Deux hommes, tous deux gravement malades, occupent la même chambre d’hôpital. Bernard, allongé près de la fenêtre, doit s’asseoir dans son lit chaque après-midi afin d’évacuer les sécrétions de ses poumons. Jean-Louis, alité à côté de la porte d’entrée, récemment opéré de la colonne vertébrale, est contraint lui, de vivre ses journées, immobile, couché sur le dos.
Les deux compagnons d’infortune, occupent leur temps à converser. Après la sieste, lorsque Bernard se redresse, il passe un long moment à raconter tout ce qu’il voit dehors à Jean-Louis. Celui-ci attend avec impatience cette heure privilégiée pour s’imaginer les scènes qui lui sont détaillées. Un parc agrémenté d’un grand bassin, avec des cygnes et des enfants qui font voguer leurs bateaux à voile miniature. Des amoureux qui marchent entre les parterres de fleurs pendant que glisse dans le ciel bleu, un avion laissant derrière lui une traînée blanche cotonneuse…
Les jours et les semaines défilent, égayés par les échanges des deux malades, égaux dans l’adversité. Un matin, avant le petit-déjeuner, l’infirmière trouve le corps sans vie de Bernard, mort dans son sommeil. Jean-Louis, soudain seul dans cette grande chambre, est très affecté par la disparition de son voisin, devenu son ami. Dès qu’il retrouve la force de se mouvoir, il demande à occuper la place de Bernard, à côté de la fenêtre. Lentement, Jean-Louis parvient à se soulever sur ses coudes pour jeter un coup d’œil dehors. Stupeur ! Tout ce qu’il découvre, c’est un haut mur devant ses yeux, l’arrière d’un immeuble ! Très troublé, il demande à l’infirmière pourquoi Bernard lui a décrit une tout autre réalité inventée. Elle l’informe alors que Bernard était aveugle et ne pouvait même pas voir le mur en cause !!
« Peut-être a-t-il seulement voulu vous aider à supporter le mieux possible votre état ! » conclut-elle, très émue, elle aussi.
L’auto-tolérance
Supporter ! Nous voici, avec ce verbe prononcé par l’infirmière de ce joli conte, sur la route de la tolérance. Lorsque son premier sens interpersonnel de « supporter » signifie, non pas subir, mais au contraire, soutenir » et aider. Ce qu’au vrai nous montre l’attitude positive de ce non-voyant, paradoxalement « porteur d’une lumière » qui éclaire l’autre, tout en le réchauffant lui-même, pour endurer son propre handicap. La tolérance devient ici, devoir d’égalité quand l’homme a conscience, par identification, que cet « autre moi » infériorisé est, précisément, son semblable !
On ne peut toutefois bien le comprendre et agir pour lui, qu’en ayant une bonne compréhension de soi. Comme tout franc-maçon, j’ai fait mienne la maxime Connais-toi toi-même de Socrate qui, en quatre mots, m’invite surtout à connaître mes limites, donc à m’assumer. Parce que la tolérance précitée, toujours au sens de « supporter », passe d’abord par « l’auto-tolérance », si je puis dire. En effet, avec qui dois-je passer le plus de temps dans ma vie, sinon avec moi-même ? Et de qui dois-je satisfaire les exigences fondamentales sinon de cette machine complexe que je suis ? Et encore, de qui dois-je prendre soin en permanence, sinon de ce corps et de l’esprit à lui associé, pour en assurer l’unité et la survie ? Parce que vivre, c’est se lever chaque matin avec la conscience d’être…ce que je n’ai pas choisi d’être, ni mon sexe, ni mon physique, ni mon psychisme, bref, cette personnalité qui me détermine.
Vivre, c’est aussi, par définition, l’incertitude. C’est ressentir certes, le bonheur d’exister au monde, mais c’est donc, en tant que locataire de cet indissociable « corps-esprit » (ainsi défini aujourd’hui par les neurosciences) et sujet désirant, être exposé à l’irruption de passions, de pulsions, de sentiments, d’émotions. C’est encore être à la merci, au fil des jours, de la maladie, de la souffrance, de la vieillesse, de la mort ! De la sorte, je suis contraint, comme tout un chacun, de tolérer que mon vulnérable corps, subisse l’agression d’affects et de pathologies et parfois même leur violence, tout au long de ma vie ! Partant, il me faut vraiment beaucoup de patience, d’indulgence, de tolérance en effet, au sens de l’estime de moi-même, pour consentir à un tel sort, imposé par la nature humaine.
