ven 29 mars 2024 - 05:03

Lettre à l’apprenti, mon frère

Tu m’écris pour me dire que ton entrée en maçonnerie coïncide avec ta découverte de la philosophie. Et tu me poses la question : Qu’est-ce que la philosophie ?

Sache que malgré mon ancienneté, chaque tenue est pour moi la première et que je demeure aussi un apprenti, qui a pris à la fois de l’âge (je le déplore) et continue de prendre des leçons à chacune d’elles (j’en suis ravi) ! En cela la maçonnerie est bien une école. Il est vrai que la philosophie, entre autres « sciences de la vie » y tient une grande place. Elle a même pu faire croire aux francs-maçons qu’ils étaient des philosophes, alors que leur mission acceptée est d’être avant tout, nuance, des « penseurs ». Et des « passeurs ». C’est à dire des êtres conscients de l’inachevé, condition même d’un monde à réfléchir, et du travail permanent à poursuivre. Donc une fraternité d’hommes et de femmes qui, notamment, à partir des grandes idées philosophiques, se réunit pour générer sans cesse des idées profitables à elle-même et à la cité. De la sorte, oui, tu as raison, en remontant à la source, il est intéressant de se poser la question : Qu’est-ce que la philosophie ?

Epicure te répond pour sa part : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse ». Au delà du mot qui, tu le sais, signifie “l’amour de la sagesse”, j’ai pu vérifier chemin faisant en maçonnerie, que la philosophie est en soi une suite de questions et au final d’auto-questionnements : qu’est-ce que je fais là ? qui suis-je ? d’où viens-je ? où vais-je ? Eternelles interrogations existentielles ! Elles initient la recherche même du sens. D’où les grands thèmes traités depuis les philosophes antiques et qui sont pour beaucoup, repris par la franc-maçonnerie : la vie, le vivant, l’Etre, Dieu, le bien, le mal, le beau, le vrai, l’amour, le bonheur, la liberté, la responsabilité, la mémoire, la nature, le progrès, la vérité, la raison, la science, la mort, etc.

Statue de Socrate en penseur Grec

Les grands philosophes et ceux qui font métier de “philosopher” sont dits aujourd’hui “créateurs de concepts”. Cette notion de “concept” est devenue essentielle pour ceux que l’on a appelé, après Sartre, les “nouveaux philosophes” (par exemple, André Glucksman, Bernard Henri Lévy, Alain Finkelkraut). Pour les “cherchants” et “réfléchissants” que sont les francs-maçons, le “concept” est certainement moins important que “l’apprendre à penser”, qui doit privilégier le doute (notion essentielle contenant l’art de la critique, contraire même de la “pensée consensuelle et lisse”).

De la sorte, la philosophie qui met en avant un “concept naturel”, celui tout simple du “oui et non”, indique au franc-maçon que ces deux critères, affirmatifs et négatifs, doivent toujours prendre place dans chaque raisonnement se voulant “intellectuel”.

De mon point de vue, l’approche de la philosophie implique de se faire dans l’ordre (en soi un concept !) par l’enseignement ou la lecture (l’un et l’autre sont aussi initiatiques!) qui apportent la compréhension de la pensée des philosophes antiques jusqu’aux modernes. Ce qui me fait citer ici une suite chronologique mais non exhaustive d’hommes importants : Socrate, Platon, Aristote, Sénéque, Epicure, et, précisément, leurs concepts (le platonicisme, le stoïcisme, l’épicurisme, la métaphysique, entre autres). N’oublions pas, sans hiérarchie aucune, Confucius, Jésus, Avicenne, Maïmonide, etc. Ils ont introduit leur spiritualité individuelle, par la tradition orale ou l’écrit.

Ensuite viennent les célébrités de la philosophie des temps modernes : Spinoza, Pascal, Descartes, Kant, Hegel, Schoppenauer, Heidegger, Nietzsche, Diderot, Rousseau, Marx, Freud, Alain, Foucault, Châtelet, Jankelevitch (cette énumération désordonnée est évidemment incomplète et injuste, car je fais l’impasse sur de nombreux philosophes occidentaux et orientaux, inconnus en France, Kwame Appiah, Toni Negri, Stanley Cavell, Martha Nussbaum, entre autres).

Aujourd’hui, les « grands noms » sont, en France, Jean-Pierre Vernet, Marcel Conche, André Comte-Sponville, Luc Ferry, René Girard, Michel Onfray, pour en citer quelques-uns. On les appellerait plutôt des “penseurs contemporains” : fidèles, ils s’appuient souvent sur l’antiquité (laïque ou religieuse) pour développer leurs idées, mais ce sont des hommes de leur temps, vigies du monde, croyants, agnostiques ou athées.

Ce n’est pas faire montre d’une prétentieuse érudition que de citer tous ces noms, mais d’une simple volonté d’information. Ta question va être évidemment : Alors, quelles lectures ? Par quoi commencer ? Je me garderai bien de t’imposer une liste de livres. Je te laisse le plaisir de la découverte en librairie et du choix, selon tes coups de cœur, des auteurs grecs anciens aux européens modernes !

Ainsi, à mon sens, l’activité maçonnique en loge, individuelle et groupale, en s’appuyant sur la lecture parallèle de livres-outils, d’Aristote à Michel Onfray, peut se résumer en un verbe : PENSER !

Statut de Platon en marbre blanc

Mais “penser” ne veut pas dire systématiquement “reproduire” au fil des planches, « la pensée lue » dans les livres. Penser veut dire aussi “produire de la pensée nouvelle” à un moment où, au début du troisième millénaire, la pensée traditionnelle gagne sans aucun doute à être enrichie. Il s’agit, toujours en s’appuyant sur les concepts philosophiques, anciens et actuels, de dépasser le “déjà-dit” et sa forme de dictature, pour proposer le “dire de demain” et son ouverture. De la sorte, le franc-maçon contemporain, en bon “socianalyste” qu’il doit être, pourra passer du stade de l’intellectuel de salon, tel qu’il est vu parfois, à celui, totalement élargi, de visiteur du monde.

Mon frère, je t’entends me rétorquer : « il faut une certaine audace pour quitter la voie tracée ! ». Attention, je ne prétends pas qu’il faut s’écarter de la tradition reçue, celle-ci est notre phare, mais je pense qu’il convient de lui donner une nouvelle dimension, d’élargir son faisceau lumineux, avant de la transmettre à notre tour. C’est notre mission même de “passeurs de valeurs éclairantes”. Aujourd’hui les cathédrales sont montées et les tours, comme celle de Babel, ont malheureusement montré leurs limites ascensionnelles. C’est avec cette audace, ce courage même, consistant en la pratique d’une maçonnerie horizontale, que les pratiquants de l’Art Royal ouvriront demain les autoroutes et les viaducs à double circulation de la pensée.

La philosophie, promotrice de l’effort, ne nous dit pas autre chose depuis l’antiquité : “Monte chaque matin sur tes propres épaules, pour découvrir l’horizon !”. Si tu as une “vision constructiviste de l’universel”, celle-ci ne peut que te donner devant toi, l’image de ponts entre les hommes. Pas de murs !

Le philosophe interprète le monde, le franc-maçon s’applique à le transformer !

Bonnes lectures, bonne route, Apprenti, mon Frère !

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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