ven 29 mars 2024 - 16:03

Les sens sont-ils essentiels ?

Le mot «sens» est considéré comme un diamant de la langue française parce qu’il permet d’exprimer les trois états de l’être : sensations, directions, explications (François Cheng).

Les sensations apparaissent lorsqu’un organe est capable de différencier la présence d’un stimulus particulier, identifié parmi beaucoup d’autres, dans l’environnement interne ou externe. Les sensations sont des phénomènes psychophysiologiques, engendrés par l’excitation de l’organe considéré. Le percept correspondant est un objet purement mental. L’esprit donne un sens à la réalité, à l’environnement, grâce aux sens, qui jouent le rôle de médiums. La conscience de l’environnement à travers les sens s’appelle perception. Mais cette réalité puise ses racines à partir de chacun de nous individuellement et indépendamment.

Plutarque rapporte aux substances primitives les sens naturels, qui sont également au nombre de cinq(5) : le toucher à la terre, parce qu’il est dur et ferme ; le goût à l’eau, parce que son humidité lui fait discerner les propriétés des saveurs ; l’air frappé dans l’ouïe devient son. Des deux autres sens, l’odorat affecté par les arômes qui ne sont que des vapeurs subtiles que la chaleur élève, tient de la nature du feu. La correspondance entre les cinq sens et les cinq éléments (où le toucher est associé à la terre, le goût à l’eau, l’ouïe à l’air, l’odorat au feu, et la vue à l’éther) s’inspire d’Aristote qui associe la vue à l’eau, et le goût (qu’il rapproche du toucher), à la terre. Sous une forme moins systématique, Platon dans le Timée associe également certains sens à des éléments : l’ouïe à l’air, la vision au feu, les odeurs à la fumée ou vapeur (intermédiaire entre l’air et l’eau) ; le toucher (qui concerne le corps tout entier et n’a donc pas d’organe spécifique) est, semble-t-il, associé aux quatre éléments, et le goût est associé à l’eau et aux sucs. Platon s’y livre aussi à une analyse physiologique des perceptions par le sens.

Jean-Jacques Rousseau dans Émile ou de l’éducation (livre II, p.464), et on ne s’en étonnera pas, considère que «nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux, et que substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui» . Soyons réalistes, on ne peut nier que les sens ne peuvent nous donner qu’une image infidèle de la réalité.

Il est courant de porter sur les cinq sens (goût, odorat, ouïe, toucher, vue) des jugements de médiocrité pour la perception du réel ; loin d’être infaillibles ils se révèlent souvent insuffisants, voire trompeurs ; nos perceptions sensorielles sont si rustiques qu’elles nous font perdre le sens des réalités supérieures subtiles qui nous gouvernent. Ne pas se fier à ses yeux, tout ce qu’ils montrent ce sont des limites. «Les jouissances que procurent les sens sont les matrices des peines à venir», disait Krishna.

«Saches tout d’abord, que tes sens essaieront de te tromper continuellement afin que tu ne discernes plus rien d’autre que l’état le plus lourd de la matière. Tes yeux ne peuvent rendre visible ce qui est invisible car seul ton Esprit conscient peut percevoir la vraie lumière et le monde véritable qui t’entoure.»

