministère maçon, « séide des Juifs », qui la dirige. Dans le même journal antidreyfusard, on avait appris le 13 juin 1898 que la France catholique était « rançonnée par les Juifs et les francs-maçons » (Delmaire, 1979, p. 215-216). Ces deux « sectes » alliées obéissent au même principe tactico-stratégique : « La fin justifie les moyens. » En quoi elles fonctionnent comme les organisations révolutionnaires recourant au terrorisme.

En troisième lieu, la franc-maçonnerie est souvent présentée comme une « secte juive », comme une secte dont les origines sont juives, dont l’esprit est juif et où les Juifs sont nombreux. Gougenot, radicalisant Eckert, insiste sur l’origine judéo-occultiste du symbolisme et de la doctrine maçonniques. Dans son livre paru en 1893, La Franc-maçonnerie, synagogue de Satan, Mgr Meurin (1825-1895) affirme que « tout ce qui se trouve dans la franc-maçonnerie est foncièrement juif, exclusivement juif, passionnément juif, depuis le commencement jusqu’à la fin », précisant que « les dogmes de la franc-maçonnerie sont ceux de la Kabbale juive, et en particulier, du livre Zohar », et que les Juifs sont « les vrais auteurs de la franc-maçonnerie ». Or, le « Juif actif » est « le missionnaire du mal » (Gougenot). En 1885, dans La Franc-Maçonnerie démasquée, revue fondée en 1884 par Mgr Armand-Joseph Fava (1826-1899) et publiée par La Bonne Presse (qui édite La Croix et Le Pèlerin), on apprend que « c’est le Juif, chef dirigeant de la Maçonnerie universelle, qui règne en Autriche, qui prépare la Révolution ». Drumont affirme également en 1899, au début de son pamphlet La Tyrannie maçonnique, que « la Franc-Maçonnerie est une institution d’origine juive », qu’elle est « restée juive » et qu’elle est « aujourd’hui plus enjuivée que jamais ».

L’Aryen rompt les chaînes de la judéo-maçonnerie, dessin de 1897 dans un livre d’A.-J. Jacquet, France.

En quatrième lieu, l’un des thèmes partagés par les antisémites et les antimaçons est celui des Juifs comme maîtres secrets de la maçonnerie. Qu’elle ait été fabriquée ou infiltrée par le « peuple déicide », la franc-maçonnerie serait aux mains des Juifs, et travaillerait au seul profit des Juifs. La première théorisation du thème se rencontre chez Gougenot, en 1869. L’abbé Chabauty développe longuement, en 1880 (Francs-Maçons et Juifs) et en 1882 (Les Juifs, nos maîtres !), la thèse de la franc- maçonnerie soumise aux Juifs (Byrnes, 1950, p. 128-129 ; Verdès-Leroux, 1969, p. 137- 138 ; Wilson, 1982, p. 409, 419, 553 ; Katz, 1995, p. 250-259 ; Schreiber, 2005, p. 134-137). Dans La France juive, Drumont affirme que les Juifs « n’aiment guère à attaquer ouvertement » et que leur stratégie ordinaire consiste à se servir d’une « association puissante », qu’ils créent ou corrompent quand elle existe déjà, comme « machine de guerre » : « Ordre des Templiers, Franc-Maçonnerie, Internationale, Nihilisme, tout leur est bon. » Cette dissimulation, qui multiplie les masques à travers les manipulations, rend le décryptage antisémite interminable : si « l’œuvre latente du Juif est très difficile à analyser », c’est parce qu’ « il y a là toute une action souterraine dont il est presque impossible de saisir le fil ». L’omniprésence du Juif est à l’image de son omnipotence : « Sous des formes diverses et des déguisements différents, le Juif est en réalité partout. » Et, pour l’idéologue conspirationniste, tout se tient, comme le postule par exemple un certain J.-F. Debauge en 1890, dans son libelle intitulé La Vermine. Francs-maçons, révolutionnaires, libres-penseurs, juifs, politiciens : « L’Internationale n’est qu’une branche détachée ou non de la franc-maçonnerie qui elle-même a été organisée par la juiverie pour bouleverser les nations chrétiennes. » Mgr Meurin décrit la franc-maçonnerie comme un simple instrument des Juifs : « La franc-maçonnerie n’est qu’un outil entre les mains des Juifs qui y tiennent la haute main. » Et de préciser le rôle majeur de la « secte » dans les révolutions : « L’histoire ne manquera pas de raconter un jour que toutes les révolutions des derniers siècles ont leur origine dans la secte maçonnique, sous la direction suprême des Juifs. Ceux qui entrent dans la loge participent, sciemment ou inconsciemment, à la guerre de la Synagogue moderne contre les trônes et les autels de nos patries. » Drumont réaffirme en 1899 la thèse de la « machine de guerre » au début de La Tyrannie maçonnique : « À quiconque ne se pénètre pas de cette idée que la Franc-Maçonnerie n’est qu’une machine de guerre inventée par les Juifs pour conquérir le monde et réaliser leur vieux rêve d’universelle domination, la Franc-Maçonnerie demeurera une énigme incompréhensible. » C’est le thème qu’on rencontrait déjà dans la « lettre de Simonini », chez Gougenot, l’abbé Chabauty ou Mgr Fava (Le Secret de la Franc-Maçonnerie, 1883), et qu’on rencontrera encore chez l’abbé Isidore Bertrand (1829-1914), auteur d’un pamphlet paru en 1903, significativement intitulé La Franc-Maçonnerie, secte juive (Taguieff, 2004a, p. 130-131).

