ven 26 avril 2024 - 23:04

Parole et paroles

Un jeune homme alla trouver son Maître et lui dit : «Puis-je te parler ?». Le Maître lui répondit : «Reviens demain, nous parlerons». Le lendemain, se présentant à nouveau à lui, le jeune homme lui dit : «Puis-je te parler ?». Tout comme la veille, le Maître lui répondit : «Reviens demain, nous parlerons». «Hier, je suis venu», répondit le jeune homme déçu, «et je t’ai posé la même question. Refuses-tu de me parler ?». «Depuis hier nous dialoguons» répondit en souriant le Maître, «Est-ce notre faute si nous avons tous deux de mauvaises oreilles ?».  

Il faut faire la différence entre dire et parler. On mesure la portée de leur sens avec les mots hébreux אמֶר (dire), utilisé pour exprimer la parole créatrice de D.ieu en Gén., 1,3  (qui serait le logos) et דַבֵּר (parole prononcée) en Exode, 20,1. La parole est une voie d’expression compréhensible de l’homme. En utilisant le mot “verbe” pour désigner la parole parlée on entretient donc une ambiguïté. La parole se situe à l’intérieur de la relation interpersonnelle tandis que le verbe se situe à l’extérieur de cette relation.

Dans un article de Libération intitulé «La communication sans paroles» Valère Novarina écrit : “La parole n’échange aucun sens mais ouvre un passage. De l’un à l’autre elle est notre passage à l’intérieur des mots, notre ouverture à l’intérieur des mots ; notre voyage est la façon que nous avons de passer avec eux. Toute parole que nous échangeons transmet avec elle le secret de la parole. Il y aurait donc un passage secret entre nous dans l’échange parlé. La parole ne se communique pas comme une matière marchande, comme une denrée, comme de l’argent ; elle se transforme, elle passe et elle se donne. Vivante de l’un à l’autre, la parole passe entre nous et se transforme de nous avoir traversés. C’est le don de parler qui se transmet : le don de parler que nous avons reçu et qui doit être donné… Parler est l’aventure de nous dire aux uns les autres ce qui peut être dit. Très précisément chaque mot désigne l’inconnu. Le silence le plus profond est une parole, de même que l’immobilité vraie est un mouvement. Le vrai mystère n’est ni ténébreux, ni voilé mais une lumière extrême jetée sur soi, toute notre vue est parlée. C’est un autre monde que nous verrions si nous avions d’autres mots. Tout le visible est un renouvellement perpétuel de paroles“. 

L’initié sait que même la pensée est un fluide qui se répand, forme et transforme. “C’est pourquoi, ici surtout, il faut purifier tes intentions et ton cœur. Que le bien seul oriente ta volition” exhortait Grillot de Givry.

Le symbole se contemple, la signification se dit. Le premier est de l’ordre du visible, la seconde de l’ordre de l’audible. L’homme, en réfléchissant, construit le pont entre le visible et l’audible, son langage traduit et opère les passages. Rechercher la parole, c’est tenter de découvrir la clé qui nous ouvre les portes du monde extérieur, d’une part, et tenter de communiquer à autrui ce qui est au plus profond de notre monde intérieur d’autre part (Jean Mourgues, Lettres fraternelles du travail maçonnique en Loge de Perfection, p.38) . La parole est une structure vivante, qui devient partie intégrante de la durée du vécu de tous. De même, au cours de son élaboration en tant que texte, elle est partie intégrante de la durée de l’auteur. Si l’un de frères ou sœurs  lisait des planches d’accueil d’orateur, il se pourrait que le résultat fût différent, et même que l’interprétation que l’on en donnerait ne correspondît pas à celle de l’auteur. La parole d’un intervenant est créée de son souffle et cette création, pour lui, est en même temps son accomplissement et sa limite, puisqu’il ne peut se substituer à nous dans son interprétation, ni ne peut nous imposer la sienne. En créant ainsi, se fait l’expérience directe, physique de l’unité du corps et de l’esprit, de leur continuelle interaction symbolique.

Les francs-maçons sont des bâtisseurs de sens ; nous verrions un autre monde si nous avions d’autres mots. Tout le visible se donne dans un renouvellement perpétuel de paroles.

