mer 17 avril 2024 - 01:04

Le flic et les francs-maçons ou le mystère de la Franc-maçonnerie naissante

Lorsqu’il prend ses nouvelles fonctions de lieutenant général de police de Paris, le 28 août 1725, René Hérault de Fontaine a 34 ans. Il vient de réussir brillamment comme intendant de la généralité de Tours et il est loin d’imaginer qu’il va devoir s’intéresser à la franc-maçonnerie en plus de la lourdeur de sa tâche.

Car assurer la sécurité publique n’est pas une mince affaire quand on songe au pullulement des tire-laines, coupe-jarrets, crocheteurs et filous de toute espèce, qui se sont concentrés sur Paris, attirés par la Cour et son luxe, et qui prennent les traits de la mendicité gémissante et pitoyable pour mieux commettre leurs méfaits. Ces hors-la-loi ont même créé des secteurs interdits où nul n’ose s’aventurer, comme la fameuse Cour des Miracles, ainsi nommée parce que le soir venu les culs-de-jatte y retrouvent – comme par miracle – leurs jambes, les manchots leurs bras et les aveugles leurs yeux. En fait, ces hordes de malandrins ne rendent de comptes qu’à un chef et un seul, le « Roi de Thunes »…

Le « grand Coësre ». Gravure extraite du Recueil des plus illustres proverbes divisés en trois livres : le premier contient les proverbes moraux, le second les proverbes joyeux et plaisans, le troisième représente la vie des gueux en proverbes, Jacques Lagniet, Paris, 1663

Et puis Paris est une ville sale, encombrée d’immondices jetées en pleine rue depuis les fenêtres d’où l’on vide les seaux d’aisance, tandis que les égouts sont situés en pleine ville : les rues étroites, creusées en leur centre par un caniveau, sont de vrais cloaques et les épidémies, véhiculées par les rats, les mouches et les parasites divers ne sont pas rares. En été l’odeur est pestilentielle. C’est pourquoi les belles, en chaise à porteur, soutiennent sous leur nez, d’une main gantée, un mouchoir imbibé de parfum. Face à cette triste réalité, Hérault prend des initiatives : il commande que les égouts et les décharges d’ordures soient refoulés à l’extérieur de la ville ; il fait arroser les rues pendant les fortes chaleurs d’été ; par décret du 30 juillet 1729 il instaure aussi une signalétique en apposant des plaques de pierre portant le nom des rues, mais échoue dans sa tentative de numéroter les maisons, la noblesse se refusant à enlaidir les façades de ses hôtels particuliers.

Ces initiatives sont d’autant plus méritoires que le vieux cardinal Fleury que Louis XV a nommé Premier ministre pour le récompenser d’avoir été son précepteur, voit des complots partout, ce qui mobilise le lieutenant général de police sur des vétilles. Or, il s’inquiète d’un groupuscule qui, à cette époque, est encore… anglais ! Car la première loge créée à Paris, le 12 juin 1726, était due à lord Derwentwater accompagné d’une poignée d’exilés. Les tenues avaient lieu tantôt chez le traiteur anglais Hure, à l’enseigne « Au Louis d’Argent », tantôt à l’auberge Debure, et la loge avait pris « Saint-Thomas » pour patron et patronyme.

Quelques autres étaient nées ensuite, à Paris ou en province, comme la célèbre loge d’Aubigny-sur-Nère (au nord de l’actuel département du Cher), qui se réunissait dans la propriété de la duchesse de Porstmouth et avait reçu, le 12 août 1735, Desaguliers en personne, en présence de Montesquieu. Mais le 31 mars 1731, quand meurt le duc de Wharton – à qui J. T. Desaguliers avait dédié ses Constitutions de 1723, et qui, exilé, était naturellement devenu Grand Maître des loges françaises – on ne compte guère que quatre loges à Paris. C’est dire le caractère confidentiel d’un mouvement surtout composé d’émigrés stuartistes qui rêvaient de restaurer sur le trône Jacques III (Jacques II était mort en 1701), héritier légitime des royaumes d’Écosse, d’Angleterre et d’Irlande, évincé du trône en raison de son catholicisme. Mais leur complot, si complot il y avait, n’était guère concluant…

Pourtant la franc-maçonnerie progresse et sort du cercle anglais. Des traductions de rituels circulent parmi les membres. Louis-François de La Tierce, alors membre de la Loge du Duc de Lorraine à Londres, traduit en français les Constitutions (d’Anderson) et son livre paraît à Francfort en 1742. Mais déjà en 1737 il existe 9 loges sur Paris et 8 en province.

René Hérault, dépourvu d’états d’âme, suit de près les activités des frimassons pour le compte du Conseil du Roi, dominé par Fleury. En 1737 il l’informe que de « nombreux » seigneurs pratiquent la franc-maçonnerie. Il donne des noms. Louis XV décide alors de leur refuser l’accès à la Cour « en raison du secret impénétrable qui semble couvrir un dessein qui pourrait aboutir au désavantage du royaume ». La bataille est engagée.

Le ton va se durcir à la suite d’un revirement politique. En 1737, la France et son ennemie jurée l’Angleterre, se réconcilient. Fleury et Walpole, le conseiller particulier de George II d’Angleterre qui fait fonction de Premier ministre, doivent faire face, l’un comme l’autre, aux ambitions espagnoles et à la crise polonaise, sans compter la menace prussienne qui se dessine avec l’électeur Frédéric-Guillaume qui met en place une forte armée. Ce rapprochement sera, certes, de courte durée, mais il est mis à profit par l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, Lord Waldegrave, qui « oublie » son appartenance maçonnique pour servir son pays et… sa gloire personnelle ! Or, il connaît bien le grand maître de la maçonnerie française, Charles Radcliffe, comte de Derventwater, et le sait très engagé en faveur de la restauration des Stuarts. S’il pouvait éliminer la franc-maçonnerie de France, se dit-il, il éliminerait du même coup ces comploteurs d’exilés qui soutiennent l’émigré Jacques III d’Angleterre et VIII d’Écosse, qu’on nomme « chevalier de Saint George ».

