sam 23 novembre 2024 - 01:11

Le voyage de la rose

De l’églantine à la rose d’or, un chemin de lumière

Un matin ensoleillé de mai, dans une allée du marché aux fleurs de la Cité, un mendiant assis sur un cageot, agite tristement sa sébile vide, devant les badauds distraits. Près de lui, par terre, une pancarte précise « Aveugle de naissance ». Un passant, ému par l’infirme, s’arrête, dépose son obole et saisit discrètement l’écriteau en carton. Il le retourne et, en lettres capitales, trace quelques mots au stylo feutre avant de s’éloigner. Dès cet instant, l’aveugle stupéfait, ravi, entend une succession de pièces tinter dans sa sébile, soudain alourdie… …A la fin du marché, une fleuriste lui expliqua la raison de cette générosité inespérée : le passant avait juste écrit sur la pancarte : « c’est le mois des roses, et je ne les vois pas ! ».

Cette simple phrase, en rappelant aux promeneurs leur bonheur de voir, en les rendant conscients dans un environnement floral du plaisir de l’œil, que n’a pas ou plus un homme privé de la vue, cette simple phrase, ne pouvait que les émouvoir et aussitôt provoquer chez eux, compassion et élan charitable.

Parce que la rose, ce merveilleux cadeau de la nature, fleur parmi les fleurs, se distingue pourtant de toutes les autres : devant elle, l’œil devient soudain regard. Ce calice de pétales veloutés, aux couleurs volées à l’arc en ciel, aux senteurs délicates, est l’expression même de l’esthétisme et le régal de l’imaginaire. La rose, galbée et fière sur sa tige, fascine précisément par sa beauté, sa grâce, son parfum, ses couleurs et ses formes. Que vous la touchiez des yeux, que vous la preniez dans votre main, que vous la respiriez, et l’émotion vous gagne : la rose trouble vos sens. Sur le champ, montent en vous des sentiments d’amour, d’altérité, de paix, de pureté, une impression de mystère, aussi. La rose, qui sait, ne contiendrait-elle pas, inscrite dans les plis et les creux de sa corolle, un peu de l’épopée de l’univers ?!

L’histoire de la rose

Il est aujourd’hui attesté, par les fossiles composant les strates géologiques de l’époque tertiaire, que la rose existait déjà il y a quelque 20 millions d’années ! L’origine du rosier a d’ailleurs été localisée dans les montagnes du Caucase, d’où il aurait émigré vers la Chine, la Thaïlande, l’Inde, puis le bassin méditerranéen. Pour être plus précis, il s’agit de la famille des rosacées, composée au départ du rosier sauvage, c’est à dire de l’églantier, géniteur de la rose à cinq pétales, puis de l’aubépine, également nommée « épine blanche ». C’est ainsi que, par extension, on parle des « épines » de la rose, alors que ces excroissances piquantes sont au vrai des « aiguillons », comme l’indique le langage technique horticole.

Le parcours de la rose, d’Asie en Arabie, puis d’Egypte en Andalousie, est marqué par une suite d’hybridations, de croisements et de mutations, dus à la main de l’homme, qui aboutissent à une tige renforcée, des feuilles vernissées et à une fleur aux pétales développés. C’est une rose de plus en plus voluptueuse et odorante, aux teintes de plus en plus subtiles, qui, à la faveur des voyages commerciaux et militaires, va s’installer et prospérer en Europe occidentale, dès l’an 1000.

La véritable histoire de la rose en France, commence semble-t-il, d’abord avec le Chevalier Thibaut IV, comte de Champagne qui, au retour de Croisade, dans les années 1240, rapporte dans ses bagages une bouture de rose gallique : elle fera souche, sous le nom de « rose de Provins ». Puis, cette implantation se poursuit grâce à un autre Chevalier, Robert Comte de Brie, qui, quarante ans après, revenant à son tour de Terre sainte, est porteur d’une fleur, appelée à la célébrité, la « rose de Damas ».

