L’Etre humain du XXIème siècle définit encore souvent son identité par son appartenance religieuse ou philosophique : je suis chrétien, juif, musulman, bouddhiste, etc. A noter que le non-croyant se définit de la même façon en disant : je suis athée.
On ne nait pas lié à une religion, on le devient ! Ne serait-il temps de proposer l’abolition de cette définition de l’Homme par sa confession ou non-confession. Il est vrai que, avant d’être chrétien, juif, musulman ou bouddhiste, IL ou ELLE EST, tout simplement. Un homme ou une femme parmi ses semblables.
Et précisément, qu’est-ce qu’ETRE ? Ce verbe « être » qui, de ma naissance à ma mort, nomme à la fois mon existence et mon attribution, fait donc de moi un « étant » à partir d’un processus, dont il est d’abord utile de prendre ou reprendre conscience, afin de répondre à la proposition qui nous est faite.
Qu’est-ce que l’homme ?
Nous pouvons en effet nous poser la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». « L’homme est la mesure de toutes choses » nous répond le sophiste grec Protagoras. Avec la raison, l’intuition et l’imagination, ces trois sœurs qui se chamaillent en lui, l’homme n’est-il pas tout au contraire la démesure de toutes choses, cette fameuse ubris, « le toujours plus » des grecs anciens. Car enfin, qu’est-ce que l’homme, sinon un être dont cette raison est sans cesse bousculée, mise à mal, défiée par les deux autres, ces deux espiègles, vitales mais non fiables, la pythonisse précitée et la « folle du logis », ainsi nommées par ces mêmes grecs. Cet homme doué de raison donc, – j’entends ici l’homme qui ne cherche pas à avoir raison mais à raisonner – c’est celui qui, sans passion excessive et grâce à une pensée cohérente, cherche à distinguer le réel de la fiction, le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, le bon du mauvais. C’est celui qui observe des normes claires, qui fait preuve de logique et de bon sens.
Mais, mais… ce serait ignorer que cet homme dit raisonnable doit compter aussi avec son affectivité qui le rend, tantôt euphorique, tantôt angoissé, autant dire dominé par ses émotions, incertain, jaloux, méchant, violent – nous vivons cette violence au quotidien – et dont l’intuition, peut lui donner une prescience des choses, comme le soumettre à l’erreur totale ! Quant à son imagination, elle fait de lui un être subjectif, prompt à la pensée magique, prompt au merveilleux, aux signes, aux coïncidences, qui refuse la mort, se berce d’illusions, croit plus au destin qu’à son libre-arbitre, et par là-même se pense agi par le sort, sinon les forces de l’esprit. Ainsi est l’homme, ne nous le cachons pas, un être à la fois multiple et incomplet, commun et paradoxal, davantage disposé par nature, au plaisir qu’à l’ascèse, à la croyance qu’à la preuve, au désordre qu’à la sagesse…Ainsi nous sommes. Ainsi je suis !
Je ne veux pas affirmer pour autant que la raison est notre vérité absolue et doit dominer en permanence tous les actes de notre vie. L’ère de la technologie nous fait croire que la raison est aux commandes de notre psychisme et que l’intuition et l’imagination, ont un rôle secondaire, voire fantaisiste ou toujours dangereux. « Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit », dit fort à propos Jean-Jacques Rousseau. Nous avons pris l’habitude de juger notre société des hommes, en termes d’actes rationnels et irrationnels. Or, on entend par « irrationnel » – avec un brin de moquerie- non seulement ce qui n’est pas explicable par la raison, mais ce qui serait faux, trompeur, illusoire, farfelu. Cette attitude fait ainsi bon marché de l’une des fonctions principales de notre psychisme : l’imaginaire, qui abrite en son sein notre imagination.
Au vrai, par le truchement de cet imaginaire – siège même de nos croyances – qui nous permet de nous évader de notre scaphandre personnel et d’agrandir notre espace mental, nous exprimons toute cette part « irrationnelle », difficilement contrôlable de nous-mêmes, sans laquelle nous ne pourrions pas vivre une vie riche et pleine, de nos émotions de base à nos doutes quotidiens, de nos impressions premières à nos élans poétiques, de nos angoisses les plus fortes à nos espoirs les plus enthousiastes, de nos pensées les plus sophistiquées à notre créativité la plus débridée.