À chaque instant d’une planche, la planche est toute entière contenue dans cet instant et la portée finale n’est pour ainsi dire que l’étalement, le repos ou l’extension d’une énergie qui ne fait que progresser à travers l’acte de dire jusqu’au moment où le «J’ai dit» l’apaise. En écoutant les planches d’orateur, on a, parfois, une impression physique d’euphorie, de dilatation correspondante à la genèse, à la montée du sens que l’on essaye de vivre soi-même et de faire sentir à travers les mots. C’est vouloir tendre vers un accord, vers l’égrégore avec les récipiendaires, les FF\ et les SS\ présents ; un accord difficile d’autant plus que les êtres se situent à plusieurs niveaux d’expérience. C’est déjà à plusieurs niveaux d’expérience que l’on recherche l’accord avec soi-même, et à ces niveaux s’en ajoutent d’autres, avec vous, avec le monde. Chacun de nous est un vivant dans sa durée propre, une forme en train de se développer, de s’accomplir; et c’est dans une métamorphose continuelle en nous, autour de nous, qui fait pression sur nous et nous oblige à rechercher sans cesse la proportion juste

Les temps de la parole qui est accordée sont des participations à l’édification d’un corps de pensée comme une cathédrale d’esprit. «Nommer, c’est en un sens éterniser, c’est tirer la chose exprimée hors du chaos où tout se confond et du temps où tout se succède».

La parole, celle de l’orateur, a une force physique incontestable. Elle est essentiellement le physique de l’âme de la loge, indissociable de celle-ci. Ceux qui sont sensibles, et comment ne pas l’être dans cette caisse de résonance cosmique qu’est le temple à couvert, non pas seulement au verbe mais à son caractère incarné, reconnaissent cette incarnation dans le rythme énergétique des mots. Le vocable constitué par la voyelle et la consonne, par de la chair et de l’os, par de la dureté et de la tendresse, et par les subtiles proportions qu’elles produisent entre les sons, le vocable saisit le monde pour en prendre du sens et se prendre avec lui. Certaines formes du dire sont à la fois les plus objectives possibles et les plus profondément symboliques. L’orateur propose un système énergétique et progressif, le mouvement initiant en tant qu’ouverture d’acheminement.  C’est vouloir au devant des autres francs-maçons amorcer une montée dans une spirale de plus en plus large, de plus en plus fraternelle, dans un élément de plus en plus transparent de vérité, pour viser le delta, là où toutes les espérances sont possibles, là où règne la conscience de la lumière. La parole fraternelle ne domine pas, ne manipule pas, ne méprise pas ; l’autre n’est pas enfermé dans un concept déterminant a priori.

Un élément essentiel de la parole, en tant que matière, est le silence qui se fait en elle et autour d’elle. En la parole est aussi le silence, le rythme n’existerait pas sans le silence.

La triangulation de la parole en loge dépasse largement le cadre de la dramaturgie. Procédé de médiation, elle a pour objectif d’évacuer toute communication interpersonnelle, forme la plus usuelle dans nos sociétés, et de tisser un lien collectif en dépassant les échanges d’individu à individu. Ce que nous donnons en loge c’est de l’énergie spirituelle, ce qui est diffèrent de l’énergie intellectuelle.

Étymologiquement, le terme «communication» (de com-municare) signifie, mettre en commun et implique les notions de partage que le rituel maçonnique met en œuvre dans toute communication en tenue. Dans un texte fondateur de 1735, faisant office de Constitution pour la maçonnerie française, il est stipulé, au 6e devoir, «qu’aucun frère n’aura des entretiens secrets et particuliers avec un autre sans une permission expresse du maître de la loge, ni rien dire d’indécent ou d’injurieux sous quelque prétexte que ce soit, ni interrompre les maîtres ou surveillants, ni aucun frère parlant au maître, ni se comporter avec immodestie ou risée

La triangulation de la parole est aussi signifiante à un autre niveau, puisque tout échange doit passer par l’Orient, pour y être imprégné de la lumière qui en émane et pour y être dirigé vers l’égrégore de la loge. Le Vénérable, qui en a la charge, la renvoie à travers l’ouverture du compas toujours dirigée vers la loge.

Cette parole initiatique a un autre rôle. La parole qui circule transmet, doit transmettre, la tradition. C’est ce travail de transmission, ou plutôt de réception, d’élaboration intérieure puis de don au bon moment, qui fait que la tradition est vivante. «Le maître qui marche à l’ombre du temple, parmi ses disciples, ne donne pas de sa sagesse mais plutôt de sa foi et de son amour. S’il est vraiment sage, il ne vous invite pas à entrer dans la maison de sa sagesse, mais vous conduit plutôt au seuil de votre propre esprit… car aucun homme ne peut rien vous révéler, sinon ce qui repose déjà endormi dans l’aube de votre connaissance.» (Khalil Gibran).

