sam 27 avril 2024 - 04:04

Du secret au sacré

L’Homme est un arbre. Verticalité, tronc, écorce, branches, feuillage, en sont les « donnés à voir » symboliques. Racines, sève circulante et nourrissante comme le sang, invisibles, se laissent deviner par l’imaginaire : Autant d’éléments constitutifs de la métaphore. Même hors sol et mobile, cet Homme est relié à une «zone souterraine » en lui,  où à l’abri du monde, s’active sa vie intérieure. Il a besoin de ce lieu caché, de cette intimité, pour préserver un « non-dit », donc un « non-su » : informations, souvenirs, vécus, émotions, pratiques, traditions, coutumes personnelles ou groupales, qu’il ne veut ou ne peut mettre en mots, ni exposer ni partager. Empire du secret (du latin « secretus », séparé, et de « secernere », écarter). Domaine aussi de l’incommunicable, puisque de l’ordre du ressenti,  propre à tous les membres des guildes, confréries et associations. De la plus haute antiquité à nos jours.

Ainsi, ont pu s’élargir les esprits et le sens au fil du temps, notamment en termes de pensée magique et de croyances. Et encore de mystères et de secrets à entretenir !  De l’astrologie chaldéenne à l’algèbre sacrée des Kabbalistes. De la cryptographie des Templiers aux techniques de croisées d’ogives des bâtisseurs de cathédrales. De la pierre philosophale des alchimistes aux leveurs de brûlures qui exercent encore aujourd’hui dans nos villes et campagnes. Des devins en tous genres aux prédicateurs bibliques, ces conteurs modernes  dont les sermons hypnotisent  les foules  sur toute la planète. Avec sa puissance évocatrice et entraînante…au commencement était le Verbe !

 Le devoir de secret

De fait, l’homme du XXIème siècle est le même que ceux qui se pressaient sur l’antique agora pour  écouter les tribuns clamer les aventures des dieux grecs. En plus de ses exigences vitales, faim, soif, reproduction – il a toujours besoin de récits. Qui sait, pour combler l’ignorance de son début (Adam et Eve n’ont pas de nombril sur les tableaux qui les représentent !) et, pourquoi pas, se donner une destinée après sa mort. Nécessité d’un passé et d’un futur, pour mieux vivre le présent : Les mythes à fin ouverte et légendes héroïques, les rites initiatiques et prophéties religieuses, géniales inventions humaines – savant mélange de tragique et de merveilleux, d’énigmes et de promesses – continuent de remplir leur office depuis des lustres. Ils doivent être  racontés, réinventés, répétés sans cesse, à la fois pour exister et garder chez les demandeurs, ces précieux « sentiments de sauvegarde » : l’espoir d’un sort meilleur pour les uns, l’espérance d’un autre monde pour les autres!

Dès l’origine, l’homme a cru et voulu agir sur la nature par sa pensée magique précitée. Puis, en tant qu’animal social, il a cherché par la force ou l’alliance, à influencer ses semblables. En formant des groupes, à la fois défensifs et agressifs. Et les hordes primitives sont devenues, au fil des millénaires, tribus, armées, castes, clans, prêts à s’entrechoquer à la moindre occasion !

Ainsi, sur différents modes, apparaît, toujours recommencé, le besoin pour des groupuscules de faire « bande à part », de s’organiser, et chacun à leur façon, de provoquer, de résister à un adversaire ou de s’en cacher. Notre histoire est jalonnée de celle des rassemblements d’individus, qui, sous la férule d’un meneur ou d’un gourou à forte personnalité, ont voulu affirmer une pensée prosélyte à but « initiatique » (terme à diverses interprétations !) religieux, politique, ou tout simplement… lucratif ! Tout en camouflant  leur mode de fonctionnement. D’où cette appellation de société secrète qui les qualifie, bien qu’elles aient été ou sont pour la plupart, parfaitement connues ! Du Ku-Klux-Klan aux Etats-Unis, aux organisations mafieuses siciliennes  (Camora et Cosa Nostra) ou japonaise (Yakusa).

Qu’en est-il précisément, du secret en franc-maçonnerie spéculative, héritière des confréries de bâtisseurs? Il faut bien dire, pour  évoquer le mouvement passé d’Angleterre en France, qu’il a commencé à y exister vers 1725, caché, donc secrètement,  dans les arrière-salles d’auberges, puis au mieux, avec précaution,  dans les salons de maisons bourgeoises et au pire, au cœur des bois ou en plein champ sous la lune, loin des curieux ! Avant de disposer enfin de locaux spécifiques, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, au début de second millénaire. L’imaginaire collectif se nourrit de légendes à travers le temps, mais à l’ère de la communication, il les actualise avec le réel médiatique !  Même s’il est dit que la franc-maçonnerie, de société secrète est devenue discrète, elle n’en demeure pas moins une société fermée, dont magazines et reportages télévisuels, laissent, à intervalles réguliers, « entrevoir » » le fonctionnement. Locaux retirés et sombres, lueurs de bougies, frères et sœurs gantés de blanc, ceints de curieux carrés de tissus et de baudriers brodés d’or, candidats à l’admission aux yeux bandés : un parfum de mystère flotte toujours bel et bien sur l’univers maçonnique ! Et n’est-il pas étonnant pour l’opinion publique, au final,  que ces hommes et ces femmes, blottis dans l’obscurité, prétendent éclairer le monde ?!