Nous jouons les rationnels purs et durs et, dans le même temps, indisciplinés, nous succombons à nos désirs, à nos amours, pulsions et croyances, toujours nouveaux. A travers nos contemplations, nos coups de foudres, nos achats même, dits impulsifs, donc irrationnels. Un regard en forme de promesse, un concerto de Mozart, un coucher de soleil sur la plage ou une automobile en vitrine, peuvent littéralement, irrésistiblement, nous emporter ! Parce que notre vie serait bien triste, si elle n’était que raison, sans les lumières de nos fantasmes, ces délicieux aiguillons du désir… Nous sommes rationnels mais captivés par l’irrationalité des récits, bibliques, templiers, alchimiques, des contes égyptiens, des légendes de toutes provenances, véritables bains de jouvence pour notre esprit curieux, assoiffé d’énigmes à tiroirs, d’aventures à suspense et d’images métaphoriques. Alors, acceptons-nous comme nous sommes, des grands enfants, des êtres de contradiction. Pour vivre, nous avons besoin d’un passé donc de récits, mais aussi de pain et d’eau, (de vin bien sûr !) et encore, d’amour et de rêves. Partant vivre, c’est croire même à l’incroyable ! Parce que notre cerveau animé par le principe de plaisir, mais sans cesse contré par le principe de réalité, a besoin de projets agréables !
De la lumière à la lucidité
De fait, comment pourrions-nous vivre, si nous ne croyons pas que nous serons vivants demain, la semaine prochaine, si nous ne croyons pas à nos rendez-vous à venir, à nos projets de travaux et de vacances ?! Puisque la science ne nous répond pas, ou mal encore, à la trilogie questionnante : Qui suis-je ? d’où viens-je ? Où vais-je ? il faut bien que notre imaginaire espiègle nous fasse, si j’ose dire, présent d’un passé et aussi d’un futur. Qu’il compense, joue, qu’il dessine des arcs en ciel devant nos yeux, pour enchanter le monde ! Nous sommes des êtres de désirs et de répétitions. Dès lors, le besoin de croire ou plutôt le désir de croire au surnaturel et au merveilleux, entraîne en nous celui d’entendre, et de réentendre – comme autant de bonbons de l’esprit – des histoires, en l’occurrence, fondatrices. Rappelons-nous notre enfance et notre propension à nous faire répéter sans fin des contes de fée, avant de nous endormir, tels le Petit Chaperon rouge ou le Petit Poucet. Ces récits, tranches de vie insolites mises en mots, ont permis à chacun de nous, en devenant inconsciemment un héros de fiction, de se créer une mythologie personnelle. « Dis-moi quel est ton conte de fée préféré, et je te dirai qui tu es ! » affirme le psychologue Bruno Bettelheim. Qui dit mythe, dit passé. Nous rattrapons ici un autre grand fantasme de l’homme : s’attribuer une rétrospective et revendiquer une origine toujours plus lointaine ! Sur ce plan, il n’est qu’à constater le succès pérenne de la généalogie familiale !
Pourtant, lorsque l’imagerie nous ramène à Adam, au hasard des pages illustrées d’un catéchisme d’enfance, que découvre-ton en regardant bien ? L’homme premier n’a pas de nombril : il ne s’est pas créé lui-même ! De la sorte, depuis la genèse, les successions humaines, par définition, se reproduisent…mais ne cessent de se poser la question de leur créateur initial ! Pour dépasser ce mystère, elles ont d’abord inventé des divinités génitrices, puis du polythéisme, sont venues au monothéisme avec les religions du Livre. Autant de symboles « compensateurs » pour apaiser leur tourmente existentielle. L’homme moderne continue de la subir et il éprouve toujours la même obsession lancinante, frustrante : celle d’un début à connaître, d’un point de départ de l’univers, d’un « comment » et partant d’un « pourquoi » de sa propre histoire.
Le « pourquoi », précisément – son besoin de sens – c’est la caractéristique même de l’homme, sa qualité majeure sur les autres animaux, en termes de curiosité créative, mais c’est aussi son défaut, car ce questionnement permanent participe à l’angoisse précitée. Voilà donc, tel que nous sommes, tel que je suis, éternel « questionneur », en quête d’explications. Un homme qui de fait, en contient trois, l’expert modelé par les techniques modernes et rompu à leur usage, le logicien héritier du rationalisme de ces fameuses Lumières et le poète, que son imaginaire avide invite à rêver davantage, seul ou mieux en communauté. Parce que dans la cité, à l’époque de l’avion supersonique, du TGV, de l’ordinateur et du téléphone portable, certes on communique de plus en plus…mais on se parle de moins en moins !
Dès lors, n’y a -t-il pas déjà quelque utopie, voire prétention, à dire JE SUIS ?! Nous sommes le résultat de ceux qui nous ont précédés. Nous sommes les autres, et partant des êtres multiples, nous venons de le voir ! Ne s’agit-il de passer de la lumière…à la lucidité ?!
Que signifie pour moi être lucide, sinon éclairer crûment ma réalité. Donc ne pas me mentir, ni à moi ni aux autres. C’est abandonner mes illusions, sortir des pensées d’almanach et fuir les discours creux si courants.