La parole met en mouvement des énergies cosmiques ; elle est le canal par lequel la lumière agit dans les mondes, elle est portée par le souffle de l´homme et le souffle est esprit dans son corps. Que cesse le souffle et l´homme meurt. La génération du Deux par l’Un est identique à la parole qui crée simultanément le son et le souffle.

Le Sefer Yetsirah, le Livre de la création, ou de la formation postule le principe de la création de l’être par la combinaison des lettres du nom divin. En mêlant et transformant les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque, de diverses manières, Dieu créa l’âme de tout ce qui est à créer ou le sera. Ce traité de cosmogonie aura une importance considérable sur la pensée des auteurs médiévaux et modernes de la kabbale intéressés par la question de la création du Golem. Leur démarche consiste à interpréter, en vue d’une action pratique, les modalités de la création de l’être figurées dans cette représentation de l’émergence du monde à partir de la combinaison des lettres du nom divin. Pour Papus, ces vingt-deux lettres sont sculptées dans la voix, gravées dans l’air, placées dans la prononciation en cinq endroits dans le gosier, dans le palais, dans la langue, dans les dents et dans les lèvres.

Au cours du rituel, la parole des officiers est celle d’une fonction, ils n’ont donc pas besoin de se lever parce qu’ils ne sont pas les auteurs de ce qu’ils disent. La parole rituelle qu’ils proclament les oblige à un renoncement du moi, à plus d’humilité que les autres frères ou sœurs présents.

La parole du Vénérable, toute particulière, a une puissance créatrice, elle est édictive. C’est lui qui «crée, constitue et reçoit» l’impétrant, le faisant passer d’un état à un autre : de profane à apprenti, d’apprenti à compagnon, de compagnon à maître, d’un degré à un autre. Par la parole symbolique, il y a transmission de l’initiation. C’est le don du mot sacré, par le souffle du Très Respectable, qui fait revivre le maître dans le compagnon, qui le fonde maître à son tour par sa parole édictive. Ce n’est pas une parole qui explique, ni qui décrit. Cette parole touche le mystère de la vie et devient geste de l’esprit. Faire revivre la Parole, c’est reconstituer le corps d’un maître ; c’est ouvrir le sens d’une quête sans fin. Dans le processus de résurrection, le «nourrissement» de l’être de lumière est assuré par le verbe qui donne puissance et réalité aux formes qu’il prononce.

Dans le controversé Manuscrit de Leland (commenté par Albert Mackey ), il est dit que les francs-maçons «cachent la faculté d’Abrac», c’est-à-dire qu’ils cachent le pouvoir de devenir bon et parfait sans l’aide de la peur et de l’espoir, et sans l’aide du langage universel.

Le don du vocabulaire et le pouvoir de nos mots sont singulièrement la force la plus puissante donnée et disponible pour nous. Nous pouvons choisir d’utiliser cette force puissante de manière constructive avec des mots d’encouragement, ou de manière destructrice, en utilisant des mots de douleur, de haine et de désespoir. Nous savons tous que nous avons la capacité de faire toutes ces choses, d’enseigner, d’aider, ou de guérir, d’entraver, de blesser, de faire du mal, d’humilier. Nos paroles se manifestent dans la matière. Comme nous savons que chaque mot a des conséquences, et chaque silence aussi, nous savons que les mots peuvent nous affecter et d’autres autour de nous, ils détiennent un pouvoir profond avec la force et l’énergie.

« Pensez à ce que vous dites, essayez de ne dire que des choses que vous pensez et qui ont du sens. Défiez-vous farouchement de toutes les mécaniques de langage dans lesquelles c’est la langue qui pense à votre place, donc d’autres que vous qui pensent à votre place. Si vous faites ce travail sur vous-même, ça ne changera pas la société du jour au lendemain mais c’est une condition pour la démocratie et pour une société humaine » (Jean-Jacques Rosat, La novlangue de George Orwell, un instrument de domination)

La parole nous a été donnée non pour parler mais pour entendre. La parole ne nous a été donnée que pour entendre ce qui est l’autre.