Le parcours géographique de la rose nous fait traverser la Manche. En effet, l’Angleterre du XIIIème siècle n’échappe pas non plus, ni à la culture, ni au culte de cette fleur. Une vingtaine d’espèces botaniques (rosiers sauvages) y est alors implantée dans les dunes, sur les bords de mer. Et, preuve que le symbolisme de la rose émeut aussi les anglais, on la retrouve souvent gravée dans la pierre des premières cathédrales et abbayes, ou sous forme d’ouverture à la lumière, dans leurs superbes rosaces, précisément. Sur ce modèle originel, tous les monuments chrétiens d’Europe porteront ensuite l’empreinte de la rose, burinée à l’extérieur ou sculptée à l’intérieur, autour et sur les statues.

Au Moyen-Age, la rose est déjà chargée d’un passé mythique, qui côtoie le réel. Selon les fables de l’antiquité romaine et grecque, le premier rosier apparut sur terre à l’instant où la déesse Vénus (Aphrodite pour les grecs) surgit de l’écume des flots méditerranéens. La rose – anagramme d’Eros, notons ce beau jeu de mot au passage – symbolise de la sorte la créature aimée, la femme idéale, l’épanouissement, la splendeur, le merveilleux. Pour sa part, le poète français Pierre de Ronsard, plein de ferveur, écrit à la gloire de la femme et de la rose associées et les célèbrent en ces termes immortels :

« Mignonne allons voir si la rose

Qui ce matin avait éclose

Sa robe de pourpre au soleil

A point perdu cette vesprée

Les plis de sa robe pourprée

Et son teint au vôtre pareil »

Si l’on ajoute à ces mots-images, l’attribution par les moines-médecins de l’époque, de nombreuses vertus médicinales à la rose sous forme d’élixir, contre la douleur, l’inflammation, la fatigue et même la tuberculose, il est compréhensible que cette fleur, promue remède universel, fasse l’objet d’une vénération. Son contenu symbolique, son auréole de mystère, son discours secret en somme, entretiennent un lyrisme débordant, dont témoignera entre autres, au XIIIème siècle, le fantastique « roman de la rose », écrit par Guillaume de Lorris.

Pourtant, nous ne pouvons ignorer que si la rose, image même de la non-violence, inspire trouvères et ménestrels dudit Moyen Âge, celui-ci ne se déroule pas comme un tapis de roses ! En France, les croisés de Simon de Montfort déciment des milliers de cathares à Béziers en 1209 et déshonorent du même coup la Chevalerie ; l’Eglise catholique qui, à partir de 1215 et pendant trois siècles, se dévoie en instituant les bûchers de l’Inquisition ; l’acharnement du clergé contre la science naissante, qui est fatal à Giordano Bruno, brûlé vif en 1600 à Rome, et humiliant pour Galileo Galilée qui doit abjurer en 1633 : autant d’actes répressifs et hégémoniques, parmi des centaines. Ils favorisent en réaction la naissance d’une véritable concurrence dans l’exploitation du surnaturel, sous forme de multiples courants occultistes et de sociétés secrètes parallèles ! Une mouvance mystique ininterrompue qui, à vrai dire, ne cesse pas d’exaspérer le monde ecclésiastique, de la magie à la sorcellerie, de l’hermétisme à l’alchimie, en passant par le guérissage et l’astrologie.

De la rose à la Rose-croix

Dans les sinistres années 1610, alors qu’en plus de l’Inquisition, la peste et la famine viennent ravager la population européenne, une petite lumière humaniste s’allume en Allemagne protestante, telle une rose rouge clignotante. Un jeune pasteur luthérien de Wurtenberg, Johann Valentin Andreä et quelques-uns de ses amis y révèlent soudain, l’existence d’une association secrète, « L’ordre fraternel de la Rose-Croix » qui, affirment-t-ils, aurait été fondé 120 ans plus tôt, par un lettré allemand, un certain Christian Rosenkreutz. Au vrai, ce personnage, au nom visiblement fabriqué autour du Christ, de la rose et de la croix, qui aurait écrit trois manifestes, est tout à fait mythique. Ces trois livres, Les échos de la fraternité, Les confessions de la Rose-Croix, et Les noces chymiques sont bel et bien l’œuvre d’Andrea et de ses compagnons !

