jeu 10 octobre 2024 - 22:10

Le Logos primal et ultime

Du grec ancien λoγος, lógos. Littéralement ce qui « logue », réunit, contient tout. Ce conteneur universel, ce conteneur confondu ou réuni avec son contenu, le tout qui est aussi la forme à la fois primale et ultime du Un, les physiciens l’appellent le «bulk», le corps total des multiples dimensions de l’univers.

Selon les Notions Philosophiques de Sylvain Aurox, logos est l’un des termes qui, dans la pensée grecque, a la plus grande polyvalence (comme dans la pensée juive avec le mot dabar דְבַר, parole) et qui voit très tôt ses emplois spéculatifs déborder son acceptation ordinaire.

Dans un premier sens logos signifie parole, un mot, une mention, un bruit qui court, un entretien, un récit, une composition en prose, des belles-lettres, des sciences, des études, un sujet d’entretien, d’étude ou de discussion. Le logos est un concept qui apparaît au 6e siècle av J.C. et qui a été explicité par Héraclite d’Ephèse qui déplorait que «ce logos qui est toujours, les hommes sont incapables de le comprendre». Il est à l’origine de la pensée humaine, c’est le code qui nous permet de mettre des idées et des images en relation et de les formuler pour les partager, et les transmettre. Le logos est à l’origine de la pensée humaine, il est la raison créatrice de sens : «par la parole l’homme parvient à se représenter la réalité, à lui donner un sens». La parole est la verbalisation de l’esprit. Ainsi, ce mot, dans l’usage des juifs de langue grecque, désignait couramment lhomélie synagogale qui, dans le rituel sabbatique, suivait la lecture publique de la Thora dans le but d’actualiser sa signification (Maurice Sachot, L’Invention du Christ. Genèse d’une religion, Éditions Odile Jacob 2011, p.31 et suivantes). Jésus fut un homéliaste.

Dans un second sens logos signifie raison, il est la faculté de raisonner, la raison l’intelligence, le bon sens, la raison intime d’une chose, le fondement, le motif, l’exercice de la raison, le compte-rendu d’une justification, l’opinion au sujet d’une chose à venir, la présomption, l’attente.

La proportion analogique, voici la grande conceptualisation grecque, pas celle du rapport simple a/b qui divise, mais celle qui intéresse en tant que médiété, celle qui va d’un rapport à un autre, tel a/b=c/d et par substitution peut passer de celui-ci à un troisième rapport et ainsi de suite. Il ne s’agit point de couper quelque chose en part, donc de partager ou de prélever, ce que chacun, généreux ou léonin, sait faire depuis les commencements, mais de construire, pas à pas, une chaîne, donc de trouver ce qui, sous-jacent, stable et glissant, transite le long de son enchaînement. Les Grecs appelleront ce rapport d’analogie « logos ». Comme Platon et Aristote, les Stoïciens penseront que le logos pur est parole, intelligence, un accès direct et véritable aux choses, ce que les nombres et leurs rapports peuvent faire.

La reconquête du sens originaire de logos suppose un travail archéologique sur la pensée des présocratiques notamment celles d’Anaximandre ou d’Héraclite qui pensent le logos comme ce qui constitue, éclaire et exprime l’ordre et le cours du monde. Il ne peut être saisi que si nous entrons en dialogue avec lui. Il fonde le discours et le dialogue, et anime la dialectique. Héraclite déplorait que les hommes soient incapables de comprendre la permanence du logos bien que celui-ci soit à l’origine de la pensée humaine. Dans l’antique philosophie grecque, le logos est en fait le principe qui gouverne le cosmos, la source de toute activité, de toute création et génération, notion assimilée aussi par les gnostiques.

Platon s’inspire de la Thora en écrivant que le monde des idées, le logos, qui est invisible, est à l’origine de l’univers.

La notion de logos de St Jean est bien antérieure aux Évangiles ; cette notion de parole ou verbe-démiurge se trouve déjà dans les spéculations égyptiennes et  la traduction de la Bible en grec (la Septante) donne l’occasion de voir comment le logos de Dieu (le memra) est utilisé dans l’Écriture juive, bien avant le temps des Apôtres, ainsi St Jean pose le postulat qu’il existe un principe premier et suprême reposant sur la parole et la lumière. La doctrine  du Logos de St Jean, avec l’évocation du «memra», se trouve déjà, tout au long de la théologie juive du premier siècle, dans les targums, ces paraphrases rabbiniques et commentaires de l’Ancien Testament qui commencent à apparaître autour du temps des Apôtres.

