mer 24 avril 2024 - 01:04

Les frontières invisibles

Parmi les 39 interdits du Shabbat édictés par le Talmud, il y en a un tout à fait étrange : l’interdiction de transporter des objets de la maison vers le domaine public. Au lieu de renoncer à porter des livres, des clefs, à pousser des poussettes d’enfants, ou des fauteuils roulants entre la maison et la synagogue par exemple, les Sages ont eu l’idée d’étendre l’espace privé – où toutes ces activités sont permises – à une partie de l’espace public. Ingéniosité, subtilité, hypocrisie, manipulation de la loi ? Le débat de la question posée n’est pas retenu pour cet article.

Alors comment délimiter cet espace à l’intérieur duquel les juifs très observants  peuvent se comporter comme dans un espace domestique ?

En constituant un espace artificiel, appelé érouv[1], qui détermine cette limite entourant une ville, un village, un quartier, à l’intérieur de laquelle le port d’objets est autorisé au cours des 25 heures du shabbat :

– soit en tendant en hauteur de minces fils transparents, presque invisibles, qui s’appuient sur le mobilier urbain existant, poteaux télégraphiques ou lampadaires[2], par exemple ;

– soit en s’appuyant sur la topographie urbaine ou naturelle, fleuves, murs ou voies ferroviaires, par exemple.

Cette attribution abstraite de l’espace public n’a pas manqué de soulever des oppositions notamment par des hussards de la laïcité. Et pourtant, sans l’autorisation de la municipalité, l’érouv ne peut être implanté. L’érouv ne soustrait pas l’espace aux autres citoyens. Il correspond à un simple accommodement pour la communauté juive qui est généralement accordé à toutes les autres communautés, comme par exemple les décorations de Noël, que l’on trouve parfois attachées aux fils de l’érouv.

Mais surtout, l’érouv n’est pas une frontière classique : il est transparent, il ne protège personne, il n’arrête personne, et il ne refoule personne. Il ne réclame pas de papiers d’identité et il n’a pas de gardes.

Même les juges ont compris la tolérance, non pas comme une acceptation de la majorité de pratiques étranges de la minorité, mais comme un dialogue d’égal à égal.

Il existe des érouvins partout dans le monde. Il n’y en a que trois en France, en territoire  concordataire.

Si l’érouv de la communauté juive est totalement pacifique, il est des frontières invisibles qui divisent l’espace public en imposant des séparations par la violence. Ce sont des clans communautaires qui définissent des territoires à l’intérieur desquels les codes auto secrétés du groupe priment sur la loi extérieure. Les rues deviennent des frontières. Pénétrer en-deçà déchaîne des violences parfois mortelles même à l’égard de tout représentant de l’ordre.

Les limites ne sont pas que géographiques. Les uns cherchent à renforcer toutes les limites, et ceci dans tous les domaines; les autres à l’inverse cherchent à s’en libérer, pensant que la liberté passe par leur annulation radicale (Marc-Alain Ouaknin) : franceculture.fr/émissions/talmudiques/peut-se-passer-des-limites

L’érouv en Franc-maçonnerie ce sont les limites visibles et invisibles qui séparent ce qui est permis de ce qui est interdit.

Les travaux de loge instaurent cette séparation de manière fractale. La porte est fermée, puis  le lieu est séparé de l’espace profane par l’ouverture rituelle des travaux. Le temps et l’espace sont devenus maçonniquement privés. Là, l’espace entre les piliers sagesse, force, beauté, qui accueille le tapis de loge est à son tour délimité par une frontière invisible entre intérieur et extérieur. L’accueil en soi des symboles induit aussi des séparations mentales de plus en plus larges, de plus en plus profondes.

« Érouvement » vôtre.


[1] En hébreu : ערוב, mélange, garantie

[2] Les fils qui le délimitent sont visibles et reconnaissables par ceux-là seuls qui en saisissent la signification.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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