Ce matin en buvant mon café, je repensais à cette vieille rivalité entre les cartésiens et les néo-platoniciens rationalistes. Et deux noms sont sortis du flot de ma mémoire comme deux prises augurent pour le marin une joyeuse espérance : Leibniz et Spinoza. Leibniz et son meilleur des mondes possibles, contre Spinoza le cartésien. Et je me suis demandée, si après tout, cette rivalité n’avait pas servi les concepts leibniziens, voire si elle n’avait pas été nécessaire pour permettre à Leibniz de se rapprocher des mystères de la création. Car dans le fond, bien que leurs concepts soient opposés, tous deux ont été confrontés au déterminisme de l’époque et au joug de l’église romane. Cela leur fait au moins un point commun. Mais comment Leibniz a pu faire grandir ses concepts métaphysiques sans déplaire à l’église ? Et que nous lègue t il qui pourrait encore nous permettre de transmettre son flambeau ?
Se construire dans un climat d’opposition philosophique : Leibniz versus Spinoza
Élève très brillant, sans doute surdoué et peut-être hyperactif, Leibniz a contemplé deux siècles : la fin du baroque et les prémices du siècle des Lumières. Leibniz est né à Leipzig en 1646 et très tôt il rentre à l’université, dès l’âge de quatorze ans. C’est un élève doué en tout ; en mathématiques, en philosophie, en philologie, en conseil stratégique politique. La multiplicité de ses talents interpelle et trace les sillons de sa brillante carrière.
Tout d’abord, il est le père du calcul infinitésimal. D’aucuns se seraient contentés de cette découverte, pour flagorner à travers toutes les cours d’Europe. Mais Leibniz est tout sauf un mondain. Il ne vit que pour l’étude, la démonstration, la logique, mais surtout les concepts métaphysiques. Sur son chemin d’apprenant, une rencontre déterminante va le conduire à travailler d’arrache-pied. Le jour de sa rencontre avec Spinoza, le controversé cartésien hollandais est près à passer l’arme à gauche. Il lui offre son imposant ouvrage : l’Éthique.
Leibniz se confronte alors aux paradoxes du monde, de la nécessité, du contingent et du labyrinthe pour en sortir. Subjugué autant que révulsé, il se heurte aux préjugés, aux pièges de la vanité aussi, à la double vérité. Et il se forge un objectif majeur: construire sa propre métaphysique qui démontrera que les concepts cartésiens peuvent être réduits à peau de chagrin. Par respect il attend la mort de Spinoza, qui sera aussi une course contre la sienne. Car l’heure tourne et torpiller les idées cartésiennes en cherchant les lois de l’Harmonie Universelle est énergivore. Et creuse le cœur de solitude.
Toutefois, se rapprocher du principe universel est une idée dangereuse. Et Leibniz se heurte aux croyances morales de la fin de la Renaissance. Ne lui reste qu’une seule et unique solution: créer une sorte de double philosophie avec une valeur de charité très chrétienne, puis une autre plus mystérieuse, plus inductive, mais complexe.
Finalement Leibniz imite Spinoza dans la forme. Car l’Éthique du philosophe hollandais est aussi une philosophie à tiroirs secrets pour passer sous les radars de l’incroyance. Quitte à laisser un puzzle gigantesque aux générations futures…
Leibniz était-il un libre penseur ?
Si pour certains de ses contemporains, Leibniz passe pour un mécréant, en réalité, il prête allégeance au protestantisme luthérien. Néanmoins, son désir de plaire au pouvoir en place, agacent ses très nombreux détracteurs qui le taxent d’hypocrite n’allant jamais au fond de ses idées par crainte de déplaire à l’église romane. Dans un certain sens ce n’est pas faux. Une lettre écrite à Des Bosses à la fin de sa vie, semble aller dans ce sens: et au total, je préfèrerais que les mots soient interprétés d’une manière telle qu’il n’en résulte rien de malsonnant.
Faut-il y voir une volonté de plaire, au risque de perdre sa probité intellectuelle? Absolument pas!
La stratégie universaliste de Leibniz
Le discours de sa métaphysique devait rester son jardin fermé jusqu’à la fin de sa vie, selon Maria Rosa Antognazza sa dernière biographe. Car au sujet de la correspondance entre Leibniz et Arnauld et dans laquelle il livre son Examen de la chrétienté, elle estime que: l’examen de la chrétienté semble avoir fait partie de la stratégie utilisée depuis longtemps par Leibniz qui consistait à convaincre ses protecteurs, amis et correspondants catholiques que sa philosophie de même que ses convictions religieuses pouvaient en toute bonne conscience s’accorder avec tous les points doctrinaux principaux du catholicisme.