La tolérance revient ici à accepter, en quelque sorte et en toute humilité, l’autonomie de mon organisme, lequel décide, à sa guise, que je tombe soudain malade. Puis après le temps qui lui convient, que je me remette d’aplomb et recouvre la santé. Alors que je croyais mener ma barque, je dois me rendre à l’évidence qu’existe en moi un rameur clandestin ! Et je découvre ainsi, à intervalles réguliers, par ce dédoublement même, que ce qui fait de moi un humain parmi les humains, un égal parmi mes égaux, c’est non seulement ma fragilité mais mon besoin d’eux, mes frères en humanité. Comme ils ont besoin de moi. Et parce qu’avec l’âge, la lucidité s’accroit, je comprends que mon indépendance est une illusion et ma dépendance, une réalité ! Idem pour mon prochain, auquel je suis lié.
Il n’est pas inutile de méditer quelques instants sur la maladie, car en me boutant momentanément hors du champ social pour me limiter à un espace plus restreint – que je vive seul ou entouré – elle peut devenir initiatique. Je dis bien elle peut ! Imaginons ensemble : Cantonné dans ma chambre ou juste autorisé au tour du quartier jusqu’à la croix verte de l’officine, mon périmètre réduit devient un cabinet de réflexion, à ciel ouvert ! Condamné à vivre plus intensément un « ici et maintenant » fixe, privé de mes occupations habituelles, libéré des obligations du paraître et centré sur mon « moi » dénudé, affaibli, je vis un égocentrisme vidé de son ego ! Soudain infantilisé, j’ai besoin de réassurance. Ainsi, mes défenses neutralisées, mon bandeau mental ôté, l’œil d’autrui devient alors regard chaleureux, son sourire ne me semble plus mécanique mais bienveillant. Chez le pharmacien, les quatre petits mots rituels du lien social bonjour, pardon, merci, au revoir, me font l’effet d’un baume de lumière, bienfaisant, magique ! Et le coup de téléphone ou la visite d’un frère, résonne en moi comme une promesse de guérison. Comme une renaissance annoncée. Parce qu’il fortifie mon sentiment d’appartenance et, mieux qu’un discours compassionnel, il m’apporte le plaisir partagé de la conversation, cette « communication-communion » spécificité des humains, des parlêtres. Et, en toute égalité, cet échange épicurien vaut toutes les piqûres !
Le regard de l’autre
De la sorte la maladie, comme repos du guerrier, donc séquence possible et calme de réflexion, pourrait constituer en termes de gratitude, un pont, sinon la voie royale menant à la rencontre de l’autre. Mais francs-maçons que nous sommes, en recherche de vérité, nous savons bien que l’homme est doté, selon les circonstances, d’une mémoire « à géométrie variable ».
Pourquoi l’expérience de l’auto-tolérance, dans sa dimension initiatique plus haut citée, ne devient pas naturellement acceptation de l’autre, à titre permanent ? Pourquoi la générosité reçue n’est pas forcément rendue ? Pourquoi seul un petit nombre, que la souffrance a vraiment transformé et qui a conscience du prix de la vie et de l’essentiel, agrandit sa pensée jusqu’à englober celle d’autrui pour mieux le comprendre et l’accepter ? Tout simplement, parce que l’égalité et le devoir qu’elle impose ne va pas de soi ! Le programme génétique de notre espèce, encore aujourd’hui, obéit au principe d’individuation, pour ne pas dire d’égoïsme. Et par là, l’altruisme, la compassion, la bienveillance, la reconnaissance, le partage, ne relèvent pas de l’inné. Autant de vertus et de qualités, à acquérir par la volonté et l’éducation. Par le sens de la responsabilité aussi. Sachant que le sentiment de culpabilité à même d’en résulter, peut être aussi utile, quand il n’est pas névrotique ou cultuel. C’est-à-dire, dans ce dernier cas, quand « faute » n’est pas confondue avec « péché », selon les canons de l’Eglise. Or, précisément entretenu par 2000 ans de judéo-christianisme, le sentiment de culpabilité justifié, si je puis dire, est en fort déclin aujourd’hui, du fait même de la société permissive.
