Baruch Spinoza nous confirme que l’Homme est un être de désirs. Simone Weil nous montre que son désir est le bonheur de l’autre. Henri Laborit suggère la réalisation du désir dans l’imaginaire. René Girard (Avignon1923- Stanford 2015) ouvre à son tour le mécanisme de ce désir et nous donne à voir une autre facette de son fonctionnement.
Le sujet du désir constitue en effet pratiquement toute l’œuvre de cet anthropologue-philosophe. Formé à l’Ecole Nationale des Chartes à Paris (recherches historiques), René Girard part en 1947 aux Etats-Unis où, après l’obtention de son doctorat d’histoire à l’université d’Indiana, il fait carrière comme professeur de littérature. C’est dans la Bible d’abord puis chez les grands romanciers, de Shakespeare à Stendhal, qu’il puise sa démonstration, en remarquant que les personnages en situation sont tous animés par le même comportement : le désir mimétique. L’Être humain est désir, lequel naît, vit et meurt des effets de l’imitation. « Tout désir est désir d’être » dit René Girard. Cet observateur perspicace fait une distinction entre « la mimésis d’apprentissage » et « la mimesis de rivalité ». La première, très tôt, qui nous incite à répéter les jeux faciaux, la gestuelle et le comportement de nos semblables, nous permet de sourire, de parler, de marcher, de nous conformer à la culture ambiante. La seconde, au contraire, par le désir douloureux d’appropriation qu’elle déclenche – Raphaël le petit garçon veut le jouet de sa grande sœur Nathalie – nous oppose à nos semblables : elle est la source même de tous les conflits humains !
Cette mimesis de rivalité crée un désir triangulaire : Au vrai, Raphaël (A) ne veut pas le jeu électronique (B) de sa sœur Nathalie(C) pour uniquement jouer avec, mais parce qu’elle le possède et en est heureuse. Il désire, par identification, « posséder » aussi le bonheur de sa sœur! Le désir du désir de l’autre provoque ce que René Girard nomme « la crise mimétique ». Dieu préfère l’agneau qu’il reçoit d’Abel aux fruits offerts par Caïn. Celui-ci traduit que le Seigneur aime Abel davantage que lui et il désire cet amour aussi. Ainsi que l’amour que porte Abel à Dieu. Cette double aspiration devient impérieuse et Abel un rival. Le désir s’exacerbe et Caïn ne se contient plus : il tue Abel au coin d’un champ. Dieu ne punit pas le mal par le mal et le criminel par la mort. Il exclue Caïn de la communauté des hommes et, terrible châtiment, le condamne à l’errance, ce qui le promet de toutes façons à une mort certaine. Le meurtre perpétré par Caïn et rapporté par la Bible (comme celui de Romulus qui tue son frère Romus, dans la mythologie romaine) n’empêchent pas l’humanité de continuer à commettre des crimes ! Pour évacuer responsabilité et culpabilité, comment réagit-elle ? René Girard le remarque : En instaurant la « stratégie » du bouc émissaire, c’est à dire en rejetant sans vergogne aucune la faute commise sur un tiers !
Rappelons que l’expression provient du rite hébraïque ancestral des Expiations. Au cours de la cérémonie, un bouc était conduit devant le Grand Prêtre qui étendait ses mains sur sa tête cornue. En prononçant des imprécations, il le chargeait des péchés du peuple d’Israël. Puis, sous les huées du peuple, l’animal était bouté hors du territoire (du latin emissarius) vers le désert, pour s’y perdre et mourir. A l’image de Caïn !
Les sociétés « primitives » ont progressivement remplacé le bouc émissaire par des sacrifices d’animaux. Puis les religions païennes et les pratiquants de rites divers sur la planète, ont procédé à des simulacres. Au XXème siècle, les sociétés « modernes » se sont parfaitement accordées pour trouver des vrais boucs émissaires et commettre les pires barbaries (génocides ukrainien, arménien, juif, cambodgien, tutsi).
Aux deux temps de son concept (désir mimétique et bouc émissaire) René Girard en ajoute un troisième : l’intervention du Christianisme et du sacrifice de Jésus, qui révèlent l’innocence du bouc émissaire et instaure sa sacralisation. Evènement capital, car le bouc émissaire n’assume son rôle que lorsqu’il est coupable dans l’esprit de ses accusateurs. Malheureusement, au début de ce troisième millénaire, toujours privés d’un centre de l’amour dans le cerveau, nous ne savons pas encore nous passer de « porteurs de torts des autres ». Le livre majeur de l’anthropologue (La violence et la sacré – 1972) – traduit dans les langues principales, comme tous ceux qu’il a écrits sur le sujet – n’a manifestement pas encore pénétré les esprits des Etats et des peuples!
A l’évidence, nous retrouvons la théorie girardienne en franc-maçonnerie. Le mythe d’Hiram nous montre par le détail le processus qui aboutit au meurtre de la « victime innocente » par les trois mauvais compagnons et à ses conséquences. La rivalité mimétique conduit les tricheurs à désirer le degré supérieur et l’Architecte devient le bouc émissaire dès lors qu’il refuse de leur permettre l’accès à cette promotion indue. On retrouve cette logique funeste dans les phases de la mort du Christ, celui dont la résistance « dérange ». L’origine de la violence – quelle soit familiale, professionnelle, scolaire, urbaine ou routière – est toujours dans cette rivalité, démasquée par René Girard.
Ainsi mis en lumière, le mythe d’Hiram nous renvoie à la JALOUSIE, vrai cancer mental. Ce rongeur sévit aussi dans nos rangs (avec le syndrome du « tablier supérieur » !). Se satisfaire de vivre chaque instant à notre place, savourer pleinement notre bonheur «d’être» fait barrage au désir nocif «d’avoir» en plus celui de l’autre !