Leibniz n’est donc pas le Candide réprouvé par Voltaire
Agir et penser en conservateur prudent, tout comme l’était Thomas D’Aquin au XIIème siècle, fut une bonne stratégie qui permit à Leibniz d’incorporer de la science dans la philosophie, sans heurter le pouvoir en place. Et rester cohérent…en somme un calcul de virtuose ! Ne perdons pas de vue que pour faire vivre l’universalisme il faut du rationalisme et le leitmotiv de la métaphysique de Leibniz est de l’inonder de mathématiques pour démontrer la loi causale.
La liberté chez Leibniz est-elle la porte de sortie du labyrinthe?
Leibniz a tout fait pour que sa vision du christianisme s’intègre à sa philosophie dans laquelle la notion d’amour de Dieu EST la religion véritable. Une théorie qu’aucun catholique en son temps ne pouvait réfuter. Comme en témoigne la luxuriante correspondance avec Descartes, Bayle, Friedmann… l’essentiel pour Leibniz est de regrouper les visions différentes des siennes, d’ausculter sous tous les angles tous les paradigmes qui ne peuvent que se contredire. Mais qui finissent par donner vie à d’autres concepts logiques et parfois aller au delà de l’entendement humain. C’est à dire, unir les contraires, faire le consensus réflexif entre son époque et sa conscience.
Quand nous délibérons, et nous efforçons d’atteindre la meilleure décision possible, nous ne devrions jamais, selon Leibniz, nous préoccuper d’anticiper ou de prévoir le résultat de notre décision. John Rawls, leçons sur l’histoire de la philosophie morale.
On voit ici que pour Leibniz, l’autorité ne remplace pas le droit, ni le dogme de la fatalité stoïcienne. Leibniz tente d’extraire autre chose du déterminisme. Et cette notion se voit lissée dans l’étendue des prédicats, donc de la multiplicité.
Choisir le meilleur est sortir du labyrinthe. La raison aide à la délibération couplée à la volonté de choisir le meilleur pour soi. Mais on peut toutefois ne pas délibérer, donc résister à la raison et à l’intellect. Par ailleurs, chez Leibniz, le concept d’un être omniscient qui détermine ce qui est et sera, le conduit à théoriser sur la liberté de Dieu à créer le meilleur des mondes possibles. Et à coudre dans l’intellect Divin une harmonie baroque et universaliste responsable des états des choses.
Peut-on aimer sans comprendre ? Exemple avec l’essai de la Théodicée
Certains de ses détracteurs se demandent s’il n’a pas été contraint de choisir le meilleur pour rester libre. C’est du moins ce que Voltaire lui reproche. Ce dernier déteste l’essai de la Théodicée, l’œuvre la plus complexe et énigmatique de Leibniz, car il ne la comprend tout simplement pas. Cette incompréhension le pousse à rédiger son célèbre Candide, sous l’œil goguenard des cartésiens. Leibniz et son meilleur des mondes possibles sont royalement moqués. On se gausse dans les salons, souvent avec courtisanerie et une certaine bassesse qui ressemble à s’y méprendre à de la jalousie. Ces moqueries ne déstabilisent pas Leibniz. Susciter de l’envie est de bonne guerre. D’autant plus, qu’il a sans doute éprouvé un tel sentiment à l’égard de Spinoza.
Il sait surtout que la rivalité enfante du meilleur de soi. Candide rendra célèbre Voltaire et l’essai de Théodicée deviendra le nectar des métaphysiciens. Tout serait-il parfait dans le meilleur des mondes possibles?
L’essai sur la Théodicée : un puzzle à terminer par les autres générations
Michel Serres et Gilles Deleuze ont écrit beaucoup sur cet essai et le premier en fit une brillante thèse. Pour tenter de s’approcher de l’essai sur la Théodicée, il faut de l’humilité et accepter que l’on ne sera peut être pas plus avancé même en y employant une énergie colossale. Comme le reconnut Jacques Bouveresse du Collège de France, un des meilleurs philosophes rationalistes de notre époque qui s’exclama lors de sa leçon inaugurale: je ne suis pas plus avancé après vingt ans d’études!
Pour vous faire une idée des Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. Tome 1 | Gallica (bnf.fr)https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1527199k?rk=21459;2
Notre condition humaine selon Leibniz serait de créer les meilleures conditions pour changer notre condition humaine à ne pas aller vers le plus mauvais. C’est sur ce point que les principes leibniziens se rejoignent avec la philosophie de Simone Weil ; Découvrez l’article de la semaine dernière sur cette philosophe.
L’homme peut agir sans vouloir. Mais toute l’évolution converge à ce vouloir, la cause principielle. Et ce vouloir ne peut se manifester qu’en Dieu, car chez Leibniz, il serait impossible pour l’homme de vouloir quelque chose pour lui-même de mauvais. C’est ce dernier point qui laisse songeur beaucoup de philosophes encore aujourd’hui.