Chacun de nous est mentalement construit, pour vivre comme une « unité centrale défensive », autour de laquelle – tend à croire la pensée magique de l’enfant blotti en nous – le monde devrait s’articuler ! A l’image métaphorique du troupeau de porcs-épics, ces animaux des pays chauds : surpris par une soudaine vague de froid, les rongeurs se blottissent les uns contre les autres mais se blessent alors mutuellement. Ils s’éloignent et se rapprochent ainsi jusqu’à trouver « l’écart-limite » entre eux – somme toute, le seuil de tolérance – pour ne pas s’écorcher et obtenir néanmoins une chaleur groupale protectrice. Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer qui, lui, n’a jamais cru en la sociabilité et la bonté des hommes, encore moins en leur sagesse, avance pour sa part, que cette « bonne distance » entre eux, c’est-à-dire la neutralisation de leur agressivité native et leur instinct anarchique, ne peut être obtenue que par l’instauration de règles sociétales très strictes : état, police, justice, sanction, peine. Bref, la peur du gendarme, du juge et de la prison ! Une théorie toujours pertinente. Et d’actualité !
Au temps préhistorique de la cueillette, de la chasse et de la pêche, ceux qu’on a appelés les « primitifs », vivaient des relations interpersonnelles paisibles autour de la nourriture, puisque la nature leur offrait ses produits à profusion. Puis la fatale raréfaction a progressivement imposé la technique, l’agriculture et l’élevage, avec les tâches et la discipline conséquentes. Ce qui n’a pu que faire naître alors, le plaisir de la possession, le sens du territoire donc de la propriété et… l’inévitable sentiment de jalousie !
Ainsi ont commencé les conflits entre les hommes, à partir de ces défauts qui traversent le temps : l’appropriation, la compétition, la méfiance, la vanité. Avec pour visée la dominance, la richesse et la notoriété. A l’évidence, aux antipodes même de l’égalité !
Cette philosophie de « roi du monde » ne peut que générer chez le « possédant » le mépris du vaincu, de l’inférieur, dont, paradoxalement, il doit malgré tout entretenir le regard… pour jouir dans ses yeux du pouvoir conquis sur lui. Créer ainsi un humilié pour en faire le témoin, le miroir narcissique de son bonheur est bien sûr, la forme la plus honteuse de cette « tolérance marchande » qui définit du même coup l’intolérable ! Je pense ici à l’esclavage dont, au long de l’histoire se sont rendus coupables des humains en inféodant d’autres humains. Et qui existe encore aujourd’hui, malheureusement, quand est exploitée en Occident la main d’œuvre d’émigrés clandestins ou sur d’autres continents, celle des femmes et des enfants, au profit scandaleux de diverses industries, dont l’informatique !
La rivalité mimétique
Mon propos n’est pas soudain de nous culpabiliser – téléphone portable en poche – mais d’explorer ensemble, en toute clairvoyance, notre fonctionnement d’animaux sociaux. Et partant, de nous appeler à la vigilance. Nous sommes des « êtres de désirs », tributaires d’exigences et à ce titre, sollicités sans répit. Par nos besoins fondamentaux déjà évoqués (faim, soif, affection, sexualité), notre besoin d’appartenance (travail, groupe, association, club), notre besoin de réalisation personnelle (créativité, épanouissement, comparaison, progression). Puis existent aussi nos besoins impulsifs (à preuve, les fascinants gadgets électroniques !). Et enfin s’imposent à nous, ces besoins psychologiques que je qualifierai de « manques permanents », quand ils deviennent désirs perpétuellement insatisfaits. Tel ce désir éperdu de reconnaissance et d’attention d’autrui, qui se décline en besoin d’être aimé, considéré, bien sûr désiré, et encore mieux, choisi ! Tel encore ce désir particulier qui est le désir du désir de l’autre (en soi forme exacerbée de l’appétit d’égalité !) pointé par le philosophe anglais Thomas Hobbes au 17è siècle, puis par Sigmund Freud au 20è et que, à leur suite, l’anthropologue René Girard a théorisé sous le nom de « rivalité mimétique ». Cette forme de désir serait, entre autres et selon lui, à l’origine des guerres entre les peuples. Une rivalité contenant, d’évidence, peur de l’autre et jalousie, donc sentiment d’infériorité.
