jeu 28 mars 2024 - 13:03

L’héroïsme au village d’Orgosolo

Sur un mur à l’entrée d’Orgosolo, village sarde de la haute montagne de l’île méditerranéenne, au large de l’Italie, une inscription est lisible par tous les arrivants : « heureux le peuple qui n’a pas besoin de héros », et l’affirmation est illustrée par la représentation d’un vieillard courbé sur sa canne, assis sur sa chaise, en habits amples et simples, certes accablé par les ans mais l’œil vif sous le sourcil broussailleux !

A priori, une représentation et une formule qui pour le moins intriguent et questionnent !

Historiquement le mot héros en grec ancien et le mot Héra, qui est le nom de l’épouse de Zeus ont la même origine. Depuis sa préhistoire le héros place sur un pied d’égalité Zeus et Héra, un homme et une femme, tous deux divinités du Panthéon et dans la même capacité d’accomplir des choses extraordinaires suscitant l’admiration des mortels. En dérivant cette puissance sur les hommes, le héros d’origine s’est sécularisé. Devenu sujet de la littérature épique de l’Iliade d’Homère, toujours montré comme un modèle, il est entré ensuite dans les romans médiévaux de Chrétien de Troyes. Depuis, d’autres formes artistiques relaient et répondent toujours à ce goût intemporel pour les épopées qui magnifient les êtres humains dans leur exceptionnelle façon d’agir !

Même si nos héros ne ressemblent plus à ceux d’hier, tels Ulysse, Roland de Roncevaux, Rodrigue, Cyrano…, bien des adultes, toujours un peu enfants ou adolescents, continuent à admirer des héros mais ceux-ci portent des noms différents : Zorro, Batman, James Bond, Spiderman, Wonder Woman, Luke Skywalker, etc. Certains d’entre nous se choisissent même « des dieux vivants » qu’ils veulent toucher, approcher, saisir en proximité par l’entremise de « selfies » en posant à leurs côtés. Serait-ce pour partager, à travers le cliché photographique, un peu de leur célébrité ?

Nos héros d’hier et d’aujourd’hui témoignent toujours de l’engouement populaire et de joie de voir un être humain affronter des événements inouïs avec des comportements fascinants !

Chaque époque, chaque culture fait émerger une pluralité de superpuissants, de mythes vivants qui nous délient de nos faiblesses en nous permettant de nous transformer en ce qu’ils sont. Alors, pourquoi devrions-nous nous détourner de la race de ces héros qui nous enchantent ? Les compensations que nous développons à les faire nôtres, par admiration ou identification, si elles nous équilibrent, ne nous aident-elles pas à épanouir notre propre personnalité ?

Il est vrai qu’en arrière-plan de l’image peinte du vieillard d’Orgosolo assis sur sa chaise on aperçoit deux hommes estropiés, appuyés l’un sur l’autre, sans doute de retour d’une guerre longue et affligeante. Était-ce une guerre pour combattre le fanatisme, l’injustice, la barbarie ? Sans doute une guerre qui a mobilisé autoritairement autant le paysan de la plaine, le berger de la montagne, l’ouvrier que le bourgeois citadin pour les enrôler tous en brigades et régiments et les conduire vers des zones de combats meurtriers !

Où se situe dès lors l’héroïsme ? Comment s’exprime-t-il ? Le faire entrer dans ce réel rude n’est probablement pas une qualité parmi d’autres mais plutôt une solidarité à l’œuvre, une fraternité qui se partage, qui ne s’expose pas mais se comprend avec le cœur et l’esprit et laisse sa trace dans la mémoire.

Dans l’Iliade, le héros troyen le plus loué est Hector. Pourquoi ? Parce que ce valeureux guerrier déclare précisément aller au combat animé par l’amour de sa famille et de sa patrie. De fait, une telle attitude n’est pas donnée. Comme tous les héros, dit Homère, « ils ont appris à être braves ». Le courage n’est pas inné, il s’acquiert ou, plutôt, se conquiert. Un destin héroïque est passé par l’éducation : c’est elle qui inculque un fort sentiment de responsabilité, et qui ne cache pas les efforts à déployer « pour gagner une gloire ». C’est la leçon des héros de l’Iliade et de l’Odyssée dont la gloire rejaillira sur leurs aïeux et sur l’ensemble de la cité.

De même en Franc-maçonnerie – mais toutes proportions gardées car dans les temples on entend peu le bruit du canon ! – toute personne initiée peut être un héros qui se fabrique et cherche à se maintenir sur une ligne exigeante d’efforts personnels puisqu’il contracte une alliance avec une « famille universelle, celles d’hommes et de femmes éclairés, pour travailler en commun au perfectionnement intellectuel et moral de l’humanité ».