On trouve de nombreuses citations pour illustrer ce propos; par exemples : «Les yeux et tous nos sens ne sont que des messagers d’erreurs et des courriers de mensonges. Ils nous abusent plus qu’ils ne nous instruisent» (Anatole France, La reine Pédauque, p.269) «Comprenons que nous n’observons jamais un objet extérieur mais toujours sa représentation symbolique, un objet intérieur purement mental, constitué par un assemblage synthétique de signaux sensoriels, culturels et mémoriels. Il est constamment limité au champ de l’expérience sensorielle par les bornes de nos sens, comme il est limité au champ de la connaissance intellectuelle par les possibilités actuelles de notre cerveau. L’expérience du réel est extrêmement limitée car, au sein du cosmos immense, nous n’avons accès expérimentalement qu’à l’espace intérieur ridiculement réduit de notre propre corps. Nous ne pouvons consciemment explorer qu’une infime fraction de cet infime espace. Tout le champ observable est à l’extérieur, et ce que nous en percevons n’est qu’un reflet léger et déformé» : (Jacques Prévost, Penser et voir). Pour autant que la qualité de notre sensation nous renseigne sur la nature particulière de la cause extérieure qui produit la sensation, cette qualité peut être considérée comme une indication, mais non comme une image de la cause. (Revue internationale des sciences,1878, p.141. “Toute notre science, mesurée à la réalité, est primitive et enfantine. Nous ne savons toujours pas un millième d’un pour cent de ce que la nature nous a révélé. Il est tout à fait possible que derrière la perception de nos sens se cachent des mondes dont nous ne sommes pas conscients”(Albert Einstein). On lira avec intérêt la thèse de Yannick Chin-Drian, Perception et réalité, aspects métaphysiques, ontologiques et épistémologiques. Le prix Nobel attribué en 2022 à Alain Aspect a mis en lumière auprès du grand public le bouleversement qu’a apporté la physique quantique dans notre conception du réel : il existe un niveau de réalité situé hors du temps, de l’espace, de la matière et même de l’énergie, et donc différent du nôtre qui, lui, est immergé dans le temps, l’espace, la matière et l’énergie. Voilà pourquoi l’expérience de ce physicien est si importante : elle démontre scientifiquement que l’on ne peut réduire le réel véritable au réel observé ni même au réel éventuellement observable un jour.

Cependant, les sens sont le lien avec l’expérience, ils en permettent la mémorisation. Les considérations de Saint Thomas d’Aquin illustrent cette remarque : «Il est naturel à l’homme d’atteindre les intelligibilia  à travers les  sensibilia  parce que toute notre connaissance a son origine dans les sens.»  L’expérience sensible est le seul prisme à travers lequel nous observons le monde.

«Qu’il ne passe pas en aveugle, qu’il observe» dit le rituel du 2ème degré

Le brillant des yeux a un rapport sensible avec l’éther et la lumière, deux substances assez semblables, et qui affectent de la même manière l’organe de la vue (Alain Lernould, Sur l’E de Delphe

«Une once de réel pur suffit à qui sait voir.» (C.Bobin, L’homme du désastre, texte d’hommage et de réflexions adressé à Antonin Artaud, éd. Fata Morgana, p.16)

On trouve dans le manuscrit du XIIIe siècle Les imagines de l’Art de la Mémoire de Villard de Honnecourt, considéré trop souvent comme un seul recueil de notes techniques et artistiques, l’application d’une méthode mnémotechnique, notamment dans ce que l’auteur appelle les figures de l’art d’iométrie pour se souvenir, visuellement, de certains tracés géométriques ou de procédés de calcul graphiques (planche XXXV entre autres) Ces images de mémoire illustrent la remarque de Cicéron : «Le meilleur moyen d’exciter la mémoire est de frapper la vue.» Cicéron insiste sur l’intérêt de recourir à la mémoire visuelle, affirmant que le sens de la vue est «le plus fort de tous les sens.» Un dessin de Villard de Honnecourt, représentant un rite de reconnaissance ou d’accueil chez les bâtisseurs, pouvait rappeler également une construction géométrique ou un procédé de tracé.  On comprend l’importance de la vue pour la communication cognitive   «Les gens du Moyen n’assimilaient guère les formules numériques et les raisonnements de type euclidien. Le bagage géométrique des maîtres maçons exclut à la fois les démonstrations et les calculs ; ces sortes de recettes se ramènent à des constructions de figures retenues davantage par l’œil que par l’esprit» (Gille Bertrand. Histoire des techniques, p.757). Il semble qu’aujourd’hui, trop de jeunes négligent la lecture au profit de l’image. Serions-nous en régression vers un Moyen Âge analphabète?

Rudolph Steiner avec Gœthe se pose alors la question suivante : n’existe-t-il pas, pour l’âme humaine, une possibilité de se libérer des représentations qui sont le fruit de la perception sensible, et de saisir un monde suprasensible par une pure aperception spirituelle? (L’esprit de Gœthe, p.34).