C’est bien cette rivalité mimétique – autrement dit l’exercice disputé d’une même activité – qui a opposé en Angleterre protestants et catholiques pendant des années, depuis le 16è siècle. Surenchère à laquelle les pasteurs James Anderson et Théophile Desaguliers ont tenté de mettre un terme, en officialisant comme « médiatrice », la franc-maçonnerie spéculative en 1717. A l’époque même où, précisément, les philosophes des Lumières prônent entre toutes les religions, une « coexistence pacifique ». Avec ces deux mots, on ne peut pas mieux définir la tolérance, en tant que vertu, puisque la volonté est ici sollicitée. Et elle apparaît aussi comme large idéal, puisque à la fois, trois cultes sont invités à cohabiter, et le domaine politique à s’émanciper, en se coupant de l’influence du facteur religieux. En fait, du « tri-théisme » existant. Un appel au libéralisme qui a fait dire à Voltaire : « Tant qu’ils commercent ensemble, le juif, le chrétien et le mahométan, ne songeront pas à s’égorger mutuellement ! ».
Quand on sait que les idées-force des Lumières étaient raison, humanité et progrès, nous pouvons nous demander si, grâce à ces ferments de croissance, l’homme a réellement grandi dans sa tête en trois siècles ! Aujourd’hui, Voltaire serait bien surpris de constater que c’est le commerce qui a surtout progressé grâce à la technologie, ce qui n’empêche nullement les religions de s’affronter, voire de tenir lieu de politique violente dans de nombreux pays. Autrement dit, l’idée de tolérance – interprétée par le courant philosophique des Lumières, comme acceptation à la fois de toutes les confessions, des croyances individuelles et des opinions politiques – ne s’est pas vraiment concrétisée à travers le temps. Et les religions précitées sont encore loin du concept d’égalité entre elles !
Si, après deux guerres tragiques qui ont fait des millions de morts au 20ème siècle, l’Europe est pacifiée sur le plan militaire depuis 60 ans, elle paie aujourd’hui un autre prix. Celui d’une longue « euphorie civile », devenue permissivité, soi-disant après la révolte estudiantine française de mai 1968. Toujours est-il qu’en ce début du 21ème siècle, il faut bien constater que l’éclairement des consciences par les lointaines Lumières s’est éteint, les garde-fous de la culpabilité – version « utile » précitée – sont tombés et la notion de responsabilité individuelle se dissout bien trop souvent dans l’individualisme. Comme l’ignorance longtemps entretenue des règles de la civilité, favorise chaque jour les incivilités.
De la sorte, devant une opinion accusatrice, lasse et outrée par les désordres de la cité, parler de tolérance et d’égalité ne peut que lui évoquer incompétence, laxisme et indifférence, tant de l’autorité parentale que publique ! Parce que, je l’ai dit plus haut, la tolérance est limitée par l’intolérable, qui demande lui au final, répression et protection ! Parce que, nous venons de le voir, pour chacun, tolérer, c’est vivre, se vivre et vivre les autres. Et aspirer à l’égalité sociétale, c’est souvent constater que certains… sont plus égaux que d’autres ! Intervient pourtant ici, encore et toujours, notre devoir envers nos semblables, comme le leur envers nous. De la discorde naît la concorde, du chaos, l’ordre. Tel est notre credo, sans jamais perdre espoir. Car mieux que de nous transformer en moralistes ou prétendre à l’exemplarité – attitudes contestées aujourd’hui parce que jugées prétentieuses, voire d’un autre temps – il s’agit de devenir plutôt des « éveilleurs », « découvreurs », « naisseurs », sur fond d’égalité. Voilà sans doute, notre mission : susciter le désir, d’être, de dire, d’apprendre et d’entreprendre. Et cultiver sans relâche notre aptitude relationnelle, en loge et au dehors. Chacun à sa manière. L’important est d’aboutir au « Bien vivre ensemble ».
