En Diafoirus de l’économie qu’ils sont, les candidats à la présidentielle prétendent avoir des remèdes pour l’emploi, parfois aussi pertinents que le clystère ou la saignée, comme augmenter le temps de travail sans augmenter les salaires. Mais aucun encore ne s’est posé la question de la pertinence du fait même de devoir travailler ni de celle du fait de pouvoir vivre décemment de son travail.
Comme chaque semaine, je fais mes courses, et comme j’habite dans une grande métropole, je les fais en général chez les petits commerçants de mon quartier. Et puis, la fréquentation des grandes surfaces a un effet traumatisant pour le vieux misanthrope que je deviens. Et après avoir fait les courses, je fais mes comptes. En les comparant d’une année sur l’autre, j’ai constaté une augmentation nette sur certains produits alimentaires. Certes, pas de quoi non plus me mettre sur la paille, mais suffisamment pour que je me pose la question du salaire. D’où une relecture attentive de cet excellent reportage dessiné, le choix du chômage, dans lequel on apprend que pour faire plaisir à l’Allemagne, pardon, pour se conformer à un traité européen, les salaires ont été désindexés des prix. Car oui, il fut un temps pas si lointain pendant lequel lorsque les prix variaient, les salaires du secteur privé comme du secteur public variaient en conséquence. Mais depuis une trentaine d’années, ce n’est plus le cas, particulièrement dans le secteur public : les salaires sont gelés depuis la mandature Sarkozy, et n’ont pas bougé depuis (malgré un effort minime sous la mandature Hollande). Le problème est que les prix n’ont pas stagné, eux. Donc malgré les allégations répétées à l’envi des éditorialistes divers, le « pouvoir d’achat » est un problème majeur, dans le sens où il s’agit de survie des personnes. Et ce n’est pas le fait d’acheter tel ou tel gadget ou vêtement à la mode. Il s’agit du prix des fournitures alimentaires, de l’énergie et du logement. Il est déplorable que seule l’extrême-gauche évoque la question du pouvoir d’achat (et encore…) quand les candidats plus modérés nous inondent de discours creux, emplis d’idéologies mortifères. Et parmi ces idéologies mortifères, il y a le sempiternel « les français ne travaillent pas assez ». Certes. Allons dire ça aux personnels médicaux hospitaliers, aux enseignants ou aux policiers (souvent amenés à taper sur les premiers, soit dit en passant) et voyons ce qu’ils en pensent. Entre les uns qui veulent conserver les « 35 heures », d’autres qui veulent les supprimer sans pour autant augmenter les salaires, aucun candidat à la magistrature suprême ne se pose une question plus profonde, la plus importante, peut-être : quid du bien-fondé de l’emploi salarié?
En fait, les points soulevés par les personnes politiques de tout bord tournent autour de l’aménagement de la nécessité de l’emploi, mais aucun ne s’est encore posé la question de l’emploi en tant que tel. Durant les années 30, John Maynard Keynes affirmait qu’il serait possible de ne travailler que quinze heures par semaine grâce aux progrès techniques. On en est loin, mais nous avons désormais des bullshit jobs qui donnent davantage l’impression qu’on cherche à occuper les travailleurs à des tâches absurdes mais bien, voire très bien payées. Et pendant ce temps, les premiers de corvée…
On retrouve ici la loi d’airain du capitalisme, telle que formulée par le regretté David Graeber : plus un emploi est utile ou important pour la société, moins il est reconnu et rémunéré. A ceci s’ajoute ce paradoxe : nos trop chers dirigeants promeuvent cette profonde ineptie qu’est la « valeur travail ». Je suis sûr qu’une femme enceinte appréciera la « valeur travail »… Les mêmes qui font la promotion jusqu’à l’incantation de cette « valeur travail » sont aussi les premiers à militer et agir pour réduire le coût du travail. Tel est le delenda carthago de notre méprisable oligarchie: réduire le coût du travail pour augmenter leurs profits pour permettre aux dirigeants de vivre (confortablement) du travail des autres, qui, eux ne vivent plus des fruits de leur travail… A se demander quelle est la valeur réelle de cette « valeur travail »…
Or, changer ce cadre légal du travail (travailler moins, avec des salaires indexés sur les prix) est actuellement inimaginable pour nos dirigeants, qui ont fait leurs les pires théories du néolibéralisme : celles de Friedrich Hayek, Alan Greenspan, Jean Tirole ou Milton Friedmann. Mais dans la mesure où travailler moins serait mieux pour tout le monde, mais aussi pour l’environnement, la santé etc., la question devra impérativement être posée avant que les excès de notre civilisation industrielle produisant pour la consommation ne rendent la vie impossible. A moins que les mêmes dirigeants ne préfèrent se garder la possibilité d’une île face à la catastrophe qu’ils auront contribué à engendrer…
A propos du fait de travailler moins, la littérature commence à grossir à ce propos. Je vous encourage à lire le très intéressant Travailler moins pour vivre mieux de la jeune philosophe Céline Marty, qui démontre que ce qu’on appelle travail (et qui correspond à l’emploi) est en fait une forme d’idéologie qui doit être déconstruite en tant que telle si nous voulons espérer survivre.