Leibniz était il l’avocat de Dieu ?
Dans la réalité, la volonté et la nécessité prévalent aux possibilité de s’affirmer et d’être bonnes ou mauvaises selon si ces choses nous affectent. Selon Leibniz, le monde ne peut ETRE que s’il est de nature à pouvoir être transformé à tous les points de vue, dans le moindre de ses plis. Cette capacité à se transformer réside dans l’utilisation de toutes les forces présentes y compris les mauvaises. Le meilleur des mondes possibles n’est pas une aberration déterministe fixé par le contingent, car chaque chose crée l’était avant selon les lois de la perfection qui sélectionne le meilleur lorsque toutes les mauvaises possibilités sont écartées. Le meilleur a valeur d’optimal au sens mathématique et non moral. Et c’est encore ce point qui est source de querelles philosophiques.
Pour Leibniz seul un grand principe est capable de régenter le règne des causes efficientes parallèles aux causes finales. Ce principe est dans l’universalité de l’infiniment petit.
La monadologie: un monde sans portes ni fenêtres
Concept métaphysique par excellence, la monadologie exclue toute projection vers l’extérieur. Tout est à l’intérieur. Comme une lente descente en soi avec un fil à plomb pour atteindre ses plus petits plis, tout en sauvegardant la tierceité des échanges: la valeur des signes, les pensées et l’ouverture sur le monde. La monadologie est une force au prime abord passive qui n’exprime ni de vouloir ni de nécessité de vouloir se manifester au dehors. Elle est efficiente de part sa multitude de potentialité à communiquer du haut vers le bas, de l”esprit vers la matière.
La Monadologie de Leibniz c’est par ici
La Monadologie vue par Gilles Deleuze: le pli
Tout comme Leibniz, Deleuze a pris le parti de travailler sur la monade selon la courbure et le fléchissement vectoriel de l’âme vers la matière. Le pli va à l’infini suivant deux directions, comme si cet infini avait deux étages. Matière et esprit sont distincts. Mais tout est courbe et non euclidien comme chez les cartésiens. En bas la matière forme une masse, puis savamment organisée elle forme un second degrés: matière organique, inorganiques sont hiérarchisés. Puis des forces mécaniques, compressives, élastiques sont ajoutées. Tout en haut l’âme elle aussi est rangée en plis puis répartie sur deux étages. Cependant ces plis ne se déplient pas complètement, car l’âme tend vers l’infini. Il n’y a pas de possibilité de communiquer avec elle. C’est un monde sans portes ni fenêtres, bien hiérarchisé qui se manifeste par les oscillations, les vibrations.
L’héritage de Leibniz
Le 14 décembre 1716, en cette froide matinée de fin d’automne, le dernier des grands philosophes universalistes est porté en terre dans l’indifférence générale. Personne ne se bouscule pour lui rendre un dernier hommage. Sur le couvercle de son cercueil sont gravés une spirale et une étrange inscription :
La courbe qui s’est infléchie vers le bas s’élèvera à nouveau.
Le génie de Leibniz n’est pas d’avoir anticipé ce qu’il adviendrait de ses travaux, mais d’avoir foi au génie humain pour assurer le continuum. Nous lui devons d’abord le calcul infinitésimal. Un calcul primordial, ancêtre du calcul binaire permettant à notre génération de communiquer en réseaux. Comme dans une monade. Nous devons à Leibniz le calcul intégral qui est la cause efficiente de l’arrivée des ordinateurs, puis des réseaux, de ce journal, de cette modeste chronique. Et en parallèle, vous qui lisez, même si je ne vous connais pas et que je ne peux prédire quelle aura la résonnance de cette dernière, j’image qu’elle tend vers l’infini, en dépit de ma volonté, baignant dans les eaux primordiales de la virtualité ou dans les cavernes ténébreuses. Tout est conscience, présence au monde et l’inconnu algorithmique peut créer des dispositions étonnantes que nous ne voulons pas forcément.
Nous faisons partie du même monde, et tous en âme raisonnable construisons le meilleur pour nous même et avons le pouvoir de nous transformer. Et cela depuis que le monde est monde. Et avoir conscience de ce monde, l’entendre battre à l’unisson même par une nuit froide et sans lune, cachée par d’épais nuages, c’est déjà la chance de pouvoir croire que ce quelque chose nous réunis en dépit de notre volonté, a ses raisons suffisantes pour combattre le déterminisme ambiant… tout est parfait dans le meilleur des mondes possibles.
La semaine prochaine il n’y’aura pas de chronique pour cause d’élections.