Dans le livre de Lewis Caroll, Alice au Pays des Merveilles, un lapin aux poils blancs et aux yeux roses apparaît au début de l’histoire. Désirant le suivre, Alice passe dans un autre monde en franchissant la porte basse du terrier et se confronte à des situations délirantes.
Quel risque prend-elle à vouloir aller avec lui au centre de la Terre ?
Le lapin blanc amène Alice ailleurs… Comme si elle avait la même taille que lui, elle entre dans son terrier. Au creux de la Terre, plus aucune dimension ne semble discernable. Alice fait une chute infinie : « Je me demande de combien de kilomètres, à l’instant présent je suis déjà tombée ? dit-elle. Je dois arriver quelque part aux environs du centre de la Terre… » Ce monde souterrain n’a pas de formes ni de traces ! Quand se découvrent des chemins, Alice constate qu’ils mènent où on veut, mais au même point ! Lorsque le Chat (un autre animal du conte) lui précise : « Dans cette direction-ci, en faisant un vague geste de la patte droite, habite un Chapelier ; et dans cette direction-là, en faisant le même geste de son autre patte, habite un Lièvre de Mars », elle constate que les deux personnages cohabitent au même endroit !
Dans ce pays, ne se produisent que des rencontres curieuses avec des animaux bavards ! Tous tiennent des propos qui questionnent et déstabilisent. De plus, Alice vit des changements de taille gênants : manger ou boire induit qu’elle grandit démesurément ou qu’elle rétrécit terriblement ! Chaque fois qu’elle prend l’initiative de se transformer, patatras ! Le résultat est calamiteux. Aucune félicité, que des ennuis ! Le processus de métamorphoses lui échappe toujours, car elle agit, hélas, seule et empiriquement…
Tout fait mystère ! Dans cet univers onirique, le temps serait-il déréglé ? Le lapin blanc dès le début du récit s’en préoccupe perpétuellement. De son aveu même, n’est-il pas déjà en retard alors qu’il tient à arriver à temps à son rendez-vous avec la redoutable Duchesse ? Pauvre lapin blanc ! Lorsqu’il confie pour réparation sa montre au Lièvre de Mars, cet agité, celui-ci lui explique qu’elle est, en réalité, retardée de deux jours. Alice capte que le temps fait ce qui lui plaît : « il est une personne ! » Encore faut-il être « en bons termes avec lui ». À la suite d’une querelle avec ce dernier, le Chapelier l’a fâcheusement admis : le temps s’est arrêté à six heures pour lui ! Une heure dérisoire en plus : l’heure du thé et des mondanités ! Autre découverte pour Alice : à la table des deux compères que sont le Chapelier et le Lièvre de Mars, elle mesure combien un temps arrêté est affligeant, mais encore, qu’il assigne à des échanges dénués de sens, ruinant toutes les chances de pouvoir construire une vraie rencontre entre l’Autre et Soi !
Quant au lapin blanc, il continue à courir, sans cesser de regarder sa montre ! L’animal veut respecter les usages même s’ils sont déterminés par une Reine abusive. Tel un petit auxiliaire de bureau il tient à être à l’heure à ses rendez-vous fixés par l’autorité. Ne devrait-il pas plutôt cesser de s’abaisser devant tant de tyrannie ? pense Alice. Elle reste toujours bienveillante, car quel enfant ne prend pas soin d’un lapin ? Les lapins ne sont-ils pas par nature purs, affectueux et câlins ? À trois reprises, le lapin blanc sera sur sa route et lui aura appris : la première fois que la curiosité est de nature à vous exposer à l’embarras en pénétrant dans un espace où il faut abandonner ses idées sur son rapport au monde, à ses dimensions comme à son orientation ; la seconde fois (où « dans la jolie maison du lapin », il la confond avec sa domestique), qu’il aurait mieux valu, pour elle, se faire reconnaître, avec âge et qualités, pour s’éviter bien du malentendu et de mauvaises postures. Quant à sa dernière entrevue avec lui, lors du grand procès public, elle est décisive ! Avec sa trompette, le lapin blanc convoque les témoins à la barre et presse l’auditoire à l’éveil. La Reine comme le Roi ne dévoilent-ils pas en ce tribunal une déraison qui accroît la crainte dans tous les cœurs ? La reine n’exige-t-elle pas l’Arrêt du Jugement avant même de passer à la Délibération ? Trop ! C’est trop ! Alice indignée se lève de son banc ! « Elle avait alors atteint toute sa grandeur naturelle » selon l’écrivain du voyage. Autrement dit, Alice s’est réveillée : elle a fait retour au réel, emportée par son désir de justice. « Et elle raconta à sa sœur, autant qu’elle put s’en souvenir, toutes les étranges aventures que vous venez de lire… ; et, quand elle eut fini son récit… Alice se leva et s’éloigna en courant, pensant le long du chemin, et avec raison, quel rêve merveilleux elle venait de faire !
« Alice au pays des merveilles » est une œuvre littéraire pleine d’étonnements. Ce récit développe une vision de « chaos-cosmos »[1]. Chaos, car le monde y est atrophié. Aucune mesure, aucune marge de progrès : que du déséquilibre face à l’absurde ! Vivre en cet endroit ténébreux est éprouvant pour qui cherche son identité. Chapitre après chapitre, se cristallise le désir d’être pourtant partie prenante de l’univers et s’enracine le sentiment d’un cosmos infini et mystérieux. Dans cette épopée initiatique, la victoire d’Alice — puisqu’il y a victoire à rompre avec un rêve cauchemardesque — suggère que les voies du monde sont ombre et lumière. Le risque de s’isoler dans le songe et de s’égarer sur des chemins sans issue est périlleux. Pour affronter le réel, il faut avoir les yeux ouverts, se défier de la confusion, garder un cœur aimant et la nostalgie de l’innocence. Et si cela commençait maintenant ?
[1] Expression de Jacques Derrida, appliqué au roman de Lewis Caroll
Dessin de Julie Le Toquin, Avril 2021
Source : https://fr.m.wikisource.org/wiki/Alice_au_pays_des_merveilles/Texte_entier