En cinquième lieu, Juifs et francs-maçons sont accusés de partager le même rêve de domination universelle, comme l’affirme Drumont en 1899, dans La Tyrannie maçonnique : « Le rêve de la Franc-Maçonnerie n’est pas autre chose dans le fond que le vieux rêve d’Israël des flancs duquel elles est sortie (…) : c’est toujours l’éternel rêve de la conquête du monde, de l’universelle domination, et la politique maçonnique, comme la politique juive, n’a pas d’autre but que la réalisation de ce plan gigantesque. » Ces différentes interprétations polémiques des rapports entre Juifs et francs-maçons s’entrecroisent dans le discours antisémite à la fin du XIXe siècle. Ainsi, dans La Croix du Nord, le 24 février 1898, un article dénonce les francs-maçons comme les « valets de la juiverie », tout en affirmant que la franc-maçonnerie est « fille d’Israël ».

En sixième lieu, Juifs (talmudistes et kabbalistes avant tout) et francs-maçons sont dénoncés comme des enfants ou des suppôts de Satan. Un certain Pierre Gandoux, dans un pamphlet intitulé La République de la franc-maçonnerie, ou la franc-saloperie devant la Raie-publique [sic], paru à Bordeaux en 1885, affirme : « L’espèce d’église dont Satan est le chef invisible fut édifiée sur la pierre maçonnique, par la haine des Juifs contre le Christ. »

Dans son bel essai publié en 1902, Les Doctrines de haine, l’historien Anatole Leroy-Beaulieu, après avoir établi que, sur le plan historique, l’assimilation entre les Juifs et les francs-maçons s’avérait dénuée de fondement, concluait : « L’obstination des antisémites à identifier les francs-maçons et les Juifs, dans ce qu’ils appellent la Judéo-maçonnerie, montre seulement leur mauvaise foi ou leur ignorance. Si l’histoire et les faits interdisent de considérer la maçonnerie comme une institution juive, fondée ou dirigée par les Juifs, dans un intérêt juif, l’antisémitisme se rabat sur la parenté de l’esprit juif et de l’esprit maçonnique. » Ce déplacement de la question ne change rien au caractère chimérique des accusations : « Lorsque nous voulons analyser ce qu’on entend, le plus souvent, par esprit juif, nous trouvons que, sur nombre de points, l’esprit juif incriminé par les antisémites est la négation des doctrines et des traditions du judaïsme. » Mais l’essentiel est ailleurs, comme le note Leroy-Beaulieu, il est dans « l’esprit » qui porte les « doctrines de haine » : l’esprit qui anime les polémistes dénonçant la fictive « judéo-maçonnerie », liée ou non à un « protestantisme » imaginaire, n’est rien d’autre en effet que « l’esprit d’intolérance, nourri de l’esprit de guerre et de haine ».

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