C’est raison garder en respectant les rites du quotidien sans être « ritolâtre ». C’est donc, dans la cité, être clairvoyant mieux que voyant, ne pas attendre obstinément un train qui ne passera jamais mais marcher vers un but accessible ! Sans me dévaloriser, c’est être conscient de mes moyens, moi poussière d’étoile ! C’est cultiver mon souvenir du bien reçu et autant que possible mon oubli du mal qui a pu m’être fait ! C’est encore m’attacher à considérer mon semblable et à être considéré par lui, mieux que reconnu. C’est enfin conserver un ego protecteur mais ne pas le « surgonfler » pour obtenir des regards admiratifs. Le ver n’est luisant que dans les ténèbres !
Dans notre monde du vivant, nous sommes animés par un puissant et mystérieux « vouloir-vivre ». Cet état fait de nous des êtres en demande permanente. De relation, de possession, d’action. Nous éprouvons un constant besoin d’étonnement. Puisque, comme dit Pascal, nous ne savons pas rester dans notre chambre, nous nous affairons fébrilement au dehors. Qui, fuit ainsi la solitude, qui, cherche à se mesurer, qui coure après le pouvoir et les médailles ! Pour trouver du sens, dans une vie qui n’en a pas et oublier notre condition d’hommes provisoires, donc de mortels. Etre lucide, c’est désirer oui, c’est rêver, espérer, croire, j’y reviens. Notre vie s’appuie sur le « croire ». Au ciel, à l’homme, donc au progrès, à la science, la médecine, la justice, l’amour, etc. Le relationnel ne fonctionne qu’à coup de croire et décroire. Parce que croire en quelque chose ou quelqu’un ce n’est pas être dupe : faire confiance, c’est faire crédit, prendre un risque. Donc garder une place au doute, à l’esprit critique. Il faut savoir que l’on croit et ne pas croire que l’on sait ! Qui dit lucidité dit humilité.
Le désir est manque mais il est aussi création. Etre lucide n’exclut ni l’imagination, ni la sensibilité. Ainsi la lucidité devient pure clarté quand, par exemple, elle conduit vers l’art et les émotions esthétiques. Cette synchronie si particulière que fait naître, je dirais, « les éléments en sympathie », régulièrement revécue, fait tomber les défenses en entretenant joie du cœur et paix de l’âme. Tel est en tout cas mon ressenti. De la sorte, ne constitue-t-elle pas en soi une incitation permanente, une véritable ouverture, à toute la gamme d’expressions artistiques dans la cité, qu’elle soit musicale, romanesque, picturale ou encore théâtrale, entre autres ?! Aussi bien comme auditeur ou lecteur, acteur ou spectateur. Participer à la création, s’initier à un art, c’est naître de soi-même.
Nous savons lucidement, que nous ne posséderons jamais la vérité, mais à travers toutes les formes d’art, nous pouvons en percevoir les accents. La représentation enseigne et produit souvent les métaphores du réel. Pratiquer un art ou en être amateur, c’est poursuivre dans l’enthousiasme notre auto-construction, notre enrichissement. Si ce n’est pas forcément baigner dans l’hypothétique bonheur, c’est à coup sûr, en vivre de précieux instants !
Le chemin de la sagesse
Il fut un temps très lointain où la nature était le garde-manger ouvert des humains. La cueillette, forme première de l’égalité, offrait l’abondance à chacun. C’est la raréfaction progressive qui a imposé dans l’ordre, l’agriculture, la propriété, la défiance, la compétition et la jalousie meurtrières. Accepter que l’autre, cet autre moi, existe et mange, fut et demeure la première forme de tolérance ! Et en même temps le constat que l’homme, par sa volonté, est perfectible, améliorable en termes relationnels. Si la perfection (du latin perfectio, achèvement, complétude) semble exister dans l’univers, elle n’est évidemment pas atteignable par l’homme, être inachevé. Et ce n’est sans doute pas à souhaiter. C’est difficile à dire et à entendre, mais sans le mal, notamment, cet Homme que nous sommes, n’aurait plus aucun effort à faire sur lui-même et se morfondrait dans la béatitude émolliente du bien ! Pour faire image, en ce siècle de mal au dos, les colonnes des temples de la Grèce antique, peuvent nous inspirer de redresser si besoin notre colonne mentale – support de notre ciel intérieur – exactement comme nous redressons notre colonne vertébrale physique en nous levant. L’Homme vivant et confiant est un homme debout qui avance, comme le funambule, le buste droit, à coup d’équilibres et de déséquilibres, sur le fil de la vie.
Notre cerveau a besoin de la comparaison, bon outil d’évaluation, s’il est bien utilisé, pour aborder son environnement. Précisément, perfection et sagesse (du latin sapience, science, savoir) sont souvent comparées et rapprochées. Qu’est-ce au juste que la sagesse, sinon le savoir-vivre même ?! La sagesse oppose la raison à la passion, la mesure à l’excès, le contrôle de soi à la colère. C’est le médiateur, le juste milieu. Si dit-on, l’Homme est un animal raisonnable, il s’agit pour lui, s’il est sage, de trouver la bonne mesure entre sa raison et son instinct.
La vie est un combat et il est même affirmé par l’anthropologie que nous avons besoin d’adversaires pour vivre ! Notre premier adversaire étant nous-mêmes, ne pouvons-nous tenter néanmoins de contenir nos passions dans une main fermée et tendre l’autre ouverte vers autrui ?! Le bras désarmé devient alors outil de rapprochement. La fratrie est le lien par le sang, la fraternité est le lien par le sens. Nous le savons par l’histoire : cette fraternité est une guerre mais que l’on peut décider de ne pas se faire. Grâce à notre volonté même !
A l’époque précitée des Lumières, les philosophes sont persuadés que le progrès éducationnel, culturel et scientifique sera synonyme de progrès de la civilisation. Trois siècles après, les génocides arméniens, juifs et rwandais – entre autres abominations humaines qui se perpétuent – ont prouvé l’évidente insuffisance de la culture. Contrairement à l’animal que l’on dit bête, qui tue par instinct, l’animal humain peut exercer le mal pour le mal, par plaisir même. La haine nous est spécifique : des hommes égorgent d’autres hommes encore aujourd’hui. Nous pouvons remarquer que c’est en Allemagne, pays de longue culture s’il en est, que la barbarie a surgi de la folie nazie, pendant la dernière guerre. Savoir et connaissance ne sont pas, loin de là, synonymes de sagesse et de bonté !
Autant d’éclairements signifiants qui m’invitent à une descente en moi-même, dans cette caverne d’où, humain de condition, je dois m’évertuer à chasser les démons qui y sont encore blottis. Des préjugés à la vanité. Se perfectionner ne signifie pas perfectionnisme. Nous venons de constater les limites du progrès. Elles existent aussi en soi, ces limites, comme nous le rappelle Socrate avec son injonction précitée « Connais-toi toi-même ». La véritable deuxième partie de la maxime est « Sache que tu n’es pas un dieu ! ». Autrement dit, « sache être content de toi, en tant qu’homme ». Vouloir toujours mieux peut conduire à n’être jamais satisfait. La joie et la liberté d’être passent par la conformité à soi-même et à ses possibilités. Accepter la réalité, c’est allier ici la modestie à la lucidité.
Nous venons de le voir, l’Homme est constitutionnellement un « être de croyances ». Je le répète, mieux encore que le besoin de croire, il a le désir impérieux de croire. C’est bien pourquoi il a inventé les religions. Lesquelles, malheureusement, au lieu de relier les hommes – comme religare, relier, l’indique – les opposent. Parce que chacune croit (encore une croyance !) que son dieu est le véritable, l’unique. Et que l’autre est une imposture !
L’évolution est lente, très lente. Elle n’a pas encore doté le cerveau de l’homo sapiens d’un centre de l’amour, comme il dispose d’un centre de la respiration. Qu’il croit au ciel ou qu’il n’y croit pas, il lui reste néanmoins une chance. Celle qu’ont toutes les religions précitées et l’athéisme aussi, de croire (toujours la croyance !) au sacré et à sa puissance ! Une précieuse création humaine et non céleste !
Toute déférence gardée pour les religions non dévoyées, si l’Homme réutilise le verbe « être » en disant, non plus « je suis chrétien, juif, musulman ou bouddhiste » mais « JE SUIS SACRÉ ET MES SEMBLABLES SONT SACRÉS ! », alors il peut s’affranchir de tous les dogmes religieux et des diktats de la socio-culture ! Il s’agit donc de passer d’un « je suis » imposé à un « je suis » pensé par lui-même. Nuance !
Sans le sacré, règnent le désordre et la violence sociale. Avec le sacré, naît ou renaît en l’Homme, le respect sous toutes ses formes. Et aussi ce sentiment de transcendance, porteur du « pourquoi originel », évoqué plus haut, à même de lui suggérer, précisément, de se mettre ou remettre en question. Pour prendre l’authentique chemin de la sagesse, celui qui mène à soi et à l’autre. Il est grand temps de construire davantage de ponts que de tours !
« Celui qui a un pourquoi dans la vie, peut supporter tous les comment ! »
affirme Nietzsche.
Bonjour pratique pas le(( je ou moi )) au plus possible ne suis qu’ un Humain digne de ce non .
Un grand merci pour cette littérature. Encore un pas en avant pour ma culture…