L’ouverture maçonnique
Vivre, se vivre, vivre les autres. Comment apparaît cette articulation à la lumière de l’Art Royal ? Centrés sur la notion d’égalité, nous venons de constater combien celle-ci est liée à notre appréciation de l’autre, en clair à notre « niveau » de tolérance. Il est donc intéressant d’explorer le contenu de ce vocable. Comme beaucoup d’autres, entrés au fil du temps, par l’oralité, dans la pensée maçonnique – entre autres, tradition, spiritualité, métaphysique, transcendance, initiation, initiatique, restant toujours à correctement définir- le mot « tolérance », est au vrai devenu dans nos rangs, un mot quelque peu « fourre-tout » qui permet bien des prises de position. Et aussi des méprises ! Pourquoi ? Le dictionnaire nous donne, selon ses rédacteurs, plusieurs interprétations du mot. Il nous indique, entre autres, que la tolérance(du latin, tolerantia, porter, supporter une charge) est le respect de la liberté d’autrui, de ses manières de penser, d’agir, de ses opinions politiques et religieuses, mais il ajoute...que la tolérance signifie aussi la liberté limitée accordée à quelqu’un en certaines circonstances. Quant au verbe « tolérer », il correspond lui, toujours d’après le dictionnaire, à accorder ce que l’on pourrait refuser, sinon interdire. Tolérer signifie encore admettre à contre cœur la présence de quelqu’un. Donc, le supporter comme une charge, effectivement. Enfin, « être tolérant » nous précise Monsieur Larousse, revient à être indulgent dans les relations sociales.
Bref, la tolérance avec ses déclinaisons, peut prêter aux malentendus, et même constituer une sorte de fausse monnaie. Au sens où, si l’on retient du mot une acceptation « forcée » d’autrui, peut surgir une connotation factice, hypocrite, voire méprisante. « La tolérance, il y a des maisons pour ça ! », clamait en son temps le poète Paul Claudel. Comme si cette tolérance était de l’ordre du « caché », à l’image signifiante des trois singes sculptés sur la façade de Notre Dame de Paris : Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ! Comme si encore, cette tolérance, relevait de l’exception, du provisoire. Comme si enfin, on permettait effectivement ce qui pourrait être refusé, à l’image du stationnement des voitures, consenti à certains endroits et à certaines heures uniquement.
Hors de ces « bons vouloirs » conditionnels, je souhaite comprendre la tolérance maçonnique, dans la cité et en loge, comme l’adoption de l’autre, ainsi vécu comme une part de soi. Donc une rencontre égalitaire. Ce qui ne veut pas dire qu’en l’adoptant, il faut tout accepter de lui, et l’autoriser, comme s’autoriser, tous les écarts ! Il n’est pas évident de connaître l’aptitude relationnelle précitée de celui qui frappe à la porte du temple. Elle peut se révéler excellente, c’est la majorité des cas, comme elle peut tourner en mauvaises manières, selon l’évolution individuelle. Des écarts oraux à l’ivresse du pouvoir, comme dans tout groupe. Parce que, précisément, nous ne sommes pas parfaits et que le profane parvient parfois à pénétrer le sacré, combien sont encore confondus dans les obédiences, degrés et grades, cordons et galons, fonctions et droits, temples et chapelles. Et plus grave, pierres et briques -au sens argotique de ce dernier mot – dans certaines puissances maçonniques! Avec, d’évidence, les tristes luttes intestines conséquentes ! La presse magazine, bien renseignée, sait nous les rappeler régulièrement. Avec toutefois, une fâcheuse tendance à la généralisation.
