ven 26 avril 2024 - 12:04

L’administration : du dévouement au dévoiement

Dans la fiction, l’administration est souvent représentée comme une organisation n’ayant d’autre intérêt qu’elle-même et semble n’avoir pour but que de nuire à la marche des personnages.

Comme en ce moment de vacances, j’ai quelques loisirs et que des circonstances indépendantes de ma volonté me retiennent à mon domicile, j’ai mis à profit mes congés d’été pour me revoir quelques séries de ma jeunesse, notamment Buffy contre les Vampires et Charmed.

Si vous avez été jeunes à la fin des années 90, ces noms doivent vous rappeler le souvenir des séries du samedi soir sur M6. Et force est de constater que ces séries restent très intéressantes, par leur côté initiatique, justement. Ainsi, Buffy Summers doit s’améliorer sans cesse pour accomplir sa destinée de Tueuse, et pour ce faire vaincre les démons qui se présentent à elle, mais surtout ses propres démons. De la même manière, les sœurs Halliwell doivent faire face aux représentations de leur côté sombre pour triompher des machinations de la Source. Mais un autre aspect m’a frappé dans ces deux séries : un point commun aux deux sociétés secrètes en charge de protéger les héroïnes.

Dans l’univers de Buffy, la Tueuse n’agit pas seule, et est toujours aidée et soutenue par un Observateur (du moins, en principe). Les Observateurs sont en effet une organisation d’érudits en charge de la protection des Tueuses. De la même manière, dans Charmed, les bonnes sorcières sont soutenues par des Etres de Lumière, un genre d’anges gardiens, dirigés par l’organisation des Fondateurs, responsable de la magie bonne sur Terre.

Or, chez Buffy, le conseil des Observateurs se révèle être une organisation très bureaucratique, avec des personnages qu’on croirait tout droit sortis de la comédie Les Employés de Balzac. Ils se montrent plus soucieux du respect des procédures administratives par Buffy et ses compagnons d’arme que de l’apocalypse à venir, à savoir la renaissance d’une déesse du mal et du chaos (saison 5).

De la même manière, dans Charmed, l’Etre de Lumière en charge de la protection des sœurs Halliwell se retrouve pris en porte-à-faux entre sa mission de protection des sorcières et les process de l’organisation des Fondateurs, plus prompte à se protéger elle-même que ceux qu’elle doit protéger. D’ailleurs, un œil critique constaterait l’inefficacité crasse des Fondateurs, toujours prompts à réagir après coup et plus préoccupés du comportement de leurs agents que de leur mission de sécurité.

Je soupçonne dans ces deux séries un léger ressentiment contre l’administration en général, vue à l’américaine, autrement dit comme un ramassis de petits chefaillons jouissant de leur petit pouvoir et de la souffrance engendrée par leurs diktats. C’est la fameuse banalité du mal chère à Hannah Arendt: on ne voit pas plus loin que le bout de son nez ou de sa queue.

Il serait simpliste d’interpréter le message de ces séries comme un pamphlet contre ces administrations pléthoriques et incompétentes, qui brident la créativité et la liberté. Et encore plus simpliste de dénoncer ici une vision néolibérale, voire libertaire et anarcho-capitaliste (un monde sans règles administratives, voire sans règles) dans ces séries. Mais c’est un peu plus complexe que ça : il ne faut pas oublier que la liberté est dans la règle. Sinon, on sombre dans le chaos. Et puis, mettons-nous à la place des scénaristes : une administration incompétente qui s’oppose à la marche des héros et qui va du dévouement au dévoiement, n’est-ce pas là un magnifique point d’intrigue à pas cher ?

Toujours est-il qu’en visionnant ces séries que j’adore, je me suis posé une question assez grave : et si nous, Francs-maçons étions en train de devenir aussi détestables que ces organisations secrètes qui se comportent en ramassis de fonctionnaires aussi zélés que bornés ?

J’en veux pour preuve dans ma propre Loge des débats interminables pour savoir quelle position adopter sur une phrase d’un règlement général, il y a quelques années. Nous y avions consacré deux Tenues, de trois heures chacune. C’était long. « Le temps de la démocratie », a péroré l’un des Frères à l’instigation de ces débats ô combien enrichissants (attention, ironie). Du coup, on y a perdu un Apprenti (en l’occurrence, un de mes filleuls), qui estimait au bout d’un moment qu’il avait autre chose à faire de ses soirées qu’écouter, je cite, une « bande de vieux toquards se prendre la tête sur des conneries quand il y a beaucoup d’autres choses à faire ».

Mon parrain en maçonnerie avait lui-même prévu cette dérive. Il ne venait quasiment plus en Loge, estimant, je cite, que la Loge devenait un comité d’usagers et en oubliait son travail maçonnique au détriment du travail administratif… Quand je vois le temps que l’on peut passer en Loge à débattre du montant de la cotisation annuelle ou à interpréter des circulaires de l’Obédience, des notes de service et autres documents ô combien fondamentaux comme un sondage de choix de couleur de moquette, je me dis que nous ne valons finalement guère mieux que le Conseil des Observateurs de Buffy ou les Fondateurs de Charmed. A une différence près : comme nous n’avons plus aucun poids politique ou culturel, nous ne nuisons à personne d’autre que nous-mêmes…

Au final, organiser une ou plusieurs Tenues autour de points administratifs et routiniers relève d’une forme de facilité, préférant le profane à l’initiatique. Mais le sacrifice de deux soirées par mois à écouter des personnes pérorer sur des points de procédure incompréhensibles sans un certain recul en vaut-t-il vraiment la peine ?

Peut-être est-ce là la clé de la désertion de nos temples : nous sommes tellement pris dans nos routines administratives (parfois nécessaires pour faire fonctionner la Loge) que nous en oublions ce pour quoi nous avons frappé à la porte du Temple. Nous nous fourvoyons tant dans les demandes d’autorisation, les formulaires et autres laisser-passer A38 que nous nous prenons pour une véritable administration et nous en oublions nos objectifs, à l’instar des Fondateurs ou du Conseil des Observateurs. En un sens, ces séries nous avertissent : à se prendre pour des gestionnaires, on en oublie sa vocation première, qui est le service d’une cause parfois plus grande que nous-mêmes.

Bon, je vous laisse, je dois me préparer à mon assemblée générale de copropriété.

Je vous embrasse.

Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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