Un tel engagement renvoie à des affrontements avec ses interrogations, à la canalisation de ses craintes, à l’obligation de dégager son esprit de la confusion. Si « rien de grand ne se fait sans passion » (aux dires du philosophe Hegel), cette passion particulière doit se fortifier par le franchissement d’obstacles majeurs. D’où l’insistance du rite à presser tous les initiés à savoir se contrôler, à dominer des pulsions négatives, à se délivrer de la tentation d’esquiver les difficultés de tous ordres, d’abandonner chemin faisant son idéal, par fatigue ou par lassitude. Il s’agit bien de cultiver un mode d’Être et de donner du sens à sa vie en évitant autant le compromis, la lâcheté que la vanité. Autant pour soi que pour faire partager la force de l’espérance, et autant dans le Temple qu’en dehors du Temple …

À dire vrai, pour que le peuple soit heureux et gagne en félicité, il faut bien que quelques-uns ou quelques-unes ouvrent la voie et montrent le bénéfice de ce que peut être une vie exemplaire. D’une certaine façon si le culte de l’héroïsme croise la voie initiatique qui s’ouvre, il ne vise rien de moins que de « fuir le vice et de pratiquer la vertu », d’être « ami du riche et du pauvre s’ils désirent l’un et l’autre notre même idéal ». Même si cet idéal ne peut jamais s’atteindre parfaitement, il pousse, il bouscule, il fait entreprendre… Rien donc de calme ni de tranquille sur le chemin de l’initié : nous y sommes dans la situation d’un Sisyphe condamné à faire rouler son rocher jusqu’au sommet de la montagne, rocher qui roule et redescend tout aussitôt, mais sans faire perdre pour autant à Sisyphe l’obstiné, sa quiétude et son orgueil d’homme.

Le peuple, comme nous-mêmes, apprécions la beauté de l’acte héroïque non parce qu’il est harmonieux et agréable, mais parce qu’il suscite une émotion profonde qui invite à l’imitation et au dépassement de soi. Il est beau « en soi » !

La béatitude évangélique du message des Sardes : “heureux le peuple…” semble suggérer de l’intérêt de savoir nous déprendre des nombreux faussaires : qu’un héros est peut-être d’abord tenu pour véritable et supérieur que s’il rabaisse ses thuriféraires, soumet ses adulateurs et accomplit le chemin de sa propre transcendance ?

Le portrait du vieillard du mur d’Orgosolo est le premier de la grande rue de ce petit village où dans les ruelles et carrefours, quatre cents œuvres actuelles colorent depuis ces dernières années, le crépi des maisons de ses habitants. Le choix de réaliser ces représentations picturales ont été retenues initialement par chaque propriétaire d’habitations à la suite d’un projet d’artistes locaux ou venus d’ailleurs. Elles veulent signifier qu’ici, le vol de bétails, les séquestrations contre rançons et toutes formes de vendetta ou de violences physiques, ont été collectivement bannis pour adopter un autre mode de vie sans pour autant se défaire de l’attitude de rébellion devant un pouvoir abusif, ni oublier le souci de la réputation animé par un devoir de solidarité et de fraternité.

Autant de mots et d’images fortes pour dessiller nos yeux et nous convaincre définitivement de prendre le parti du cœur, de la tendresse, mais aussi de la lutte pour la dignité et la liberté de tous, quels que soient les lieux où nous vivons sur cette terre…

1 COMMENTAIRE

  1. Orgosolo, commune de la province de Nuoro en Sardaigne (Italie), est connue pour son abondance de peintures murales pour la plupart très ancrées à gauche. Des vestiges de la culture nuragique – soit au cours du premier âge du bronze, vers le XVIIIe siècle av. J.-C. – sont présents aux alentours de la commune : village de pierre, dolmens, tombes troglodytiques et tombes dites « de géant »…
    Quant aus peintures murales, la ville en compte environ 400 peintures !
    Et pour beaucoup politiques. portant sur l’histoire ldes luttes locales, amis aussi sur des combats internationaux ou sur des personnes décèdés au travail (généralement des ouvriers) ou encore sur des conflits avec l’État.
    D’autres enfin évoquent le quotidien du village : bergers, femmes avec enfants, anciens qui discutent, etc. La toute première fresque murale remonte à 1968.

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Claude Laporte
Claude Laporte
Cursus universitaire en Droit public, Organisation du travail, et Sociologie Politique. (Maîtrise en Droit Public (1972), à la Faculté de Bordeaux. Chargée de cours sur la « Sociologie Politique et des Institutions Internationales » aux élèves de 1ère Année de Droit (1972/1973). Puis, intégration professionnelle au sein de l’Assurance Maladie. Dernier poste occupé : Responsable de la Communication à la Direction des Systèmes d’Information à la CNAMTS. Autres diplômes : DESS Systèmes d’Information; DEA «Communication, Technologies et Pouvoir » (Université Paris-Sorbonne). Par ailleurs : des engagements dans le domaine associatif et culturel. Depuis mars 2020 une activité écriture/publications avec la création et l’animation du blog EMEREKA, journal d’opinions et d’humeurs ..

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