Mais du mal, naît parfois le bien ! Nos « ouvertures » maçonniques actuelles sont nées des intolérances d’hier ! L’histoire de notre Ordre nous le rappelle : la franc-maçonnerie n’a bien failli connaître que trois niveaux ! Les 33 degrés de notre rite et les autres n’existent que par l’intention coupable, des maçons nobles de s’éloigner des maçons roturiers ! Cette ségrégation a heureusement disparu ensuite et la créativité fleurie des « Hauts-Grades », en termes de mots, rituels, mythes et légendes, a généré une maçonnerie vraiment « élargie » à partir du 3è degré ! Il ne faut pas oublier non plus qu’au 18è siècle, la règle indigne, dite des « 4B », l’inégalité même, interdisait l’entrée du temple aux bègues, bossus, bancals et bigleux ! Et que Mozart, « le frère à talents » a d’abord dû diner avec les commis de cuisine avant que la célébrité lui offre un siège à la table de ses frères ! Enfin, n’ignorons pas qu’aux 19 et 20è siècles, il en a fallu des conflits et des scissions pour que naissent et cohabitent en France, obédiences non-déistes et déistes. Comme il en a fallu des ruptures et des audaces pour qu’existe la franc-maçonnerie féminine. Il en faudra encore, pour que les problèmes posés par la modernité et « l’accélération du monde humain », trouvent leurs solutions, finalement, dans l’intelligence collective ! Je songe ici à cette belle pensée de Paul Eluard : « Nous avons inventé autrui, comme autrui nous a inventé. Nous avions besoin l’un de l’autre ».
La tenue, un jeu de puzzle
Chaque tenue maçonnique est une construction commune, de l’appel nominatif à la chaîne d’union : métaphoriquement, elle revient à constituer ensemble l’image chaque fois nouvelle d’un jeu de puzzle, selon le thème choisi. Et donc, à l’inverse des porcs-épics précités qui évitent le contact, chaque membre de la loge, lui, le cherche. Car il est une pièce du puzzle, à la fois individuelle et solidaire, juxtaposée avec ses contours, son sens, sa spécificité. Qu’une ou plusieurs pièces s’emboîtent mal, s’épousent mal, qu’une ou plusieurs manquent, sont compromises : le tableau est cabossé, troué. Et reste inachevé !
Prolongeons un instant la métaphore : De la même façon que nous nous félicitons de nos bons positionnements sur le puzzle en chantier, nous devons pouvoir nous parler à égalité, des éventuelles pratiques individuelles à même de perturber ou d’empêcher la progression de l’œuvre générale. Pour les refuser ! En nous rappelant constamment, préférant l’humour à l’humeur, sans esprit de dominance comme de soumission, qu’en loge : « Tout est symbole » ! Ainsi, la tolérance peut se résumer en six mots qui, à mon avis, manquent dans les définitions du dictionnaire. C’est, toute considération pour l’autre gardée, et selon le cas, tout simplement : savoir dire oui ou savoir dire non. La sociologie nous enseigne que tout groupe, donc toute loge, vit consciemment ou non, avec le « dernier mot » pour enjeu, dans un rapport de force, entretenu entre autres par le talent, notamment l’art oratoire persuasif de ses individualités. Au commencement était le Verbe, dit la Bible. Cette figure de rhétorique est devenue une loi conditionnant les relations humaines : chacun de nous est par excellence – en fonction même de sa vision du monde, ses croyances, ses convictions, ses intentions, ses faiblesses aussi – un promoteur d’idées qui cherche sans cesse, par la parole, bonne ou mauvaise, à les partager, voire les imposer. Ainsi se sont formés depuis l’origine, les tribus, sectes, clans, castes, coteries. Connaissant les dangers de ce processus agrégatif, nous devons veiller en loge, à distinguer les éventuelles cellules « contaminantes » dans nos sous-groupes fonctionnels, apprentis, compagnons, maîtres. C’est aussi cela la tolérance : Eviter le clanisme pour préserver l’égalité. Et évacuer l’inacceptable pour vivifier le profitable !
En conclusion, lors de ces échanges verbaux qui nous caractérisent. Francs-maçons et maçons francs, nous devons toujours songer, puisqu’elle fait partie de nos valeurs, que la tolérance est aussi de l’ordre de la fraternité, la vraie. C’est-à-dire, au-delà du mot et des accolades de séance, qu’elle procède d’un vécu effectif et affectif d’une pensée élargie. Je veux dire une pensée qui accueille sans réserve avec l’autre, ethnie, couleur de peau, nationalité, préférence sexuelle, condition sociale, sensibilités politique et confessionnelle. Dès lors, bien entendu, que ces dernières demeurent privées. En vérité, hommes diversifiés que nous sommes, nous ne devrions pas avoir une carte d’identité mais une carte de différences ! Ces différences dont la franc-maçonnerie contemporaine a précisément besoin : pour écarter les tendances routinières et, régulièrement, nous étonner. Voire nous ré-enchanter, dans notre société des hommes, si souvent désespérante et violente.
