mer 09 octobre 2024 - 05:10

De la méritocratie

S’il est un concept avec lequel on nous rebat les oreilles depuis la Révolution, voire avant, c’est bien la méritocratie. L’idée serait née de l’indignation du Maréchal de Vauban, sous Louis XIV. Vauban, lui-même issu de la petite noblesse, mais élevé à la dignité de maréchal par la force de son mérite, mais aussi de son travail, ne supportait pas l’idée que les postes à responsabilité fussent confiés à des incompétents qui n’avaient pour mérite que celui d’être bien nés. En effet, comme ingénieur et mathématicien de génie, il devinait au mouvement des troupes qui allait gagner ou perdre la bataille.

Vauban, vers la fin de sa vie, fut aussi très critique envers le pouvoir royal. Ainsi, son essai De la dîme royale est un magnifique appel à la redistribution des richesses collectées vers l’État. De nos jours, on lui cracherait à la figure qu’il serait un utopiste ou un dangereux gauchiste. D’où peut-être l’admiration que je lui porte… Vauban fut aussi le fondateur de la première grande école, l’Ecole des Ponts et Chaussées, qui allait inaugurer la tradition élitiste française : le concours d’accès. L’idée initiale était de permettre aux élèves méritants, quelle que pût être leur origine sociale, d’accéder à des postes à responsabilité, dans lesquels ils auraient pu exprimer leur talent. Et aussi de véhiculer l’idée que la réussite, ça se mérite ! On reconnaîtra dans la pensée de Vauban une idéologie proche de celle que Max Weber décrira au début du XXe siècle dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.

Le maréchal de Vauban est peut-être l’un des précurseurs de cette idée d’ascenseur social qui fit rêver la jeunesse de la Restauration une centaine d’années après lui. Rappelons qu’au XVIIIe siècle, sous le Régent, la société française est ruinée par les guerres menées par le Roi Soleil et qu’elle ne se relève que près d’un siècle plus tard, avant d’être bouleversée par une Révolution « qui n’a jamais éliminé ni la misère et l’exploitation ». N’oublions pas que la Révolution portait une belle idée : celle de l’égalité devant la loi : le noble, le clerc, le bourgeois, le paysan devaient avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs. Et par conséquent, les mêmes possibilités d’ascension sociale. Ainsi, un avocat de basse extraction pouvait devenir un vrai chef d’État…

Encore maintenant, nous vivons avec cette idée de la méritocratie : si on travaille bien, si on prend bien soin de soi, si on se prive de vivre, alors pour sûr, on sera récompensé. Et si tout cela était de la foutaise ? Une vaste escroquerie ? Dans le fond, quelle arrogance que de s’imaginer avoir une quelconque influence sur son sort ! Notre capacité à inventer des récits ou établir des corrélations vraisemblables nous pousse à croire qu’il existe des leviers pour accomplir notre destinée. Mais tout cela reste un ensemble de leurres.

J’ai visionné il y a peu un excellent documentaire du réalisateur Philippe Pichon, la Ligne Bleue. Dans ce beau film, Philippe Pichon nous livre le portrait d’une jeunesse diplômée, voire très diplômée, qui en a bavé pour en arriver à ce niveau, mais qui ne parvient pas à s’insérer dans le monde du travail. La cause ? Personne n’aura le cran de le dire, mais ces jeunes ont le tort, pour les recruteurs, de ne pas avoir le bon patronyme, la bonne couleur de peau, la bonne adresse… Méritocratie ? Non, plutôt un entre-soi sociologique et amour inconscient du même. Mais ces jeunes diplômés de Dauphine, des Arts et Métiers et autres établissement prestigieux méritent-ils de s’insérer à des postes moins qualifiés que ceux auxquels leurs titres leur donneraient le droit de prétendre ? Et qu’on ne dise pas qu’ils n’ont fait aucun effort, ou qu’ils méritent leur galère. A propos de galère imméritée, comment expliquer à un jeune de 35 ans qu’il va mourir d’un cancer du poumon alors qu’il n’a jamais fumé et toujours pris soin de lui ? Comment expliquer à un jeune couple la mort de leur bébé alors qu’ils ont scrupuleusement respecté les prescriptions médicales et sociales ? Ces exemples montrent bien que malheureusement, notre sort n’est pas toujours lié à notre conduite, et qu’au fond, notre existence est aussi fragile qu’absurde.