Certes, après celles des bâtisseurs de cathédrales au service du clergé, la franc-maçonnerie de réflexion a dû, tout au contraire, se préserver dès son avènement au XVIIIème siècle, des attaques de l’Eglise qui l’a perçu comme une concurrente. Certes, au XXème siècle, les persécutions nazies contre toutes les expressions de liberté, l’ont contrainte à s’effacer, pendant la seconde guerre mondiale, au prix de nombreuses vies sacrifiées. Mais aujourd’hui, en occident, au XXIème siècle débutant, dans le cadre d’une démocratie attachée aux valeurs républicaines et laïques, quel est le danger pour la franc-maçonnerie et ses membres, promoteurs,  de liberté, égalité et fraternité ?! Que peut-on leur reprocher alors qu’ils disent venir, par l’échange inter-fraternel, « élargir leur pensée » en loge, pour mieux communiquer ensuite dans la cité ?! Qu’ont-ils vraiment à redouter et à cacher s’ils ne font rien de mal? C’est bien cette dernière question récurrente que se pose  la vox populi étonnée ! Il  faudra  sans doute encore  beaucoup de tenues blanches ouvertes et des visites de temples pour que francs-maçons et franc-maçonnes soient compris du grand public. Pour sortir du malentendu qui demeure plus ou moins !

Qui dit société initiatique, dit rite et rituels. Qui dit cérémonial dit solennité. Et qui dit exercice spirituel dit lieu fermé. Il n’est pas pour les frères et les soeurs de  recueillement effectif possible, c’est-à-dire concentration de la pensée et détachement des préoccupations matérielles quotidiennes, sans s’écarter  régulièrement pendant une soirée : des néons multicolores et des affichages agressifs, de la circulation et de la pollution,  des clameurs et violences de la cité. Pour vivre de vrais débats. C’est-à-dire l’expression, à tour de rôle, de paroles contrôlées et  une écoute attentive des réflexions individuelles sur des thèmes sociétaux.  Sans passion ni éclats de voix – regards bienveillants et gestes contrôlés – dans une ambiance feutrée. Jusqu’à, au fil du rituel – conducteur de la tenue – faire silence. Autour de soi et en soi. Aucun mystère, aucun secret à découvrir dans ce déroulement sinon que chacun observe une discipline librement consentie. C’est bien ce que remarquent et appliquent avec soin, dès leurs premières séances, les nouveaux initiés, qui peuvent  éventuellement rectifier « de l’intérieur », le point de vue éventuellement erroné qu’ils avaient « de l’extérieur » ! Aucune activité douteuse en loge, que celle, tout à fait noble, à l’écart du monde, de le penser en groupe. Se préserver des regards pour œuvrer au bien… n’est pas faire le mal !

Partant, le devoir de secret  précité qui s’impose au maçon est bel et bien, un rappel, une forme d’entraînement à un effort pour une éthique vigilante : D’abord comprendre puis respecter les obligations de discrétion citoyenne. On pourrait dire ici, que chacun est le « secrétaire » de soi-même : dans le mot et son jeu, il y a « secret » et « se taire » !

Reste pour chaque maçon, toujours dans cette idée de silence gardé ou non, le secret  personnel d’appartenance. Libre à lui de révéler ou pas sa qualité. Sachant que lorsqu’on se fixe le but de s’améliorer pour en même temps rendre meilleur les autres, c’est à dire de jouer un rôle social, une responsabilité identitaire est à assumer. Il est évident que si les motivations formatrices et altruistes de la franc-maçonnerie étaient clairement explicitées et répandues en France, – et l’idée reçue d’un corporatisme lucratif généralisé grâce au secret, mieux combattue – nombre de francs-maçons intègres, c’est-à-dire l’immense majorité,  n’éprouveraient pas la nécessité de cacher leur appartenance. Jusqu’à ressentir une gêne, voire une impression de faute. Ou redouter que ce dévoilement leur soit dommageable. Ce qui est tout de même un comble pour des gens qui veulent le bonheur de leur semblable. D’où, à l’évidence, pour « la franc-maçonnerie, association 1901 », l’effort de communication extérieure à effectuer en termes pédagogiques, d’ouverture et d’image de marque !