Qu’importe ! Ces trois ouvrages développent une théosophie teintée d’alchimie qui, sous l’emblème de la rose rouge, alors symbole d’ascétisme, postule de rapprocher science et religion pour atteindre la paix universelle. Cette proposition – au passage résolument anti-catholique – soi-disant à même de transformer le monde, dépasse toutes les espérances de leurs auteurs, qui doivent assumer leur création. Adossée à la Bible, enjolivée par la métaphore d’une transformation alchimique de la matière, et promettant de la sorte la naissance d’une nouvel Homme paisible et rayonnant, la philosophie rosicrucienne connaît un immense succès. Elle se propage dans toute l’Europe continentale, grâce à l’essor de l’imprimerie, laquelle permet la diffusion de milliers d’éditions des trois livres fondateurs !

Au début, la prudente Angleterre, marquée par les affrontements religieux, boude le rosicrucisme. Il faudra près d’un siècle pour qu’il s’y implante. La célèbre académie des sciences, la « Royal Society » de Londres, accueille enfin dans ses rangs, occultistes, alchimistes et rosicruciens au début des années 1700. De fait, ils ont un allié de poids avec le savant Isaac Newton, Président de ladite académie et rationnel s’il en est, mais pourtant séduit par l’ésotérisme et le surnaturel, puisqu’il s’adonne lui-même à des expériences alchimiques, en cachette, dans sa cave ! Il soutient le rosicrucisme, comme avec le même enthousiasme, il soutiendra la franc-maçonnerie.

Il convient d’observer que l’Ordre de la Rose-croix se développe dans un XVIème – puis un XVIIème siècle – friands de symbolisme et véritablement saisis par la « fièvre initiatique » ! Les clubs pullulent en Angleterre et dans l’Europe entière se développent les associations, sociétés, confréries, plus ou moins secrètes, très poreuses entre elles, qui, aux titres les plus divers, intronisent, adoubent, illuminent ou initient des impétrants. Du paracelsisme au mesmérisme. De l’hermétisme au cabalisme. De l’illuminisme au martinisme. Et du compagnonnage à la franc-maçonnerie !

La symbolique rosicrucienne allemande, pour sa part, veut se démarquer de la religion. La croix, évoquant pour elle le corps humain, et la rose, l’âme en évolution, autrement dit, la vie et la mort, ces représentations ne peuvent pas mieux tomber en tant que « symboles forts », jusqu’à constituer l’appellation de l’Ordre en cause ! On dirait aujourd’hui qu’Andreä avait le sens du marketing ! Il n’a pourtant pas fait preuve d’une inventivité particulière puisque la croix et la rose, sont les armes de sa famille. Lesquelles, soulignons-le au passage, étaient déjà celles de Luther ! L’empreinte protestante est ainsi bien transmise.

« L’acceptation » d’un impétrant au sein de la confrérie rosicrucienne, est basée comme toutes les initiations, sur le principe précité de la vie et du trépas. L’initiation rosicrucienne d’alors est située à la Pâque : elle intervient donc tout naturellement, sur une symbolique de mort et de résurrection. L’impétrant, qui selon la tradition alchimique, représente un amalgame de vils métaux, est symboliquement « fondu » pour renaître sous les formes nobles de l’argent et de l’or. Ces deux métaux pouvant symboliser respectivement le mystère de la vie et la haute connaissance ésotérique. Selon le rite rosicrucien, c’est la princesse dite « Alchimie » qui fait de cet impétrant un initié. Elle est pour cela assistée de quatre jeunes filles représentant les quatre vertus cardinales : courage, tempérance, justice et prudence.

L’une des particularités du rosicrucisme est d’essaimer en multiples sociétés initiatiques autonomes. Il s’agit en fait, de marquer une forte opposition à l’Eglise catholique, dans tous les pays d’Europe, par l’expression d’une « reliance » indépendante, et en l’occurrence, par l’adhésion individuelle à des sectes ou fraternités, à l’effigie de la rose.

