CROYANCE ET SPIRITUALITÉ, FOI ET GRÂCE – III
Du savoir à la connaissance
Qu’entend-on par « spiritualité » ?
L’homme est le seul être à pouvoir penser sur sa pensée, c’est ce qui fait sa spécificité.
La spiritualité est un attribut de sa condition : elle est tout simplement la vie de l’esprit.
Avant de tenter de la définir, un préalable s’impose : celui qui consiste à distinguer le savoir profane (la « doxa ») de la connaissance initiatique (la « gnôsis »).
Le savoir se comprend (par la raison, le « noüs » grec), s’apprend (par l’intelligence) et se retient (par la mémoire), il est un objet d’étude que l’esprit incorpore.
La connaissance s’expérimente (par l’action, « ergôn » en grec – qui a donné « ergonomie » en français) et s’éprouve (par la « psychè » grecque, les sentiments) : elle est un sujet d’expérience que l’esprit s’incorpore.
Si les savoirs (scientifiques, surtout) s’éloignent de l’expression des sentiments (et cherchent même à les neutraliser pour préserver une certaine objectivité), à l’inverse la connaissance a toujours besoin de s’appuyer sur les savoirs (pour ne pas risquer de s’égarer) : c’est la raison pour laquelle en franc-maçonnerie, la kinesthésie rituelle est systématiquement accompagnée de messages performatifs[1] qui explicitent le sens dans lequel il faut entendre le scénario initiatique.
Le savoir (raison) ne se confond pas avec le croire (sentiments) : il se veut objectif ; ce qui n’interdit pas que l’esprit puisse croire (et qu’il doive même croire) aux savoirs de la « doxa ».
La connaissance, en revanche, ajoute un vécu aux savoirs ; en ce sens, elle est subjective : il faut croire pour connaître. Elle est la façon, dont l’adepte cherche à mettre ces savoirs en pratique dans son existence, à les internaliser dans son être total (corps, âme et esprit).
De la connaissance à la spiritualité
Dans ce canevas, que devient la spiritualité ?
C’est l’esprit qui s’interroge et qui interroge le monde ; et c’est l’ensemble des réponses qu’il apporte à ces questions. La spiritualité est un vecteur de sens. Mais elle est plus encore : c’est la capacité de l’homme à dépasser la finitude de son corps et de sa vie pour s’élever, par la pensée, à l’infini et à l’éternité.
À la lumière des connaissances qui l’éclairent, contrairement à la démarche religieuse pour laquelle le dogme et la révélation sont les modalités de la foi, le Franc-maçon va chercher une Vérité qui n’est pas révélée,mais qui reste entièrement à découvrir dans sa relation à lui-même et aux autres. Et pour cela, il n’impose aucune limite à sa recherche…
Mais où trouver la « Vérité » ?
Poser le problème ainsi, c’est le transférer d’un mot (« spiritualité ») à un autre (« Vérité » – entendue comme un absolu -) ; et rien n’est résolu.
Toute religion est spirituelle. Mais peut-il y avoir une spiritualité sans Dieu ?
Il peut y avoir une spiritualité non-religieuse comme il y a d’ailleurs une morale laïque ,qui n’est pas très éloignée de la morale chrétienne – sans s’y assimiler. Donc, il peut y avoir une spiritualité sans Dieu.
Quelles sont les caractéristiques de cette spiritualité sans Dieu ?
C’est celle de la devise de la République (et de la franc-maçonnerie) : « Liberté, Égalité, Fraternité » : elle se réfère à une spiritualité du genre humain, qui repose sur la liberté de choix, la tolérance réciproque et le respect des uns envers les autres.
Pour la spiritualité non-religieuse, deux critères sont privilégiés :
- la conscience intérieure (ou ésotérique) est inhérente à l’être ;
- et c’est à partir d’elle que l’appréhension du monde extérieur (exotérique) se fait.
La franc-maçonnerie affirme « la primauté du spirituel sur le temporel[2] ». Elle précise aussi que « la démarche initiatique ne peut être que spirituelle. Il s’agit bien de spiritualité et non de religion. Il ne s’agit pas d’acquérir, de consommer ou d’apprendre une spiritualité, mais bien de construire sa propre spiritualité dans un cheminement intime et personnel. En ce sens, elle se définit comme une école de spiritualité et de réflexion[3]. »
Alors, qu’est-ce que la spiritualité maçonnique ?
Comte-Sponville, dans un article intitulé : Rien n’est jamais ni passé ni futur, tout est présent, définit cette spiritualité de la manière suivante : il s’agit – dit-il – d’« une spiritualité très singulière, parce que sans promesse, sans foi, sans espérance. Rien n’est à croire : tout est à connaître. Rien n’est à espérer : tout est à aimer. Nous sommes déjà sauvés : le salut, c’est ici et maintenant[4]. »
De la spiritualité à la croyance
Cette définition est vraie… mais seulement en partie : car le Franc-maçon revendique sa promesse (il s’engage à chaque grade de son rite), sa foi et son espérance (avec la charité – les trois vertus théologales -) comme Chevalier Rose-Croix du Rite Écossais Ancien et Accepté.
Ainsi, à chaque degré de son parcours initiatique s’engage-t-il en tant qu’homme : il croit en sa démarche. Et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement s’il veut continuer à progresser dans son rite ?
Imaginons que des profanes, ignorants du sens de nos pratiques, assistent à une initiation. Pour eux, la planche à boules, la planche à bascule, l’éventail, le seau d’eau et le chalumeau garni de poudre de lycopode que l’on fait subir au récipiendaire ne seraient vraisemblablement rien d’autre que des épreuves conçues par des esprits perturbés qu’il faudrait enfermer !
Mais c’est parce que la planche à boules et la planche à bascule, dans cette « ascension suivie d’une chute qui aurait pu être mortelle », signifient « les obstacles presque insurmontables que l’homme rencontre sur son chemin et qu’il ne peut vaincre ou surmonter qu’autant qu’il acquiert l’énergie morale et les connaissances qui lui permettent de lutter contre l’adversité » ; c’est parce que l’éventail, qui « constitue l’épreuve de l’air des anciens Mystères » – qu’on ne lui explique pas mais auxquels on lui demande d’adhérer en confiance -, l’incite « à la sagesse dans ses desseins et à la prudence dans ses élans » ; c’est parce que le seau d’eau représente « l’épreuve de l’eau des anciens Mystères » – que l’on n’explique toujours pas -, mais qui aplanit les obstacles s’il « persévère dans les sentiers de la Vertu » ; et c’est parce qu’enfin le chalumeau garni de poudre de lycopode figure le feu, dont les flammes, « quatrième élément symbolique des Anciens » se « transmue dans son cœur en un amour ardent pour ses semblables[5] » ; c’est parce que l’on a mis derrière ces symboles les mots qui expliquent toutes ces idées qu’il peut choisir (ou non) de les faire siennes, suivant le libre arbitre qu’il en a et la décision qu’il assume, seul.
Et pourquoi le fait-il ?
Parce qu’il n’assimile pas ce qu’il voit à ce qui est (lors de la prochaine initiation à laquelle il assiste), mais parce qu’il associe ce qu’on lui dit à ce qui est : il le com-prend (du latin « cum prendere », c’est-à-dire qu’« il le prend avec lui », il s’en approprie le discours). Il se projette dans ce qu’il entend parce qu’il veut y croire, même si la raison le lui dément dans ce qu’il voit. Le langage symbolique est performatif parce que son usage expressif le rend auto-implicatif[6] : il répond, par l’idée qu’inspirent les mots, à une espérance d’idéal auquel aspire celui qui l’interroge.
De surcroît, il est toujours nécessaire de croire à ce que l’on fait pour vouloir le faire, de croire aux mots qui sont prononcés pour vouloir agir ; sinon, pourquoi faire et pourquoi agir si l’on n’accorde pas de crédit aux idées qui nous y incitent à travers les mots qui nous y poussent ?
S’il en allait autrement, pourquoi le Franc-maçon s’intéresserait-il aujourd’hui à la scolastique médiévale sous l’égide des arts libéraux du Compagnon, au soi-disant architecte Hiram qui n’est en fait que le décorateur du temple de Jérusalem ? Dans le monde réel dans lequel il évolue, comment pourrait-il accorder crédit à des légendes comme celle des Trois Mages, de Noé, de la tour de Babel, du serpent d’airain, etc. ? Ou comment, en toute logique, pourrait-il penser qu’au cours de sa progression, il ait franchi trois cieux et sept planètes ? Et comment pourrait-il accepter de comparer sa loge à l’Éden, de vivre au milieu de chérubins et de sylphes, et de confondre son président avec Adam ?…
Ces fictions, pour le commun des mortels, n’ont pas de sens ; mais c’est justement , parce qu’elles ont un sens pour l’initié qu’il y agrée, qu’il y croit – non pas réellement, mais spirituellement, justement -.
Dans une perspective analogique, il est possible de dire que, si pour le chrétien le Christ fait sens puisqu’il est « la Voie, la Vérité et la Vie[7] », pour l’initié c’est le sens qui donne une voie à la vérité de sa vie.
De la croyance à la foi
Qu’en conclure ? Quelle est la différence entre croyance et foi ?
Croire, c’est faire soi-même un choix : l’adepte décide de croire. Il opte pour un système de pensées, un contenu spirituel, une spiritualité.
Par exemple, celui qui choisit la franc-maçonnerie adopte l’un de ses rites, le pratique, y progresse et se réalise – parce qu’il y croit, c’est-à-dire qu’il tient sa démarche pour vraie (sans quoi il n’y resterait pas).
Croire relie donc un être à une spiritualité (qui peut être aussi bien profane, initiatique que religieuse) par une relation de choix individuel.
La révélation, celle qui consiste à « enlever le voile » qui recouvre nos yeux, transforme notre désir de spiritualité en foi.
La conversion de Paul sur le chemin de Damas en est le meilleur exemple : En pourchassant les chrétiens, Saül est convaincu de faire son devoir ; et il le fait avec d’autant plus de conviction que son esprit, sa spiritualité, est entièrement tourné vers les anciens dieux. Il lutte donc de toutes ses forces contre ce dieu qui vient troubler le bel équilibre du monde romain dans lequel il croit.
Mais l’appel du Christ sur le chemin de Damas, en le culbutant de son cheval le renverse dans son en-soi, le retourne intérieurement : il n’est plus le même, Dieu est entré en lui, il l’a changé. Et ce qu’il croyait auparavant, la spiritualité qu’il s’était forgée a disparu au profit d’une foi qui l’inonde et le transporte : ce qu’il condamnait avant est devenu ce qu’il défend aujourd’hui[8].
Pour Don Miguel de Mañara Vicentelo de Leca, le coup qu’il reçut à la tête et la perte de connaissance qui s’ensuivit (au propre comme au figuré, et aux sens physique, psychique et spirituel) furent les éléments déclencheurs de sa conversion.
Que devient la raison face à la prépotence de la foi ?
Les avancées de la science nous ont exhortés à avoir foi en l’intelligence. Pour la dépasser et nous dépasser, nous nous sommes orientés vers une intelligence de la foi : « L’usage de la raison précède la foi et nous conduit à elle à l’aide de la révélation et de la grâce[9] », concède l’Enchiridion symbolorum.
Si l’on peut avoir foi en la raison, il n’y a pas de foi dans la raison (c’est le domaine de la science). À l’inverse, il n’y a pas de raison à la foi ; mais nous pouvons mettre de la raison dans la foi (c’est le domaine de la théologie).
Ainsi, après avoir servi l’intelligence, la foi est enfin servie par elle.
Que recherche l’esprit au travers de la foi ?
Il recherche un monde inconnu qui libère l’homme de sa finitude, de ses doutes, de ses vices et de ses imperfections (pas seulement ceux du corps, mais autant – sinon plus – ceux de l’esprit).
Parce que l’initié croit au sens spirituel de ses rituels, il a foi en la franc-maçonnerie au-delà de sa spiritualité d’homme. Il vit son rite dans la foi maçonnique.
Quant au croyant, il a foi en un monde meilleur où règneraient pour l’éternité la perfection, la vérité, et la vertu qu’il recherche ici-bas.
Si la croyance est liée à la spiritualité, la foi est reliée à la grâce. On peut croire sans avoir la foi, mais on ne peut pas avoir la foi sans croyance.
De la foi à la grâce
Dans le monde profane, la grâce se traduit par des fulgurances. Il n’est donc pas nécessaire d’être croyant pour avoir des illuminations : l’homme de génie ou le poète ont parfois des éclairs de surconscience ; l’homme de foi, lui, vit dans la lumière de la grâce.
La révélation vient donc à nous et nous retient. Mais qu’est-ce que la révélation ?
« Révéler », c’est « re-véler » (avec « re- », préfixe latin signifiant « revenir à un état antérieur » – ici, avant celui du « voilement » -), autrement dit il s’agit de « revenir à un état antérieur à celui du voile » sur les yeux.
La « révélation » prend alors la forme d’une grâce qui se donne à nous (du radical latin « gratus », « qui reçoit bon accueil, qui est bienvenu », avec pour déverbal : « gratia », « manière d’être agréable qui se trouve dans autrui et qui se manifeste à nous » [premier sens], et « remerciement » [second sens] ; d’où, en français : « gracier », « remercier[1] » : « Dius en soit grassiés ! » et « aide de Dieu[2] ») : « Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l’amour de Dieu, la communication du Saint-Esprit soient avec vous tous[3] ! », ponctue Saint Paul. Celui qui reçoit la grâce, la reçoit avec l’aide de Dieu. Puis il fait alliance avec l’Éternel.
Les Jansénistes ont pensé que la grâce n’était donnée qu’à quelques-uns, que Dieu aurait choisis[4]. C’était ignorer la participation de l’être à sa grâce.
