sam 23 novembre 2024 - 09:11

“Debout les femmes” : le mépris des élites

Selon les époux Marx, la stabilité du capitalisme repose sur la gratuité du travail reproductif (soin etc.). L’actualité récente a permis de mettre en lumière ce phénomène toujours actuel : personne ne prend soin des personnes qui prennent soin des autres. Pire encore, les institutions ont fait le choix de maintenir au rang de sous-emploi ces métiers du soin pourtant indispensables.

J’aime aller au cinéma. Au point que j’ai une carte illimitée que j’amortis en un week-end. Et comble du bonheur, j’ai trois salles à petite distance de chez moi. Et très récemment, je suis allé me délecter du nouveau film de François Ruffin, ce sublime portrait de gens « qui ne sont rien » : les premiers de corvée, qui sont en très grande majorité des femmes. Le film nous montre le parcours de la mission parlementaire des députés François Ruffin et Bruno Bonnel, mission dont l’objet est la rédaction d’une proposition de loi permettant d’améliorer la condition des femmes travaillant dans les métiers du soin mais surtout du lien.

Le cinéaste (je sépare les fonctions) François Ruffin dresse un portrait touchant de ces femmes, qui s’occupent d’enfants handicapés à l’école, de personnes âgées ou dépendantes, ou encore qui font le ménage dans les hôpitaux et nos bureaux et que nous nous refusons à voir. On y apprend ainsi qu’une accompagnante d’élève en situation de handicap (AESH) touche péniblement 750 Euros par mois pour un temps plein et qu’elle n’a tout simplement pas de statut, pas de droit à la formation, pas de diplôme, bref, rien du tout. A part le droit de travailler et de fermer sa gueule. De la même manière, durant la crise sanitaire, les assistantes à domicile ont dû se déplacer pour prendre soin de leurs patients, parfois sans équipement de protection, comme l’ensemble des soignants, rappelons-le, sans compensation aucune de leur dévouement. Certaines ont raconté aussi comment elles ont vu mourir les personnes dont elles prenaient soin, et comment leur employeur s’en est royalement foutu. On y apprend aussi que les accidents de travail y sont plus nombreux que dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. De manière générale, la situation de ces travailleuses du lien est en complet décalage avec les discours lénifiants du Chef de l’État. Et le recul nous permet de voir l’ampleur du vide abyssal qui sépare l’intention de l’action, l’idée de la matière.

On l’aura compris, ce film illustre parfaitement ce que feu l’anthropologue David Graeber appelait la « loi d’airain du capitalisme » : plus un emploi est utile et important pour la société, moins il est rémunéré et valorisé. Ce qui prolonge la réflexion de Karl Marx et son épouse (et co-autrice oubliée) Jenny Marx : la société capitaliste ne peut fonctionner que si le « travail reproductif » incluant l’entretien du foyer, le soin et le lien est gratuit ou sous-payé. Le monde n’a décidément pas changé.

Dans leur souci de vouloir changer les choses pour le mieux, les députés François Ruffin et Bruno Bonnel ont franchi les étapes du processus législatif jusqu’à la présentation du texte devant l’Assemblée et des membres du gouvernement. Et là, j’ai pu me rendre compte du décalage entre la réalité du terrain et celle des Ors de la République. Toutes les propositions visant à donner des horaires, un statut ou des conditions de travail décentes à ces femmes ont été balayées d’un revers de la main par nos représentants. Pire, le ministre de l’Education Nationale, premier concerné par la situation des AESH a brillé non seulement par sa calvitie mais surtout par son silence, traduction de son mépris pour ses propres agents. La proposition de loi de François Ruffin et de Bruno Bonnel a tourné court… pour le moment. Mais ce que ce film a révélé est très important : nos élites ont bien fait le choix de la déconnexion de la réalité que vivent grand nombre de ceux qui les ont placées là. L’addiction au pouvoir leur a fait perdre de vue leur devoir : représenter le peuple et défendre ses attentes. En un sens, ce mépris balaie tout ce pour quoi nous, Francs-maçons, nous battons depuis le XVIIIe siècle. Nos Loges avaient instauré cette idée novatrice de choisir leurs dirigeants, qui en retour, devaient s’engager à agir dans l’intérêt de celle-ci. Lors de la Révolution Française, cette idée a commencé à s’établir en politique : le peuple devait avoir la possibilité de choisir ses dirigeants qui devaient en retour lui rendre compte de leurs actions. Et ce à quoi nous assistons en ce moment va à l’encontre même de nos valeurs : nos dirigeants ont choisi une voie de mépris de l’humain et d’entretenir une société de castes, relançant par là-même la lutte des classes dont ils refusent pourtant l’existence.

En attendant, le dégoût et le mépris que m’inspirent nos actuels dirigeants, autant à l’Assemblée que dans les Ministères ont déclenché chez moi un syndrome de La Tourette. Je ne vous remercie pas pour les frais que je dois engager pour me soigner. Prétendus modernistes en réalité vendus au capital et aux lobbies, traîtres à l’humanisme républicain, opportunistes sans scrupule, vous pour qui le lien, le soin et la fraternité ne valent guère mieux qu’un mouchoir jetable, vous pour qui les travailleurs du lien sont des “gens qui ne sont rien” ©, je vous méprise. Tous. J’espère que les prochaines échéances vous balaieront et que le vent de l’Histoire reléguera votre souvenir aux égouts de la pensée dont vous n’auriez jamais dû sortir.

Il serait temps aussi que nos grandes obédiences qui se targuent de vouloir améliorer l’homme et la société s’emparent de la question. Je serai curieux de connaître ce que pourrait montrer un petit audit sur les conditions de travail des employés et sous-traitants qui prennent soin de nos Temples. J’ose espérer qu’elles seraient compatibles avec les valeurs que nous nous vantons de défendre. Sinon, nous ne serions guère que des hypocrites et ne vaudrions pas mieux que les malandrins qui nous dirigent.

En attendant, pour être cohérents avec nos belles valeurs maçonniques, commençons déjà par prendre soin de ceux qui nous soignent : soutenons les aides-ménagères, les assistantes maternelles, les soignantes, les accompagnantes d’élèves en situation de handicap etc. en leur offrant un salaire décent et les droits associés. Quand nous clamons fièrement « Gloire au Travail », agissons, payons les ouvrières et assurons nous qu’elles sont satisfaites.

Parlant de ça, je dois préparer mes CESU pour mon aide-ménagère, ce qui me demande un travail fou.

Je vous embrasse.

Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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