Pour l’alchimiste il faut savoir regarder au-delà ce que l’on croit voir ; la quête dit : «Vois au-delà des apparences et tu trouveras le souffle caché de la matière.»

L’observation conduit à l’action en harmonie avec ce qui se donne à voir. «Si vous avez des yeux vous n’avez pas besoin d’un bâton d’aveugle pour vous guider (Osho)».

Pourtant ce qui est vu n’est rien par rapport à ce qui n’est pas vu ! Ce que l’on voit serait de vortex des énergies du vide formant les atomes de la matière (Nassim Haramein : L’intelligence de l’univers).

Dans la comparaison hiérarchique des sens, Michel Serres accorde la victoire à l’ouïe sur la vue : “ouïe contre vue, ouille contre œil, Hermès tue Panoptès [celui qui voit tout] en l’endormant avec la syruise [la flûte de pan]”. Chargé par Héra de surveiller Io afin que Zeus ne s’en approchât pas, Panoptès fut tué par Hermès. Mais, Héra récompensa la fidélité du géant en transférant ses yeux sur les plumes du paon, son animal favori. Et pourtant, le paon est l’image de l’irisation de la matière, non par la couleur qui est une réflexion mais par les petits prismes qui décomposent la lumière par interférence, provoquant ainsi une lumière faite à la lumière.

«Captée par notre oreille, l’onde sonore, qui est une vibration des molécules autour de leur position d’équilibre (ou état de repos) se propageant à la suite de la perturbation du milieu, le plus souvent l’air, mais qui peut aussi être solide ou liquide, met en mouvement le tympan, point de départ de la stimulation de l’oreille et de la perception de l’information sonore».

Les sons influencent le psychisme. «La cloche d’église, frappée de l’intérieur, qui sonne sol-la de 529 à 890hz éveille les sens, connecte la communauté, augmente les émotions et équilibre les pensées positives. La cloche de pagode, frappée de l’extérieur, qui sonne ré-mi de 417 à 569hz aide à éliminer le blocage mental, les émotions et tout ce qui est compliqué, elle apaise par ses basses fréquences».

Dans le catéchisme des Anciens Devoirs de la maçonnerie opérative anglaise, daté de 1760 et intitulé Les Trois coups distincts, il est exprimé : «L’ouïe sert à entendre le mot, la vue à voir le signe, le toucher à sentir l’attouchement. Je peux de la sorte reconnaître un frère tant dans l’obscurité qu’en pleine lumière.»(p.26)

Les sens permettent une interrogation des apparences avec la spécificité de chaque être, en particulier celle des artistes. C’est à l’écoute des propositions de ces vérités personnelles que le franc-maçon peut aussi rassembler ce qui est épars.

Grâce au discernement apporté par la taille de la pierre/apprenti, le toucher devient délicatesse et tact (Perfectionnez le toucher jusqu’à en faire un tact, alors l’intelligence remontera de vos mains jusqu’à votre cerveau écrit Bergson.), la vue devient vision et intuition, l’ouïe permet l’entendement de la voie intérieure et l’écoute de l’autre, le goût donne l’appréciation des valeurs spirituelles et l’odorat unit l’intelligence au savoir.

Poursuivre avec les 4 textes de Corinna Coulmas :

Le toucher

Le goût

L’odorat

L’ouïe

La réalité des perceptions dues aux sens ne serait-elle pas à repenser avec une approche qui tiendrait compte des avancées scientifiques de la physique quantique?

La réalité absolue est la réalité ultime car elle n’est pas affectée par la perception ou la connaissance d’aucun être fini.

2 Commentaires

  1. C’est toujours un régal de lire un texte de notre S Solange. Merci à elle. Cela m’a donné envie de revoir ce que mon Rite (le ROS) dit des Sens au 2ème et au 4ème degré…et plus si affinités😂🥰🌹

  2. Me revient à la mémoire le bel ouvrage , « De l’esprit «  du grand Helvetius qui attirait aussi notre attention sur l’aspect trompeur que revêt parfois le message de nos sens .

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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