 Le Chevalier et la rose

Naissent ainsi en 1714, la Rose Croix d’Or qui couvre l’Europe de l’Est. Puis plus tard apparaîtront en 1866, à Londres, la société rosicrucienne anglaise, et en 1887 l’Aube dorée. Et enfin, en 1888, sera fondé à Paris, l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix. Parmi les personnalités marquantes qui ont permis le succès rosicrucien, citons le philosophe anglais Robert Fludd, les médecins allemands Michaël Maïer et Samuel Hahnemann, concepteur de l’homéopathie. Un art qui pourrait remonter à Paracelse – puisque l’idée que le semblable soigne le semblable est bien un développement de la tradition alchimique. Je n’oublie pas non plus, le grand écrivain-poète Johann Goethe qui, comme Hahnemann deviendra franc-maçon. Il montre dans son livre « les Mystères », combien l’union sacrée de la croix et de la rose l’a marqué ! A noter que le rosicrucisme, ou plutôt son esprit, a traversé le temps, puisqu’il existe de nos jours diverses sociétés rose-croix regroupant quelque 6 millions d’adeptes à travers le monde. Mais aucun de ces groupements, dont l’A.M.O.R.C, le plus important, ne sont véritablement souchés sur le modèle original.

Il a été affirmé, et c’est encore le cas aujourd’hui par nombre d’historiens, que non seulement la Franc-maçonnerie spéculative est née du rosicrucisme, sous l’impulsion des ésotéristes Robert Fludd et Elias Aschmole, du physicien Newton et du pasteur Désaguliers, mais encore qu’elle y a puisé son ésotérisme, notamment la légende d’Hiram. Ce qui est certain, c’est que dans une Angleterre divisée par les courants opposés du christianisme, des hommes de bonne volonté décident de fonder en 1717, à la suite des bâtisseurs de cathédrales, non une nouvelle corporation, non une nouvelle religion, mais un grand mouvement de réflexion fédérateur susceptible de relier tous les hommes, frères humains sur la planète. Il s’agit d’abord : pour chacun, par la méthode symbolique – à même d’amplifier la pensée individuelle et de la transformer en actes positifs – de devenir l’architecte de soi-même, c’est à dire de s’autoconstruire ; Il s’agit ensuite, sublime projet, de construire ensemble, avec le groupe, le temple de l’humanité ! C’est le passage de la franc-maçonnerie matérielle à une franc-maçonnerie philosophique : elle s’étend dans toute l’Europe des années 1720.

Dans ce processus initiatique de construction de la personne, en tant que temple vivant – et en quelque sorte temple du Un dans le temple du tout – la symbolique des instruments du bâtiment, les nombres et les figures géométriques y tiennent une place majoritaire. A tel point qu’on a pu reprocher à la franc-maçonnerie – en dehors même de l’acceptation des femmes dans les loges – on a pu lui reprocher de fonctionner sur une dynamique complexe, typiquement masculine ! Ce serait précisément oublier les valeurs androgynes du soleil et de la lune, celles de l’étoile flamboyante ou encore les anciens mystères d’Egypte avec la légende d’Isis et Osiris. Ce serait enfin occulter la rose, thème et fil conducteur de cet exposé, la rose, symbole de la féminité par excellence. N’oublions tout de même pas qu’elle tient sa place dès le grade de l’apprenti, à qui elle est offerte, en signifiant l’amour, la beauté et le secret, pour véritablement s’épanouir au degré de Chevalier Rose-Croix, où elle se veut alors symbole de la connaissance la plus haute.

