Quel rapport y a-t-il entre la sécurité et la curiosité ? On y verrait presque un antagonisme, la curiosité indiscrète allant fouiner dans ce qui ne la regarderait pas et mettant ainsi à mal la sécurité des secrets jalousement gardés. Et pourtant…
L’étymologie latine de *cura désigne le soin, le souci que l’on prend de soi et de l’autre. De ce qui n’intéresse pas, ne dit-on pas “je n’en ai cure” ? A l’encontre du curé, qui se soucie du salut des âmes qui viennent lui parler du mal-être de leur présent et de l’éternité de leur au-delà. On assure, on rassure. Nombre de compagnies d’assurances anglaises, moyennant paiement substantiel, allaient jusqu’à garantir leurs assurés contre la menace d’un post mortem infernal… Le paradis n’a pas de prix…
Eh oui, *securus, exempt de soucis, *securitas, absence de soucis, tranquillité, ouvrent le champ lexical de la sécurité, de ce qui est sûr, *sine cura, sans souci.
On verra une naïveté incurable dans cette crédulité, qui préfère payer cher une garantie illusoire, plutôt que s’interroger sur les causes objectives de ses peurs, et peut-être ainsi s’en prémunir. Sinon, c’est la mise en curatelle assurée, mentale et physique. Au profit malsain d’un éventail de curieux mal intentionnés.
Et voici toute l’ambiguïté de la curiosité.
Souvent indiscrète, voire perverse, la curiosité peut manifester cependant une appétence de savoirs et d’objets, aussi divers qu’étranges. En témoigne la mode des “cabinets de curiosités”, qui firent florès dès le XVIIe siècle, surtout en Allemagne. Nombre d’esthètes raffolaient de l’hétéroclite et du bizarre et accumulaient ainsi des collections singulières, sans projet préconçu, au hasard de leurs cheminements. En amont, il y avait surtout un regard curieux, amusé, porté sans réticence sur le monde alentour.
Et on se prend à regretter qu’une telle curiosité, saine et sans prévention, ouverte à toute rencontre, fasse cruellement défaut dans nos sociétés actuelles. Une « curiosité de dictionnaire » entraînait enfants et adultes boulimiques de savoirs dans une déambulation « anarchique » au fil des pages de ces trésors volumineux qu’ils butinaient d’un doigt hasardeux. Dans l’incurie totale et de la rumeur du monde et du temps qui passait. D’où la question un peu nostalgique : les moteurs de recherche, si rapides et efficaces puissent-ils être dans leur ciblage des attentes, et justement parce qu’ils les devancent, procurent-ils un tel plaisir de nonchalance et de disponibilité, que récompense la rencontre inopinée ?
Dans l’insécurité généralisée des cohabitations contemporaines entre individus, entre nations, la course contre le temps, la soif de vitesse, l’efficience recherchée de la réponse avant même d’avoir réfléchi à la question, ne sont-elles pas l’antinomie absolue de la curiosité à l’égard de l’autre, du différent, de ce qui nous ouvrirait le champ de l’inédit, de l’inattendu plein de saveurs ? Une marche sans hâte, physique et mentale, une flânerie buissonnière…
Annick DROGOU
Non, la curiosité n’est pas un vilain défaut, comme on le dit trop souvent aux enfants curieux qui veulent tout connaître du monde qui les entoure, tout comprendre, et se brûlent les doigts en les approchant de la flamme. La curiosité fonde l’expérience et l’expérience est le plus sûr accès à la connaissance.
Oui, la curiosité est une qualité, la vertu de l’éveil. « Frappez et on vous ouvrira ». « Cherchez et vous trouverez ». Cet empressement à découvrir de nouvelles choses, cette appétence à la rencontre de l’inconnu est le propre de l’homme. L’explorateur Bertrand Picard a une belle formule : « Conquérir, on le fait pour avoir ; explorer, on le fait pour savoir ». Savoir et découvrir. Découvrir aussi parfois ce qu’on ne s’attendait pas à trouver. C’est la magnifique sérendipité, ce mot qui attise lui-même la curiosité. Car être curieux, c’est accepter la surprise, le sel de la vie. Oui, la curiosité s’éveille, elle s’attise. Vraiment, ce mot ne peut pas être mauvais.
Il y a de la gourmandise, de l’appétit dans la curiosité. La gourmandise n’est pas non plus un défaut, un péché. Notre langue est trop pauvre et ne fait pas assez la différence entre la gourmandise et la gloutonnerie qui, elle, est toujours une triste passion. De même, sachons faire la différence entre la curiosité et le voyeurisme, cette minable curiosité des autres. Curieux mais pas voyeur. Toujours conscient que la curiosité de l’autre suppose aussi le respect, la pudeur. Contre tous les fantasmes de fascination pour les monstruosités, contre l’attrait pathétique du bizarre et du mal qui fait ralentir l’automobiliste qui se repaît lâchement de la douleur de l’accidenté.
Choisissons toujours la curiosité du beau, la contemplation du mystère de la beauté où s’exerce la seule curiosité qui vaille, celle qui nous donne de participer à la Création. L’univers est un infini cabinet de curiosités.
Jean DUMONTEIL
Que de plaisir à lire cette déclinaison “cascadeuse” du mot latin “cura”. Un vrai bonheur grâce à l’esprit curieux de ces 2 auteurs qui savent régaler leurs lecteurs.
La jubilation toujours renouvelée à la lecture de ces deux auteurs (Annick Drogou et Jean Dumonteil) qui enchantent les mots avec leur érudition et leur finesse souriante d’esprit.