Notre ambassadeur demande donc au cardinal Fleury de prohiber les réunions maçonniques dans tout le royaume. Il parvient à ses fins. Le 17 mars 1737 : « toutes associations, notamment celles des freys-massons » sont interdites, en dépit de quelques interventions courageuses comme celle de Ramsay qui remettra au cardinal, à titre d’explications sur la nature de la franc-maçonnerie, un exemplaire modifié de son fameux discours. Mais ayant essuyé un refus ferme et définitif (« ces assemblées déplaisent au roi »), il démissionnera aussitôt de toutes ses fonctions maçonniques pour préserver ce que nous appellerions aujourd’hui ses avantages sociaux…

C’est ici qu’entre en scène le lieutenant général de police de Paris, René Hérault de Fontaine, puisqu’il lui revient de faire appliquer l’interdiction. Et ce n’est pas si facile : comment arrêter un noble de haut rang ?

John Coustos

Pourtant le 17 juillet 1737, quatre mois après l’édit royal, il donne l’ordre à la police d’effectuer une descente dans la loge Coustos-Villeroy qui se réunit « À la Ville de Tonnerre », rue des Boucheries, dans le faubourg Saint-Germain. Cet atelier avait été créé le 18 décembre 1736 par John Coustos, peintre du roi, qui en avait cédé le maillet quelques mois plus tard, à Louis de Neufville, duc de Villeroy, juste après l’avoir initié, le 17 février 1737, et lui avoir conféré, au cours de la même cérémonie, les trois premiers grades. Il lui avait semblé habile de s’abriter derrière un pair de France et, en cette soirée de juillet, face aux agents, l’avenir lui donnait raison.

Les policiers saisissent le livre d’architecture de la loge, divers objets symboliques et les rituels qui nous sont aujourd’hui précieux. Le listing nous montre la diversité des 71 membres : on trouve aussi bien des nobles de tout rang que des roturiers, des artistes et même un ecclésiastique. Mais pas de pauvres : les droits d’entrée sont de huit louis (cent soixante livres), soit la moitié du salaire annuel d’un ouvrier ! On y apprend aussi que la fréquence des Tenues peut atteindre quatre fois par mois et que l’assiduité est faible, de onze à vingt Frères ! Cette perquisition permet à Hérault d’affiner sa tactique.

Ne pouvant arrêter personne eu égard à la qualité des frères présents, il s’attaque aux cabaretiers qui les accueillent en les menaçant de lourdes amendes (3 000 livres ! soit quelque 20 000 de nos euros) et de voir leur établissement muré. C’est ce qui arrive au malheureux Chapelot, à l’enseigne de Saint-Bonet, quai de la Rapée, qui héberge des Tenues suivies d’agapes. Dénoncé par un indicateur, il est pris en flagrant délit le 10 septembre 1737, et sera condamné par Hérault malgré la présence, ce soir-là, du duc d’Antin lui-même, pair de France, qui deviendra grand maître de la maçonnerie française le 28 juin 1738. Toutefois l’aubergiste sera secouru par des frères de la haute noblesse qui paieront l’amende à sa place.

Délogés, les frères trouvent une parade : ils tiendront désormais leurs Tenues dans les hôtels particuliers de la noblesse où il ferait beau voir que les argousins osent entrer ! Pour sa part, Hérault ne s’avoue pas vaincu. Il obtient un rituel d’une « dame de petite vertu », la Carton, qui l’aurait dérobé à un Frère ayant succombé à ses charmes. Il se hâte de le lire pour y découvrir enfin le fameux secret, mais n’y trouve que des discours insipides et des cérémonies qui lui semblent des mascarades. Il imagine alors une stratégie redoutable : les publier. Une gazette à scandales s’en charge et la franc-maçonnerie devient ainsi la risée du public – ce n’était donc que ça ! … – ce qui freinera son développement durant plusieurs années.

Le Vatican, institution absolutiste elle aussi, s’en mêle. Le pape Clément XII fulmine, le 28 avril 1738, la Bulle In eminenti (du nom de ses premiers mots) où il condamne un mouvement clandestin qu’il ne connaît pas, mais qui lui paraît séditieux, car « si leurs actions étaient irréprochables, ils ne se déroberaient pas avec tant de soin à la lumière », écrit-il. Cela servit Fleury, mais patatras ! C’est l’inverse qui se produit. Le Parlement refuse d’enregistrer la bulle, gallicanisme oblige.

René Hérault de Fontaine

René Hérault de Fontaine quittera ses fonctions le 30 décembre 1739 pour l’Intendance de Paris et mourra peu après, le 2 août 1740. Il sera remplacé par son gendre, Claude-Henri Feydeau de Marville qui s’efforcera, lui aussi, de persécuter les francs-maçons. Mais son acharnement sera de courte durée : le cardinal de Fleury meurt le 29 janvier 1743 et celui qui lui succède, Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, est… franc-maçon !

2 Commentaires

  1. Merci . Narration passionnante, très explicative et malicieuse des circonstances historiques . Pour une gravure du Duc d’Antin (gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57951321/f438.item) publiée dans Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie et des sociétés secrètes anciennes et modernes de Thimoléon Clavel qui relate cet épisode à partir de la page 141 (gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57951321/f150.item)

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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