« Resacraliser » l’Homme

Au secret d’appartenance, correspond évidemment le sentiment d’appartenance. Cette satisfaction intérieure d’être lié  à un groupe et par lui reconnu. En franc-maçonnerie, cette joie d’être un initié parmi les initiés. De  faire partie intégrante d’un ensemble d’autres personnes « qui ne sont pas moi, mais moi en même temps » ! Avec l’effet moral bienfaisant de « faire loge » avec eux. Nous atteignons ici, l’indéfinissable, un ressenti de plénitude sécurisante, euphorisante même, hors de la courante mise en mots et profondément intime.  Donc, incommunicable !  Comme l’est  par nature même, l’initiation, cette expérience vécue individuelle. Par conséquent, elle constitue, quitte à dissoudre bien des fantasmes,  le véritable secret maçonnique, individuel lui aussi !  Et parce que ce sentiment initiatique éclaire et élargit la pensée jusqu’à la rapprocher par empathie de celle des autres, on touche ici au sacré. Au sens authentique de ce vocable quand il désigne le ou les sacrifices que l’on décide de faire : par exemple, après délibération dans le secret de sa conscience, abandonner son égoïsme, ses préjugés, ses haines, partager son confort, renoncer  à  ses privilèges, transmettre ses biens. Voire se priver d’un organe pour l’offrir à autrui. Et ainsi, engager sa vie, pour en sauver une autre !

Nous constatons ainsi qu’en plus de signifier  le profond respect, l’interdit et l’inviolable, le sacré rappelle qu’il existe des enjeux, des valeurs morales qui dépassent notre « petite personne », et supérieures sans aucun doute, aux intérêts privés. Dès lors, n’est-il judicieux de reconsidérer notre réflexion, parfois si prompte aux envolées métaphysiques et transcendantales pour, enfin, perdre de l’altitude et leur donner  une chair terrestre?!  Notre fraternité même nous engage à porter un regard  sur l’équerre. Si, avec une libre interprétation,  sa branche verticale peut suggérer « le céleste », la branche horizontale indique, par déduction symbolique et telle une flèche,   la direction  de l’autre ! Tout comme,  puisque les murs des cathédrales sont montés, nous sommes invités  maintenant, avec  ce souci d’horizontalité, à  poser les pierres taillées  sous nos pieds. Pour marcher devant nous et  jeter des ponts vers nos frères en humanité !

Francs-maçons que nous sommes, nous interrogeons souvent sur notre action possible hors du Temple,  afin de transformer nos symboles en actes concrets et positifs dans la cité. Pour commencer cinq mots sacrés du rituel social,  clés de la convivialité, à savoir, bonjour, bonsoir, merci, pardon, au revoir – qui ont tendance à disparaître du vocabulaire – sont  déjà à « réactiver » ! Nous avons bien entendu remarqué le vide qui nous isole de nos interlocuteurs en leur absence ! Ainsi, sans cette sacralisation et reconnaissance mutuelle, peut germer  l’incivilité. Alors que la fonction même de ces « marqueurs » est, précisément, tels des sésames et  sourire à l’appui, de nous ouvrir et de nous rapprocher. Croisement de gens peut devenir rencontre ! Notons-le : A l’image des locutions précitées, politesse, gentillesse, douceur,  entre autres, semblent aussi passées de mode aujourd’hui, alors qu’elles sont des vertus essentielles qualifiables elles-mêmes de « sacrées ». Grâce, précisément,  à la fluidité  et  l’harmonie  qu’elles apportent dans le jeu social, donc la relation à l’autre. Par notre exemple, nous pouvons réhabiliter ces vertus – pour nous « bonnes manières de loge » –  et en soi, formes protectrices du sacré. Et ainsi, par « transfert mimétique » tenter d’éclairer les consciences vacillantes. Pour, avant qu’il ne soit trop tard, stopper le geste criminel du violeur d’enfant, du détrousseur de vieillard ou de l’automobiliste devenu fou furieux pour une tôle froissée ! La parole posée et juste est un calmant puissant.

Quoi qu’on en dise, il n’est pas évident de « fraterniser », aussi bien en loge que dans la Cité. Un effort s’impose, de respect, d’attention, de compréhension, Parce que chacun a sa personnalité, ses convictions, ses motivations et sa vision initiatique : qui voit dans son cheminement maçonnique une « révélation » déiste. Qui  perçoit sur la même route, l’approche de l’absolu. Qui encore  se veut passeur de la Tradition primordiale. Qui enfin, vit sur son parcours une « spiritualité laïque », définition même de la philosophie. Même constat d’une diversité de pensée en ville, dans « le monde profane » : l’un cherche son équilibre dans la réussite professionnelle, l’autre trouve son bonheur dans la vie familiale. L’autre encore, s’épanouit dans la nature et le suivant,  au service d’une institution caritative.

Il s’agit donc de progresser ensemble avec un esprit d’ouverture réciproque, de conciliation permanente. Et trouver du sens lors de cette marche relationnelle. « Resacraliser » l’Homme, découvrir ce qu’il est, avant ce qu’il a et ce qu’il fait. Adultes devenus, garder de l’enfance notre faculté d’étonnement ! L’intérêt est le partage des instants, des émotions du « voyage », petites joies comme  méchantes peines. Et l’important, dans le dialogue, n’est pas d’avoir raison, mais de raisonner, chacun avec sa vision des choses de la vie. Alors peut naître une vraie fraternité entre humains. Pour écouter  ensemble les pulsations de notre précieuse planète, devenue un village. Et décoder son message.

C’est notre frère Johan Wolfgang GOETHE qui l’affirme : « Le sacré secret connu de tout le monde, c’est le monde ! ».

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES