Aimer Dieu est le premier commandement du crédo juif après la déclaration de Son unicité (YHWH Èḥâdh). Ce n’est pas un amour théorique qui reste au niveau de l’intellect, mais un amour qui s’enracine au plus profond de notre âme pour transparaître dans tous nos actes et toutes nos pensées (cf. Deut. VI:5 :
Le Tétragramme et l’Amour
Dans le judaïsme, Dieu possède plusieurs Noms. Incidemment, la religion juive ne se dénomme pas elle-même « judaïsme » (concept forgé par les humanistes chrétiens), mais Tôrâ (Torah). Ce mot dérive en hébreu de la racine trilittère w-r-y, dont le champ sémantique est « guider, mener, enseigner ». Tôrâ signifie donc « guidance, enseignement » – et non pas « Loi (Νόμος) », comme l’ont traduit abusivement les Grecs, car pour « loi » il existe d’autres mots spécifiques tels que dîn, ḥoq ou mishpâṭ.
Au sens le plus restreint, Tôrâ désigne d’abord le « Pentateuque », c.-à-d. les cinq premiers livres de la Bible hébraïque, copiés sur un rouleau de parchemin gardé à la synagogue, et lus liturgiquement durant certains offices publics. Ensuite, plus généralement, par Tôrâ on entend l’Écriture Sainte dans son ensemble, c.-à-d. tous les 24 livres de la Bible hébraïque reçus de nos Prophètes, qui constituent la Torah dite « écrite (bikhthâv) ». Puis additionnellement, Tôrâ désigne le corpus des commentaires et des enseignements rabbiniques traditionnels, compilé dans le Midrâsh, la Mishnâ et le Talmûdh, et appelé Torah « orale (be‘al-pè) ». Enfin, par Tôrâ – dans son sens le plus large – est nommé tout ce qui est lié à la religion juive, transmis sous la forme d’un « devar-Tôrâ (litt. “parole de Torah”, i.e. enseignement religieux) ».
Certains grammairiens soulignent la proximité de la racine w-r-y avec y-r-y « viser, tirer », et rappellent que le mot ḥéṭ (faute, péché) provient de la racine ḥ-ṭ-’ qui signifie à l’origine « rater (sa cible) ».
Selon la Torah donc, le Nom divin par excellence est le Tétragramme YHWH (yôdh-hê-wâw-hê). Contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas le Nom « Ineffable » – l’appellation n’est pas très heureuse, car il est tout à fait « effable », c’est-à-dire prononçable –, mais plutôt le Nom « Ineffé ». Par respect pour Dieu, le Tétragramme n’est prononcé qu’en état d’extrême sacralité (corps saint, lieu saint, temps saint – comme un kôhén (prêtre, descendant d’Aaron) bénissant la foule dans le Temple de Jérusalem) ; du coup, on préfère lui substituer la lecture Adhônây (litt. “mon Seigneur”). Cependant, sa prononciation authentique est encore transmise sous le sceau du secret dans certains cercles mystiques, et usitée lors d’occasions spéciales.
Accessoirement, à un autre niveau, les quatre lettres du Tétragramme YHWH correspondent aux quatre Mondes spirituels : Aṣîlâ, Berî’â, Yeṣîrâ et ‘Aśiyyâ, ainsi qu’aux quatre niveaux symboliques de lecture : peshâṭ (littéral), remâz (allégorique), derâsh (tropologique) et sôdh (ésotérique) – dont les initiales forment l’acronyme pardés (jardin, verger – mot d’origine perse (paridaiδa), qui signifie « verger, jardin » en hébreu mishnique, et qui au sens figuré signifie aussi « science ésotérique » – le mot paradis partage la même étymologie).
YHWH provient de la racine trilittère h-w-y (ou h-y-y) dont le champ sémantique est « être, exister ». Ainsi, YHWH signifie donc en hébreu « l’Étant-Ultime, l’Étant-Absolu ». Nous disons deux fois par jour dans notre kérygme, le Shema‘ Yisrâ’él (Deutéronome VI:4-9) : « YHWH Èḥâdh (Dieu est Un) ». Par isopséphie (ou guématrie), la valeur numérique de èḥâdh (un) est 13 – ce qui est aussi celle du mot ahavâ (amour) – et celle de YHWH est 26 (soit deux fois 13). En affirmant que Dieu est Un, nous unifions les trois facettes qui sont l’Amour (Ahavâ), l’Amant (Ôhév) et l’Aimé (Âhûv).
Et si l’on ajoute le kôlél (c’est-à-dire l’unité) à 13 (la guématrie de ahavâ et de èḥâdh), on obtient 14, qui est la valeur numérique de âhûv (aimé) et de ôhév (amant). 14 est aussi la guématrie du mot yâdh (main), qui, écrit redoublé – la main dans la main –, est lu yâdhîdh (l’ami, l’aimé), qui n’est autre que LE Yâdhîdh (avec une majuscule), c’est-à-dire Dieu par excellence.
C’est pour cela qu’aimer Dieu est le premier commandement du crédo juif après la déclaration de Son unicité (YHWH Èḥâdh). Ce n’est pas un amour théorique qui reste au niveau de l’intellect, mais un amour qui s’enracine au plus profond de notre âme pour transparaître dans tous nos actes et toutes nos pensées (cf. Deut. VI:5 : « […] de tout ton cœur, de toute ton âme et de tous tes moyens […] »). L’amour de Dieu pour nous incite chez nous un élan d’amour réciproque.
Et notre amour pour le Créateur entraîne un amour automatique pour Ses créatures. L’amour envers l’autre est une constante de la Torah (Lévitique XIX:18) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » De même (Deutéronome X:19) : « Vous aimerez l’étranger, car vous avez été des étrangers en terre d’Égypte. » Cela est même l’essence du message biblique, comme il ressort d’une histoire talmudique sur Hillel l’Ancien (T. Shabbâth 31a) : « Quelqu’un demanda à Hillel de résumer la Torah en se tenant sur un seul pied. Celui-ci dit alors : “Da‘alâkh sené le-ḥavrâkh lâ tha‘avédh (ce que tu détestes, ne le fais pas à ton prochain). Ceci est toute la Torah, le reste n’est que son commentaire ; va donc étudier !” » C’est-à-dire qu’il n’y a pas de différence entre toi et l’autre, tous deux êtes également l’œuvre des mains de Dieu. Nuire à ton prochain, c’est nuire à toi-même, c’est nuire à la Shekhînâ (la Présence divine).
Le message d’Hillel l’Ancien (Ier siècle avant EC) – de ne pas faire aux autres ce que l’on ne veut pas qu’on nous fasse –, n’est que la version plus accessible du commandement d’aimer l’autre comme soi-même (Lévitique XIX:18). L’autre est un autre moi-même ; quand j’aime l’autre, en fait je m’aime. Et je ne peux véritablement aimer l’autre que si je peux m’aimer moi-même d’abord, c’est-à-dire aimer ma véritable nature qui est Dieu. L’amour est un acte divin. Aimer l’autre, c’est réaliser sa propre nature divine et la reconnaître chez l’autre. On ne peut donc imaginer quelqu’un, au nom de son amour pour Dieu, commettant des actes nuisibles envers d’autres créatures, ses frères et sœurs en humanité.
L’amour mystérieux et incommensurable que Dieu éprouve pour nous s’exprime dans Son acte de Création. Abondant dans ce sens, un récit du Talmud (T. Sanhédhrîn 39b) raconte qu’à l’occasion du passage de la Mer Rouge, quand les Israélites entonnèrent un chant, le Cantique de la Mer (Exode XV:1-19), les anges aussi voulurent chanter. Dieu leur dit alors : « Les œuvres de Mes mains (i.e. les Égyptiens) se noient dans la mer, et vous voulez dire un chant ?! » Aux yeux de notre Créateur, toutes les vies sont égales et également aimées, celle du pécheur comme celle du Saint.
C’est par ailleurs le message de la Mishnâ Sanhédhrîn (IV:5) : « C’est pour cela qu’Adam a été créé unique, […] pour la paix des créatures, qu’un homme ne puisse pas dire à son prochain : “abbâ gâdhôl mé-avîkhâ (mon père est plus grand que le tien)” […]. » Dans l’amour absolu de notre Créateur, il n’y a pas de créatures supérieures aux autres ; nous sommes tous égaux, quels que soient notre sexe, notre race et notre religion.
L’amour de Dieu peut prendre deux sens, que ce soit en français ou en hébreu (ahavath Adhônây) : l’amour que Dieu a pour nous et l’amour que nous avons pour Lui, qui ne sont ultimement que deux facettes du même Amour (avec un A majuscule). Celui-ci se dévoile donc sous trois aspect, Son amour pour nous, le nôtre pour Lui, et le nôtre envers nos prochains.
Nos Maîtres expliquent que ne pas aimer Dieu, c’est diminuer Son dévoilement (et non Son Être même, bien sûr). Et diminuer Son dévoilement, c’est équivalent à « profaner » Dieu. C’est ce qu’enseignent nos Sages, quand ils disent (Zohar II, 191b ; III, 93b ; etc.) : « Quand Israël est en Exil, la Shekhînâ (la Présence divine) est en Exil avec eux. »
Et cet amour réciproque du Créateur et de Sa créature s’exprime par la prière, comme il est dit : « Dieu désire la prière des vertueux [mith’awwè bithfillâthâm shèllaṣṣaddîqîm] (T. Yevâmôth 64a, T. Ḥullîn 60b). » Car prier est un acte d’Amour ; c’est vivre l’Amour divin réciproque qui relie le Créateur à Sa créature. Ceci est en allusion dans la présence de la formule be’ahavâ (litt. “par/en amour”) saupoudrée ici et là dans le texte de la prière juive liturgique, qui semble a priori superflue, car ne changeant pas le sens de la phrase où elle se trouve si on l’enlève. Pourtant, c’est là le fondement de la prière, de cette communion qui transcende le temps linéaire et porte l’esprit vers un lieu réel d’Unification de l’Être.
Cela rejoint le concept mystique de partenariat divin de l’Homme en tant que co-Créateur, déjà rapporté par le Talmud (T. Shabbâth 119b, 10a, etc.), et essentiel pour nos traditions qabbalistiques. Ainsi que l’exprime la Mishnâ, au nom de Rabban [notre Maître] Gamlî’él (Mishnâ Âvôth II:4) : « Fais tienne Sa volonté afin qu’Il fasse Sienne ta volonté. » Nous devons réaliser notre nature divine en l’embrassant pleinement. Nous devenons alors des êtres divins dont toutes les actions correspondent au plan prévu par Dieu pour Sa création. Notre volonté et la Sienne ne font plus qu’une. L’Amant, l’Aimé et l’Amour ne font plus qu’Un dans l’Absolu.