Avec la question délicate de l’emploi se pose aussi la non moins délicate question du chômage. Dans une perspective purement idéologique, le gouvernement a durci les conditions d’accès au droit à une indemnité pourtant souscrit dans le cas d’une assurance (car oui, les indemnités de chômage sont un droit ouvert par une cotisation à une assurance garantissant le maintien d’un certain niveau de vie), mais aussi renforcé le contrôle des chômeurs, pour bien leur faire comprendre que ne pas travailler, c’est vilain. Vision intéressante, et anglo-saxonne : ce qui arrive à l’individu est de sa faute, uniquement de sa faute. Sauf que… Quand les emplois à pourvoir ne sont que de vagues missions de quelques jours mal payées, qui ne remboursent même pas les frais de voyage du travailleur, quand des usines ferment les unes après les autres, comme l’usine SAM à Décazeville, détruisant le tissu socio-économique d’une ville et son environnement, quand des salariés doivent choisir entre se nourrir ou se chauffer, il n’est tout simplement plus imaginable de continuer ainsi. La question de l’emploi, du prix de l’emploi, du coût de la vie, du fait de vivre décemment du fruit de son travail mais aussi celle du fait de travailler doit impérativement être posée et une réponse politique d’envergure doit y être apportée, avant que la quête de réponse ne devienne une insurrection.
A propos de réponse, que doit-on penser du chèque énergie de 100 Euros qui va être distribué à 40 millions de personnes (soit plus de la moitié de la population active et non active) ? N’est-ce pas là un aveu d’échec des différentes politiques menées depuis 40 ans? Autrement dit, n’avons-nous pas volontairement appauvri la majorité de la population, au nom de principes douteux et de l’intérêt de quelques uns, ces fameux oligarques qui incantent leur « valeur travail » ?
La réduction du coût du travail a mécaniquement engendré la pauvreté de la population de la 5e puissance mondiale. J’ai envie de dire : « bravo » à ces générations de caciques hors sol : bravo pour la destruction du tissu industriel, bravo pour la perte de souveraineté de l’Etat, bravo pour la croyance aveugle en « la main invisible du marché » et son autorégulation etc. Bravo pour ces décisions d’envergure, dont nous payons littéralement le prix aujourd’hui. Jusqu’à quand ? Vous pensez que j’exagère ou que je fais le jeu des extrêmes ? Je vous recommande plutôt la lecture de cet intéressant petit document, une source on ne peut plus sérieuse : le récent rapport du Haut Commissaire au Plan qui nous parle du commerce extérieur, mais pas que. Les délocalisations, fermetures d’usine etc. ont été véritablement catastrophiques, et nous ne sommes plus en mesure de produire grand chose sur notre sol.
Le problème est justement ce manque d’envergure qui fait défaut aux technocrates minables qui nous dirigent ou qui veulent nous diriger, parfois hors de tout processus démocratique. Notons que dans ces processus absurdes, il a été décidé de procéder lors la création de la « zone Euro » à une modération des salaires. Etrangement, personne n’a encore parlé de réguler les prix. Il est vrai que les technocrates intoxiqués depuis des générations à la « concurrence libre et parfaite » et aux théories puantes des Greenspan, Friedmann et autres charlatans croyaient à l’autorégulation des prix par la concurrence non faussée. Certes.
Il est malheureux que personne ne leur ait expliqué (ou qu’ils n’aient pu concevoir) que la catallaxie, la mise à l’ordre spontané, relevait de la pensée magique, un peu comme un sortilège de Mary Poppins pour ranger la chambre des enfants Banks.
Autrement dit, l’augmentation rapide des salaires, pourtant nécessaire au maintien du nouveau de vie (à plus forte raison en temps d’inflation) n’est juridiquement pas possible. Par contre celle des prix… En attendant, l’échec de cette politique, symbolisée par l’aumône du chèque-énergie, n’aura pour effet que d’appauvrir une bonne partie de la population et d’accroître leur ressentiment, faisant ainsi véritablement le jeu des extrêmes de tout bord.
Préoccupation politique n’ayant rien à voir avec la Franc-maçonnerie, me diront certains. Malheureusement, non. Des Frères de ma Loge sont en grave, voire en très grave difficulté financière du fait des crises multiples que nous connaissons. Le Tronc de Solidarité finance une partie de leurs capitations et les aide à se maintenir, mais cette aide n’est pas inépuisable. Il n’est pas envisageable de laisser des Frères et Soeurs sur le carreau pour de simples questions de moyens, surtout quand ceux-ci ont perdu leurs emplois. Plus que jamais, nous aurons besoin de solidarité, cette valeur que mettent pourtant à mal les sociopathes minables « ni de gauche ni de droite » vendus au grand capital et qui ont trop souvent montré leur allégeance à des intérêts privés au détriment de l’intérêt public.
Mais la vraie question qui me taraude est plutôt celle-ci : au-delà de ces querelles partisanes, nous autres, Francs-maçons, aurons-nous encore un rôle à jouer? Ou bien aurons-nous été engloutis par la vague sombre qui se profile ?
Je vous embrasse.
PS important : à l’heure à laquelle j’écris ces lignes, un journaliste est otage quelque part au Mali. Le journaliste Olivier Dubois a été enlevé le 8 avril 2021 et est actuellement le dernier otage français connu. Il est nécessaire, au-delà de tout clivage partisan, de le soutenir, ainsi que sa famille.