Au commencement était la clé…
Nous pourrions ainsi paraphraser avec une pointe de malice, la première phrase de la Bible, puisque la clé semble être née tout naturellement avec le verrou, dans la nuit des temps ! Elle existait déjà en Egypte, il y a plus de 7000 ans !
Ce n’est pas par hasard si dans l’écriture égyptienne gravée dans la pierre à l’époque pharaonienne, apparaît une croix ansée, dite aussi « clé de vie » (Ank) par sa forme même. Comme telle, elle est censée ouvrir la porte du royaume des morts et évoque la vie éternelle.
Ce n’est pas par hasard non plus si la franc-maçonnerie spéculative a largement puisé sa symbolique dans le bassin méditerranéen. Inspirée entre autres par les hiéroglyphes, elle a choisi une « clé ésotérique » pour ouvrir le chemin de la longue et harmonieuse échelle initiatique au Rite Ecossais Ancien et Accepté.
Cette clé est en ivoire, symbole de pureté et d’incorruptibilité, comme le trône de Salomon, sculpté dans cette matière précieuse. Rappelant les dents de l’Homme ou les défenses de certains animaux, elle suggère le caractère sacré du premier et la puissance des seconds.
Au premier des Hauts-Grades dudit rite – à l’image d’Hiram, mort de son silence sacrificiel pour ne rien révéler à ses bourreaux – le Maître Secret, tel que son titre l’indique, sait se taire. Il arbore le symbole de ce silence sur sa poitrine, accroché à la pointe de son sautoir : la clé d’ivoire précitée. Elle évoque bien entendu l’idée d’ouverture et de fermeture d’une serrure. Et en même temps l’emprisonnement et la libération, l’interdit et la permission, le refus et l’acceptation, le « oui » et le « non ».
Rituellement, la clé d’ivoire symbolise l’accès au Saint des Saints, c’est à dire au Tabernacle, dans lequel, selon la Légende, était déposée l’Arche d’Alliance, contenant les Tables de la Loi. Dans le panneton de la clé est creusée la lettre Z (de Ziza, balustrade en hébreu). Elle figure cette ultime barrière protégeant le lieu, franchissable uniquement par le roi Salomon. La notion d’ouverture et de fermeture renvoie aussi à la bouche, qu’on ouvre pour parler et qu’on ferme pour se taire. Donc aux dents, qui permettent le passage ou le blocage des sons. Et encore à la langue, organe du goût et de l’articulation. De la sorte, la clé accrochée au cordon du Maître Secret illustre parfaitement l’expression populaire « avoir la langue bien pendue ». Synonyme à la fois de la facilité de parole comme du bavardage ! Au franc-maçon, à la franc-maçonne, porteur de cette « clé de rappel », plaquée contre son buste, d’appliquer l’art du « juste milieu » et partant de modérer son discours. Ainsi opère le sage !
Par extension, et comme le rituel y invite, nous sommes renvoyés ici à la philosophie chinoise. En l’occurrence, aux « trois petits singes de la sagesse » qui se ferment la bouche, les yeux, les oreilles, selon la recommandation de Confucius : « Devant l’impolitesse, ne pas parler, ne pas regarder, ne pas écouter ». Ce qui ne signifie pas demeurer toujours indifférent. Toute représentation sollicite discernement.
La très riche symbolique maçonnique offre encore un sens supplémentaire à la clé d’ivoire. Qu’il s’agisse d’une pendule ancienne sur le marbre d’une cheminée ou d’une somptueuse horloge de cathédrale, la ronde des aiguilles demande l’intervention d’une clé. Pour permettre, précisément, de « remonter le temps » ! Temps historique, temps quotidien, temps familial, temps personnel, etc.
Nous le savons par notre horloge interne, nous avons besoin d’organiser nos « temps de vie ». Aussi bien pour étancher notre soif de contacts sociaux (la fraternité maçonnique y répond) que de moments de retrait (la spiritualité nous invite à la réflexion individuelle). Autant d’occasions pour chacun de combler ses désirs en termes relationnels : c’est en prenant le chemin de soi-même que l’on trouve celui d’autrui. La structuration du temps apparaît ainsi comme l’une des clés de notre rapport au monde.
Ces clés, qu’elles soient fictionnelles ou réelles, sont multiples dans l’imaginaire humain. Des clés d’or et d’argent de Janus, maître des saisons à « la clé des champs » du monastère médiéval. Celle-ci permettait à un seul détenteur, le moine cuisinier, d’accéder au jardin potager, au verger et au poulailler pour y quérir légumes, fruits et oeufs. La nourriture des esprits n’exclue pas celle des corps !
Cette clé des champs a pris un autre sens aujourd’hui, celui de la liberté ! Nous pouvons la transposer en métaphore du maçon libre dans une loge libre, chère à Oswald Wirth. Il convient ainsi de comprendre avec la clé d’ivoire, une idée de parcours, donc de recherche, qui renvoie, en tout premier lieu, à la « parole perdue » à retrouver. Une quête de la vérité qui signifie « voyage au long cours » au fil des degrés du R.E.A.A. Il n’y a pas rupture avec les trois premiers, mais continuité. Et enrichissement… à la clé !