Puisque Dieu est en quelque sorte intouchable, il est nécessaire de fournir un lien viable entre YHWH et sa création terrestre. L’un des liens importants considérés dans la pensée rabbinique antique était le Verbe (la parole, le mot) appelé memra en chaldéen et ma’amar en araméen. Le Pirke Avot utilise le mot au pluriel, assara ma’amaroth, pour qualifier les dix paroles par lesquelles fut créé le monde (ne pas confondre mais à rapprocher avec le décalogue, assereth hadibberoth (עֲשֶׂרֶת הַדִּבְּרוֹת), les 10 paroles que sont les 10 Commandements. Leur énoncé est précédé par un verset singulier, Exode 20.1, où il est dit ; «Alors D.ieu prononça toutes ces paroles», seul de tous les versets de la Torah, dont la structure 7 mots et 28 lettres, est identique à celle du 1er verset de la Torah ; «Au Commencement D.ieu créa les cieux et la terre ; Béréchit Bara Elokim Et HaShamayim VéEth HaAréts» (Genèse 1,1). Par cette structuration identique, nous apprenons que la Puissance mise par D.ieu dans Son Acte créateur, a été de la même intensité que celle mise dans Sa Révélation (Secrets de Kabbale Livre 1 : Béréchit par Eric Daniel El-Baze.)

Pour la kabbale Memra (םאםר) montre le Aleph, l’Intemporel, projeté en un double modèle biologique dans l’univers séparant les eaux d’en haut des eaux d’en bas (les deux ם) avec le souffle/Esprit (rouakh le ר) ; c’est la liaison entre le matériel et le spirituel, simultanément  le mot/création (le verbe) et l’univers créé.

Les rabbins ont enseigné que le memra était l’agent du salut. Qu’il s’agisse d’un salut physique (tel que l’Exode à la sortie d’Égypte) ou d’un salut spirituel, Dieu a toujours sauvé par l’intermédiaire du memra, par Sa Parole. «C’est le Verbe en tant qu’Intelligence divine, qui est le lieu des possibles.» (René Guénon)

Au fondement de la conception kabbalistique du réel, comme on le voit, il y a l’idée du nom de Dieu comme être premier et élément agissant de la création, le nom constituant le point d’origine d’un mouvement linguistique (combinatoire) se rapportant au mouvement même par lequel s’effectue la création. Le nom de Dieu est le mode sous lequel ce fondement se manifeste et, dans le même temps, par lequel il donne le monde à être : «Le nom lui-même est semblable à la quintessence de la puissance […] qui est immanente au monde et agit au sein de la création.» (Guershem Scholem).

Pour conclure avec Heidegger : logos n’aurait pas pour signification première «ce qui est de l’ordre de la parole mais, ce qui recueille le présent, le laisse étendu-ensemble devant et, ainsi, le préserve en l’abritant dans la présence».

S’inspirant de la rhétorique aristotélicienne, Roland Barthes liait l’ethos à l’émetteur, le pathos au récepteur et le logos au message.

Dans une approche scientifique, la notion de logos serait des équations mathématiques qui dévoilent la singularité initiale et le Big Bang. Si le cosmos qui nous entoure a bien un sens, alors c’est que – peut-être – il contient en lui, dès l’origine, une information incroyablement complexe, une essence non physique qui le travaille, l’oriente, le réalise. ce qui a fait dire au physicien Neil Turok, l’un des plus proches collaborateurs de Stephen Hawking, «l’Univers tout entier a jailli, de manière splendide, d’une seule et unique formule, d’un code mathématique engendrant la Création». La kabbale, place la notion de zéro dans le « point » caché dont tout procède, placé aux confins de la séphira Kéther et de l’Aïn, le rien, le mystère de l’éther pur et insaisissable. Alors le zéro, ce rien ne peut-il pas tout ? Parce que si un tel code mathématique existe, forcément  il est enfoui dans le zéro.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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