L’homme ne cherche que ce qui lui manque. Et le manque est désir de plénitude ; car c’est le désir qui pousse à combler le manque. Il est puissance d’agir, donc puissance de vie[5] pour Spinoza.
Si celui qui cherche trouve et si celui qui demande reçoit, cela signifie qu’il ne suffit pas de se tourner vers l’inconnu, l’invisible pour que la grâce illumine l’être ; recevoir ce don est une chose, vouloir l’accueillir en est une autre : « C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, à cause de votre foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas de vos actes, il n’y a pas à en tirer orgueil[6]. »
Les œuvres sont des actes, la grâce est une illumination (ce don émané de Dieu, donc extérieur à l’homme) ; mais elle-même n’est possible qu’à la condition, que celui qui en bénéficie, ait la foi.
Elle présuppose cinq critères d’accomplissement :
- d’abord une forte spiritualité (comme quête de connaissance au-delà des savoirs) ;
- ensuite une démarche de sens (comme voie de dépassement de soi-même) ;
- couplée à une pratique vertueuse (comme principe d’une vie bonne et exemplaire) ;
- puis la foi (comme ouverture de soi au divin) ;
- et enfin la grâce (comme don extérieur de Dieu pour soi).
Croyance et spiritualité, foi et grâce : à chacun sa voie, son choix et son ouverture d’esprit…
Pierre PELLE LE CROISA, le 14 juin 2021
[1] SAINT ALEXIS, Fille du comte de P., poème du XIème siècle (BNF, f° 11 v-19 v, siglé A) :
[2] Le Roman d’Énéas (anonyme du XIIème siècle), apud. DUFOUMET J., Relire le Roman d’Énéas (éd. Champion, Paris, 1985).
[3] SAINT PAUL, Seconde épître aux Corinthiens, XIII, 13.
[4] PASCAL B., Écrits sur la Grâce.
[5] SPINOZA B., Éthique, liv. III, prop. 11 et 13.
[6] SAINT PAUL, Épître aux Éphésiens, II, 8.
[1] Un langage est performatif quand il incite à agir en fonction du discours qu’il tient.
[2] Apud., GRANDE LOGE DE FRANCE.
[3] La Franc-maçonnerie de Tradition en France. Une démarche spirituelle et humaniste pour notre temps.
[4] COMTE-SPONVILLE, apud. PELLE LE CROISA P., De l’Initié à l’e-nitié. Le Franc-maçon dans la cité.
[5] Rituel du 1er degré du Rite Écossais Ancien et Accepté – Apprenti.
[6] ENGEL P., (s/s la dir. de), Précis de philosophie analytique, ouvrage collectif (éd. P.U.F., coll. Thémis/philosophie, 2000).
[7] SAINT JEAN, Évangile, XIV, 6.
[8] Actes des Apôtres, IX, 1-22.
[9] Enchiridion symbolorum, 2813(éd. H. Denziger et A. Schönmetzer, Fribourg, Suisse, 1976).
SI je comprends le texte sur la grâce, les Jésuites ont gagné et le “Traité de la réintégration des êtres” en est un vade-mecum.
Comme dans la pensée kabbalisitique, la relation Dieu-homme est aussi symbolisée en termes de rencontre de cours d’eau. Par exemple, le flux de bienveillance divine est désigné sous le nom d’eaux masculines , tandis que, sous le nom d’eaux féminines , sont désignés l’obéissance de l’homme à Dieu et l’accomplissement de ses commandements qui sont vus comme une rivière montant de l’homme à D.ieu. Si un des ruissellements est appelé la grâce ; le second serait le mérite, véritable cause de la descente des eaux masculines.
Mais a-t-on besoin de la grâce “divine” ? La Franc-Maçonnerie doit-elle “fabriquer” des saints ? L’expérience vécue avec une intention lumineuse en soi et au monde et avec une réalité augmentée du sensible non visible, du subtil, de l’essence et de l’altérité ne suffit-elle pas?
Ce texte n’a pas une portée spécifiquement maçonnique; et je n’écris pas exclusivement en et pour la franc-maçonnerie.
Effectivement, la démarche maçonnique développe et s’arrête à la spiritualité (religieuse ou non-religieuse, suivant les rites).
Dans cette étude, j’ai souhaité aller au-delà; et si j’ai souvent opté pour une perspective kabbalistique qui me semblait particulièrement adaptée aux rituels des Loges de Perfection du Rite Écossais Ancien et Accepté, au-delà (et plus spécifiquement pour le Chevalier Kadosch) l’approche proposée incite à se dépasser, à aller plus loin que les limites humaines finies, vers un Infini qui peut aussi bien se rapporter à l'”Aïn” hébraïque, au “Bythos” gnostique ou à la “Ténèbre” chrétienne.