Tout a été dit…et tout reste à dire sur l’origine de ce 18ème degré, puisque les versions se prétendant autorisées sont multiples, très sûres d’elles, chacune se voulant la première et l’authentique ! Je laisserai donc momentanément de côté ses appellations de Chevalier de l’Aigle Noir, Chevalier du Pélican et Chevalier d’Hérodom ou de Saint André, non qu’elles soient fantaisistes ou manquent d’intérêt, surtout pas, mais parce que porteuses d’autres métaphores, elles m’éloigneraient de mon sujet, ici le Chevalier Rose-Croix. Encore aujourd’hui, on ne peut d’ailleurs affirmer si l’Ordre mystique de la Rose-Croix de 1614 a une relation quelconque avec le degré de Chevalier Rose-Croix, né en 1760, pour devenir d’abord le summum des Hauts Grades puis positionné ensuite dans la nouvelle échelle des 33 degrés, que présentera le Rite Ecossais Ancien et Accepté, en 1804. L’histoire et la légende se confondent au sujet d’un certain Raymond Lulle, grand maçon et philosophe hermétiste qui, ayant réussi à enfin composer l’or, à partir du mélange de six métaux, aurait à ce titre été fait premier « Chevalier Rose-Croix » par le roi d’Angleterre au XIVème siècle. Rien de moins sûr !

Quoi qu’il en soit, le thème du 18ème degré étant la solidarité et la fraternité universelles, il implique le chemin à ouvrir, donc le voyage à effectuer, cette idée de déplacement amenant elle-même l’image des pasteurs que nous sommes, censés garder et guider le troupeau. C’est à dire notre entourage profane en mouvement, en constante transhumance. Hommes en marche donc, nous sommes directement renvoyés au symbole de la croix, que, en dehors même de son évocation christique, nous pouvons voir comme la croisée répétée des chemins qui ponctuent toute vie, tel une suite de carrefours directionnels en somme, proposant sans cesse à chacun une ou des orientations. La rose, à l’intersection du vertical et de l’horizontal, dans sa personnification de l’Homme-Christ coiffé d’une couronne d’épines, évoque bien entendu la souffrance du supplicié, mais aussi, mais aussi, « maçonniquement » parlant, l’idée majeure à entretenir comme la fleur, à propager comme la bonne parole, à savoir que l’homme, le commun des mortels, doit toujours être placé au centre de toute réflexion, tout projet ou réalisation terrestres.

Le chemin et la voie

Allumons ensemble notre imaginaire et contemplons cette rose, quand elle est posée devant nous sur une table : elle devient alors pour notre regard, à la fois l’itinéraire et la boussole. Sa tige figure le chemin, et les épines, les cailloux à éviter. Pour ainsi dire la prudence à observer et l’effort à effectuer, le dépassement de soi, pour parvenir au but, et atteindre enfin la récompense qui prolonge la tige, cette sublime fleur de lumière offerte à nos yeux ! Il est intéressant de remarquer que depuis qu’il possède un langage intelligent, l’homme emploie la métaphore du cheminement pour mesurer, précisément sa capacité de progression. Comme si son départ originel du berceau africain, lorsqu’il s’est redressé pour conquérir lentement le monde, était toujours inscrit dans ses gènes ! N’en a t-il d’ailleurs gardé l’empreinte physique : visage profilé, corps incliné en avant, bras et jambes synchronisés pour progresser devant lui. C’est un fait, il n’est pas équipé d’une marche arrière ! Il est donc logique que ce nomadisme programmé entretienne en lui le goût du voyage, du déplacement d’un point à un autre, qui caractérise, si je puis dire, l’homo pelegrinus, curieux insatiable, et appétent de mystère.

Ainsi en témoigne, parmi beaucoup d’autres, la fable « Le Philosophe et la Rose », rapportée dans un livre ésotérique de l’abbé Stéphane, – et citée par notre sœur Irène Mainguy dans son ouvrage sur la symbolique des Chapitres :

 Le philosophe ayant cueilli une rose, se pose la question : « Qu’est-ce que la rose ? » S’il avait entendu le langage de la rose, il ne se poserait plus la question, mais il est devenu sourd et n’entend plus le langage de la rose.

Il rencontre alors son collègue le mathématicien, et lui pose la question « Qu’est-ce que la rose ? Le Mathématicien, plongé dans ses structures, répond au Philosophe : « Ta rose ne m’intéresse pas, à moins que je puisse la regarder comme élément d’un ensemble, et que je puisse lui appliquer mes opérations ».