Pour en revenir à cette idée de méritocratie, j’ai lu il y a quelques temps l’essai du philosophe américain Michaël Sandel, la tyrannie du mérite, dans lequel il fustige cette idée fausse qu’est la méritocratie aux Etats-Unis. La société américaine est habitée par la même illusion que la société française : le mérite par le travail personnel. D’où cette idée très forte, mais capable de soumettre une société : chacun est responsable de son sort. Et Michaël Sandel de torpiller cette idée. La thèse qu’il défend est que les élites sont avant tout des classes endogènes : on y naît, on y reste, et on dispose des capitaux financier, intellectuel, social, relationnel etc. pour réussir dans la vie. Pierre Bourdieu ne disait pas autre chose : les classes dirigeantes sont endogènes et les parents transmettent à leurs enfants les clés de la réussite : biens, codes, etc. C’est ainsi que des enfants de profs deviennent sauf accident profs (ou médecins ou profession intellectuelle), les enfants d’ouvriers restent le plus souvent ouvriers, et ainsi de suite. Chacun reste à sa place, mais avec l’idée qu’il est responsable de sa situation et de son histoire. A y bien réfléchir, la méritocratie n’est jamais qu’une manière pour la classe dirigeante de conserver sa place et de ne laisser entrer personne dans son pré carré. Toutefois, pour que tout le monde continue à y croire (et se soumette aux règles), il faut bien que l’ascenseur social et les épreuves du méritent fonctionnent, sinon, plus personne n’y croira et ne se soumettra. Un peu comme avec les miracles…

Et la Franc-maçonnerie dans tout ça, me direz-vous ? Le travail maçonnique est ainsi fait : on travaille et on évolue à hauteur de son travail. On « mérite son salaire », comme on dit. Nous sommes censés être une vraie méritocratie. Après, nos passages de grade ne sont jamais que des soutenances de petits mémoires, accessibles à n’importe qui ayant fait des études. Et c’est là ce qui me pose problème. De plus en plus de Loges tendent à se transformer en sociétés savantes et à en adopter les codes, sans toutefois en comprendre toutes les subtilités. Les Loges deviennent aussi un entre-soi de groupes sociaux homogènes. Ainsi, dans ma Loge-mère, on compte une grande proportion d’ingénieurs… Dans d’autres Loges que je connais, on y trouve une grande proportion d’avocats, de journalistes, de médecins. En général, peu d’ouvriers, de personnel d’entretien, ou d’aide à la personne. J’en viens à me poser cette question : serions-nous en train de perdre une fonction d’ascenseur social ? En effet, lorsque l’on mélange différents individus de différentes classes sociales, il arrive que ces individus puissent faire une chose rare : faire connaissance ! Dans la Franc-maçonnerie telle qu’elle fut pensée par ses fondateurs, le « maçon est l’ami du riche comme du pauvre, s’ils sont vertueux ». Autrement dit, un ouvrier peut s’intéresser à la vie d’un cadre (et réciproquement) et s’en trouver considérablement enrichi. Il aura augmenté son capital social, culturel et intellectuel ! Attention, on ne vient pas en Loge que pour ça, enfin, j’espère. Et c’est un peu ce qui me gêne dans le recrutement : un entre-soi, qui signifie la perte d’une chose importante, la contribution de la Franc-maçonnerie à l’ascenseur social. La Franc-maçonnerie mérite-t-elle vraiment ça ?

Je vous embrasse.

Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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