Alors et seulement, désignant un état d’esprit enthousiaste, ouvert et généreux, cette fraternité a pour synonyme : sympathie, attachement, respect. Et pour tout dire, elle indique le chemin de l’Amour. Oui, avec un grand A. Comme celui donné par l’aveugle à son ami, en introduction de ce texte. Je veux croire en fait que, en attendant mieux, la tolérance est un compromis favorable, un temps de concession. Disons, pour l’homo sapiens encore en devenir, que c’est un premier pas vers l’autre, une première étape, puisque nous n’avons pas encore de « centre de l’amour » dans le cerveau ! Ce premier pas, c’est ce moment inaugural de rencontre, de face à face, où, toute garde baissée, deux êtres, plusieurs, s’observent, s’approchent, se rapprochent, « se flairent », si j’ose dire, pour se comprendre, se connaître, se parler, s’accorder, précisément. A égalité. Car c’est à force de s’écouter, qu’on finit par s’entendre. Pour un jour enfin, s’aimer et aimer, par apprentissage de soi et de notre semblable ! Parce que si tolérer veut dire accepter l’existence d’autrui, aimer signifie s’en réjouir.
C’est bien à ce « processus éducatif », que nous, frères de choix ou de hasard, venons nous entraîner en loge. Pour transformer l’indifférence de la cité, en souci de l’autre. Ainsi, à la tolérance, succèdera enfin l’empathie, cette forme de « velcro social », cette faculté d’adhérer, de s’identifier à l’autre – mortel comme tout un chacun – et de ressentir son ressenti. Une identification qui nous invite à l’humilité : en nous rappelant notre égale condition de mortels.
Nous devons en être conscients, la mondialisation, ce phénomène d’ouverture des économies nationales au marché planétaire – à condition d’être un vrai système d’échanges – s’avère impérative. Par la modification même de la biosphère. Avec bientôt 10 milliards d’habitants sur le globe terrestre, le genre humain va devoir « repositionner » son comportement. A l’échelle individuelle, dans une conception égalitaire, chacun aura intérêt au bonheur de l’autre, pour être heureux lui aussi. Pour la sauvegarde même de l’espèce !
S’il garde les yeux rivés au rétroviseur, l’automobiliste ne voit pas l’enfant qui traverse. La franc-maçonnerie du futur, dont nous parlons bien peu encore, devrait pourtant s’y positionner. Notre devoir est de la préparer. Il s’agira pour elle, précisément, de passer de l’utopie à l’empathie précitée. C’est-à-dire cesser notre répétition de l’identique pour trouver de nouveaux sens productifs dans nos symboles, mythes, légendes, allégories et métaphores, dont nous n’avons pas épuisé les contenus. Cette mutation est obligatoire, pour notre survie même. Le siècle des Lumières voyait le bonheur dans le progrès. Le siècle de l’Internet le voit dans la concurrence.
A nous, francs-maçons d’aujourd’hui et de demain, de rappeler à la cité, avec chacun nos moyens, que le bonheur est d’abord à voir dans l’Homme, créature sacrée. A replacer d’urgence, au centre du cercle ! Puissions-nous, puissent nos successeurs, au fil de cette nouvelle ère, figurer parmi les artisans de cette civilisation empathique. Celle qui, par une conversion du regard, nous fera vraiment quitter des yeux notre égo pour les lever vers nos égaux !En ce sens, me parviennent à l’oreille, les belles paroles de l’humaniste Louis Pasteur, accueillant un inconnu :
« Ne me dis pas ton nom, ne me dis pas d’où tu viens, ne me dis pas tes opinions, ne me dis pas ta religion, dis-moi seulement quelle est ta souffrance ! ».
Texte très très bien écrit. A côté je ne fais pas le poids , Monsieur Gilbert Garibal.
Aussi , ce que vous dites est tellement vraie. L’Empathie, Vous savez manque,tellement dans notre societe actuelle. Par le passé, Je l’aie connue mais de nos jours elle se noie , étouffe et meurt.