Le Philosophe, déconcerté, s’en va trouver le Biologiste qui s’empare aussitôt de la rose, la coupe en petits morceaux, qu’il examine au microscope, et répond au Philosophe : « Je ne vois rien ! »

Le Philosophe, consterné, ramasse en pleurant les débris de la rose, et s’en va trouver l’Artiste : « Qu’est-ce que la rose ? » lui demande-t-il.

« Je ne sais pas, répond l’Artiste, mais je vais t’indiquer le chemin qui te conduira à la réponse. Va en un lieu qui s’appelle Chartres, et là tu trouveras une cathédrale, et sur cette cathédrale, il y a trois Roses, et ces trois Roses racontent l’histoire de la Rose éternelle ».

« Est-ce loin ce pays ? » demande le Philosophe.

 « Je ne sais pas répond l’Artiste, mais si tu veux y arriver, n’emporte aucun bagage et surtout aucun livre. Sinon tu n’arriveras jamais ! »

 « Et si je ne trouve pas mon chemin ? » demande le Philosophe.

 « Tu interroges les Oiseaux, ce sont les amis de la Rose ».

 « Mais je ne comprends pas le langage des Oiseaux », dit le Philosophe.

« Cela ne fait rien, répond l’Artiste ; il suffit que tu leur demandes, car eux te comprendront, et ils te conduiront à la Rose, tu n’auras qu’à les suivre »…

 Outre le mystère de la rose qui reste traditionnellement entier, apparaît avec cette belle histoire toute la différence pour le voyageur, entre le chemin à trouver, qui indique une progression libre mais lente et laborieuse, à parcourir dans le questionnement, le doute, donc en toute humilité, et la voie, qui, elle, peut générer l’orgueil, le sentiment de supériorité, lorsqu’elle est tracée directement jusqu’au but, par une certitude, notamment religieuse.

Le langage de la rose

Il ne fait pas de doute que l’importance symbolique donnée à la rose dès l’Antiquité, puis perpétuée successivement par l’Eglise, les sociétés secrètes et autres mouvements mystiques, l’a magnifiée jusqu’à la doter de pouvoirs magiques, chantés par les troubadours ! De la rose gravée dans la pierre ou peinte sur les vitraux des cathédrales, est ainsi née au XVIIIème siècle, la rose spirituelle, qui s’est vite déclinée dans toute l’Europe, en multiples symboles et autant de lectures du monde. La France de la Belle Epoque a même institué ensuite un langage de la couleur des fleurs, où la rose occupe une place centrale. En attendant la fantasmatique rose noire et la rose bleu ciel, l’imaginaire collectif continue aujourd’hui de jouer avec le sens attribué aux coloris existants :

  • Le blanc symbolise l’innocence, le secret, la pureté
  • Le jaune indique la joie, l’amitié, la fraternité
  • Le rose foncé renforce les liens relationnels
  • Le rose pâle accompagne la joie d’une naissance, d’un mariage
  • La couleur pêche souligne la modestie
  • La nuance corail indique le désir amoureux
  • L’orange révèle la fascination
  • Le rouge enfin, représente l’amour et le respect.

De la sorte, de symboles en métaphores, la rose s’est enrichie dans le temps d’une poétique singulière. Niaiseries de midinettes pour les uns, système de signes et phénomènes sensibles pour les autres. Eau de rose, dira le faiseur de mots, ou art de l’interprétation rectifiera l’homme de lettres : à chacun ses croyances ! La Franc-maçonnerie pour sa part, en même temps que la symbolique minérale et animale, n’ignore pas la symbolique végétale et florale, en nous invitant à y projeter une pensée productrice de sens, à même de déboucher sur l’action. En cela, mythes, allégories, légendes et symboles, constituent pour le franc-maçon spéculatif, homme de réflexion, non un simple répertoire anecdotique mais une suite de balises, qui font de lui un « poète ouvrier » et même « oeuvrier » à sa manière, au fil de son trajet.