Voir l’article <450.fm/2021/04/27/la-parole-substituee/>

3 Commentaires

  1. Merci Solange…très beau développement,comme d’habitude😀
    Et donc pour mon humble part oser intervenir un chouia sur qqs points de réflexions dont le premier serait celui ci peut être que Logos est une notion née de la philo hellénistique signifiant « parole », au sens premier, mais également à voir sous l’angle de la raison et l’intelligence.
    On le traduit ainsi via le terme Verbe ou Parole dans les textes anciens. Le titre « Logos » est en outre effectivement donné à Jésus par saint Jean dans le Prologue de son Évangile (Jn 1:1-18)..nous savons ça.
    Mais alors que le silence est d’or et la parole est d’argent ( proverbe/citation trouvant son origine dans le Talmud tel un des textes fondamentaux du judaïsme rabbinique…et plus avec ce lien encore https://tomasrosprim.com/fr/la-parole-est-dargent-le-silence-est-dor/) m’interroge sur le fait des valeurs à 180° de ce qui devrait être donc,de préférer parler…que de se taire,l’or valant plus que l’argent)🤔…ou de voir pointer l’homme avant Dieu.
    Ensuite..pense également une tendance à géométrie variable entre les communications en Oxydant et en Or riant,du simple fait relevant déjà de la culture tout simplement.Nous privilégions de ce côté les paroles,comme autres explications diverses et éparses (détaillées ou non) pour nos enseignements respectifs…là où en extrême Orient,rien ne transpire et tout s’intériorise bien davantage pour n’aller nulle par autre que vers la découverte par le soi même du Soi même.Les Occidentaux ont besoin de tangible et de concret pour avancer…qd un Japonais,par exemple fera simplement confiance à l’ancien devant lui et le suivra sans se poser de question.Bref…ce sont deux modes de fonctionnements différents,qui tiennent parfaitement la route de chaque côté aussi.
    I shin den shin maintenant, est une notion made in Japan signifiant “d’esprit à esprit” ou “d’âme à âme” voir “de coeur à coeur”….genre relation profonde et intime entre deux personnes,au-delà des mots, au-delà de tout concept, en unité ici et maintenant….car profondément ancrée dans le Bouddhisme.
    C’est,depuis que le Ch’an (Zen) existe, l’essence même de la transmission directe ne nécessitant nullement et toujours l’usage des mots.Il suffit parfois d’un simple regard pour se comprendre…
    En faisant rapide 以心伝心 Tu peux voir que le schmilblick est composé de 4 caractères,mais qui se traduit littéralement par « ce que l’esprit pense, le cœur le transmet »…..ok,que ca se réfère aussi régulièrement à la communication de cœur à cœur voir,la compréhension sous-entendue.
    Or,on utilise souvent le terme i shin-den shin pour exprimer une sorte de communication non verbale entre 2 personnes qui est considérée comme marquante de la culture japonaise.Alors que le concept japonais de haragei ( “art du ventre”,qui fait référence à un échange de pensées et de sentiments se ressentant dans la conversation, plutôt que déclaré ouvertement.C’est une rhétorique destinée à exprimer l’intention vraie en s’engageant) l’ishin-denshin (I shin den shin) siffle de son coté une forme de communication partagée non-intentionnelle.
    Ainsi Tu l’auras capté l’ishin-denshin est traditionnellement perçu par les Japonais comme une communication sincère et tacite provenant du cœur ou des tripes (c’est-à-dire symboliquement issue de l’intérieur,notre côté uchi ou Yin).C’est un concept distinct de la communication ouverte passant par l’expression et la bouche (l’extérieur, soto,notre côté yang), qui est aussi perçue comme pouvant être plus hypocrite.Ces concepts sont liés à la tradition du zen.
    Thanks pour Ton article.Belle journée 😘

    • Cher Marco.
      Certes et comme l’écrivait Simone de Beauvoir (de pâle mémoire) : “par-delà la douteuse sincérité des paroles, le silence, seul, cet espace de l’esprit, permet à deux être de communiquer.”
      MAIS, la Franc-maçonnerie n’est pas la rencontre de deux êtres; elle est un lieu de Transmission collectif en dépassant les échanges d’individu à individu. Le rituel est la parole a minima de cette transmission.

  2. Bonne réponse…et donc qu’elle continue a circuler de la sorte,comme Tu sais si bien le faire,notamment ici et face a la haine et la violence dece sui est en ce monde .Bravo pour la justesse…Très forte 😉

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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