Les expériences scientifiques démontrent l’existence de modifications durables de votre manière de penser, dues à l’exercice du pouvoir. D’où la récurrence de comportements caricaturaux chez les dictateurs. Exemples et explications.
Ah le pouvoir, qui fait tant couler d’encre, qui va du roulage de mécaniques façon gorille au despotisme le plus sordide…Erdoğan, Poutine, Trump, Bolsonaro, Xi Jing Ping, occupent les unes des journaux. Le pouvoir et ses dérives sont un des chouchous des sociologues depuis que l’historien John Dalberg-Acton, à la fin du 19e siècle, a lancé sa célèbre expression « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ». Le dire, c’est bien, le prouver, c’est mieux, aussi les psychologues s’y sont employés, dans de très nombreuses expériences, aux 4 coins de la planète ( j’ai dit une bêtise ? ). En effet, on pourrait croire que les leaders politiques sont une entité minoritaire dans l’océan de profils différents endossés par les humains.
Il s’agit de dégager des invariants que l’on retrouve aussi chez des leaders religieux, dans le spectacle, le sport, la science, grands leaders comme chefaillons.
Une technique de préparation est commune à quasiment toutes les méthodes expérimentales : l’amorçage. Il s’agit que la personne étudiée se place, avant le test proprement dit, dans un état mental propice à la distinction pouvoir / impuissance. Pour ce faire, on demande à la personne de se remémorer une situation dans laquelle elle était investie du pouvoir d’initiative/décision/influence, ou non. Un des tests se nomme « le jeu du dictateur ». Il a été étudié à l’université de Lausanne en 2015. On démarre ainsi : « voici 20 €. Définissez ce que vous prenez pour vous-même, puis le reste sera réparti entre tous les participants ». Résultat : ceux qui sont en sentiment de pouvoir s’arrogent en majorité plus que la part ‘naturelle’ ( les 20€ divisés par le nombre de participants ) , ceux qui sont en sentiment de non-pouvoir s’arrogent souvent juste la part naturelle, et parfois moins. Voilà qui conforte la citation de Dalberg-Acton.
Autre expérience, décoiffante, celle-ci, dans les laboratoires du psychologue social Dacher Keltner, à Berkeley.
L’amorçage était réalisé en désignant au préalable un participant en charge d’évaluer les autres participants en fin de test. Un ventilateur puissant est placé dans la pièce, envoyant de l’air sur le visage des participants. On constate ensuite qu’il est déplacé par 2/3 des gens de pouvoir, et par 1/3 des autres seulement. C’est dans ce même labo qu’on a montré que manger la bouche ouverte et s’arroger plus que sa part des gâteaux est courant chez les gens de pouvoir. Ceux-ci deviennent plus sensibles aux récompenses et prennent plus volontiers des initiatives, alors que les autres sont sensibles aux problèmes des autres et aux punitions.
Les choix des personnes en situation de pouvoir s’accompagnent d’une tendance plus forte à synthétiser les situations et en prenant de la distance. Cela a pour conséquence d’éliminer de nombreux détails au profit d’une vision de la situation plutôt abstraite et exempte de sentiment . On observe aussi une propension à passer à l’action. Ceci me remémore un reportage d’il y a plusieurs années qui portait sur les psychologues canins, métier alors très peu répandu. On montrait une dame seule qui se laissait dominer par son chien. Celui-ci se sentait visiblement « en charge », prenait une place stratégique au centre du logement, et aboyait à chaque mouvement « menaçant » la quiétude de la maison. Après intervention recadrante du psy, le chien était devenu cool, déchargé de toute responsabilité.
Tout n’est donc pas négatif chez celui qui éprouve le sentiment de pouvoir. Signalons tout de même une corrélation non négligeable entre ce sentiment et le taux de testostérone…
Et aussi que les comportements de pouvoir semblent, pour le moment, mieux tolérés de la part d’un homme que de la part d’une femme. Il reste malgré tout que chez ces personnes, la tendance à appliquer des règles différentes des règles applicables à tous est bien réelle. Il en va de même pour la compassion/empathie, moins élevée que chez les personnes sans sentiment de pouvoir.
Bref, beaucoup d’indices confirment que ceux qui sont en situation de pouvoir vivent dans un autre monde que celui des citoyens ordinaires . Cela peut virer au drame dans des situations telles que celles des prisons. En 1971 a été effectuée l’expérience « Stanford Prison », interrompue suite à des dérapages vers des mauvais traitements. Comme dans d’autres cas, cela suivait un amorçage a priori innocent : on désignait ceux qui endosseraient les rôles de gardien et de prisonnier par un pile ou face. La situation est malheureusement devenue réalité dans les exactions commises par les geôliers américains dans la prison d’Abou Ghraib en Irak en 2004.
Philippe Zibardo de Stanford, qui avait conçu l’expérience Stanford Prison, a plaidé lors du procès d’Abou Ghraib, en faveur de l’accusé, assurant la cour que peu de gens peuvent résister à un tel environnement toxique.
Que pouvons-nous retenir de tout ceci ? D’abord, que le pouvoir exerce une grande influence désinhibitrice. Il pousse à l’action plutôt qu’à la passivité. On songe alors à une comparaison avec l’alcool qui faisait dire à Freud que le surmoi est soluble dans l’alcool. Donc oui, le pouvoir est une drogue. Comme pour toute drogue, un sevrage est nécessaire quand on veut mettre fin à l’addiction. Les francs-maçons ne se sont pas trompés, qui incluent dans leurs coutumes la prise, par le vénérable maître descendant de charge, du poste le plus humble qu’est celui de couvreur.
Seconde leçon : les corrélations évoquées ci-dessus sont nettes mais non des causalités mécaniques. On ose en déduire que divers facteurs sont ici à l’œuvre, incluant des facteurs environnementaux et d’autres fonction des personnes concernées. On se prend alors à espérer, comme Max Weber avant nous, qu’il nous reste toujours un bout de libre arbitre pour faire notre choix de comportement.