La légende nous dit que la précitée Vénus – courant au secours d’Adonis menacé par la jalousie de Mars – eut le pied percé par une épine. Son sang colora alors de rouge toutes les roses autour d’elle, blanches à l’origine. C’est cette rose rouge qui est offerte à chaque impétrant, lors de son initiation maçonnique, depuis le dix-huitième siècle. Elle signifie en la circonstance, pour les maçons allemands, les « 3 L » de Licht, Liebe, Leben, pour les maçons anglais Light, Love, Life, et pour les maçons français, la traduction de ces trois mots, à savoir, Lumière, Amour et Vie. Autant de signifiants et de signifiés incitatifs, qui peuvent nous conduire du rêve au réel. C’est à dire au déroulement même du quotidien!

La rose d’or

Nous savons que l’épine de la rose est un aiguillon, j’y reviens un instant. Celui-ci concerne le franc-maçon, homme charnel. Sa piqûre éventuelle peut être appréhendée à la fois comme un frein aux tentations vaniteuses et comme une stimulation, toute blessure corporelle, même légère, correspondant à la prise de risque nécessaire, sur le chemin de l’homme libre. Il n’y a pas de rose sans épines ! Le franc-maçon se souvient que la première rose, fleur de l’églantier, avait et a toujours cinq pétales. Selon les rites maçonniques, cette rose est associée aux quatre éléments, air, terre, eau, feu, composants de la nature, le cinquième élément étant le maçon lui-même, dont le courage doit lui permettre de faire face aux débordements possibles des quatre autres. La beauté de la rose inspire l’harmonie, la douceur, l’équilibre, la joie de vivre. Elle est ainsi associée au discernement, au savoir, à la connaissance, à la sagesse. Autant de qualités à acquérir ou à entretenir, devant inciter le maçon à l’écoute, à la patience, à l’apprentissage permanent, à la raison, dans son rapport à l’autre.

La rose, enfin, par sa forme même évoquant un cœur, que l’on peut imaginer palpitant, est le symbole de l’épanouissement de la nature humaine, quand celle-ci exprime la bonté, la générosité, le souci du semblable, le désir de lui être agréable. Autant de vertus que le franc-maçon doit cultiver dans et au sortir de la loge !

A l’instant d’arriver au terme de ce voyage de la rose, il est intéressant de rappeler qu’un bouquet de roses en or – clin d’œil à l’alchimie ! – a depuis des siècles été remis par les papes aux épouses des souverains européens prenant leur charge. Et qui comme eux, se sont succédés. Une coutume qui a duré jusqu’en 1937, faisant ainsi de la rose un symbole royal de transmission.

Pour l’anecdote et en conclusion, je ne veux pas manquer d’honorer un homme de cœur français et amoureux des roses, Jules Gravereaux. Après s’être retiré des affaires, il créa la roseraie de l’Haÿ (Val de Marne) en 1894, sur l’espace qui domine le vallon de la Bièvre et la ville voisine de Bourg la Reine. Pour le ravissement de visiteurs par milliers depuis cette date !

Il est établi que cette roseraie est la première créée au monde. A partir de son conservatoire, recelant plus de 3000 espèces et père de toutes les roseraies existantes, elle entretient aujourd’hui des rapports privilégiés, non seulement avec toutes les roseraies françaises, mais avec de nombreux parcs floraux étrangers. De la sorte, on peut aisément comprendre que la commune, fière de cette richesse locale, ait demandé dès 1910, à s’appeler l’Haÿ les Roses !

Je ne résiste pas au plaisir de penser – même si la comparaison est hardie – qu’une loge maçonnique, ressemble à une roseraie. Ne sont-elles toutes les deux un réservoir de gènes, pour concevoir de nouvelles roses, de nouveaux francs-maçons, et essaimer l’amour dans le monde entier ?

Echanger, c’est donner et recevoir, but même de la franc-maçonnerie. « Celui qui offre une rose, en garde le parfum sur sa main », dit le poète.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES