C’est quand elle est fidèle à son ordo essentialis, celui de l’hétérodoxie, celui de la non-conformité, que la pensée maçonnique peut s’adapter à son temps. Et ce pour en accompagner — je dis bien « accompagner » — l’évolution. L’insoumission généralisée qui la caractérise ne peut admettre la violence de ceux qui veulent le bien à la place des autres. Domination de ceux qui se sentent responsables des autres, et qui peuvent imposer par la force l’ordre qu’ils ont idéologiquement élaboré. Avec son humour grinçant plein de lucidité, c’est bien cela que notait Joseph de Maistre :
« Vous croyez ne pas vouloir cette loi, mais soyez sûrs que vous la voulez. Si vous osez la refuser, nous tirerons sur vous à mitraille pour vous punir de ne pas vouloir ce que vous voulez. Et ils l’ont fait. »[1]
Oui, « ils » l’ont fait à de multiples reprises ceux qui se considéraient comme les garants et les instituteurs des peuples. Du goulag aux camps cambodgiens, nombreux sont les exemples plaidant en ce sens. Mais cette imposition du bien commun par la force, ce que l’on considère, abstraitement, comme étant le bien commun n’est en rien en congruence avec la sensibilité libertaire qui est la spécificité essentielle de la franc-maçonnerie. Je dis bien « sensibilité », car ce n’est en rien un système dogmatique.
S’accorder aux forces primordiales. Mais c’est cette sensibilité qui sait mystérieusement, c’est-à-dire à partir des mythes immémoriaux, que l’histoire est une continuelle « palingénésie » : une genèse toujours recommencée. Reconnaissant, avec lucidité, que toute inspiration première tend à s’attiédir en institution, que l’instituant s’achève en institué, que l’énamourement se rigidifie en conjugalité. Et qu’il y a, dès lors, nécessité de sursaut. Celui-ci ne pouvant se faire qu’en s’accordant aux forces profondes, primordiales à l’œuvre, souterrainement, dans le devenir humain. Le symbolisme des épreuves initiatiques devient ainsi une méthodologie de la réintégration.
C’est cela même que note le frère Joseph de Maistre (« Josephus a floribus ») dans ses discussions avec J.-B. Willermoz : « Quand Dieu efface, c’est qu’il se prépare à écrire », ou encore : « Dieu tient toujours la gomme et le crayon » !
[1] J. de Maistre, Considérations sur la France, op.cit. p. 217.