sam 23 novembre 2024 - 08:11

Ethique et Comics : le cas Batman

Il est toujours intéressant d’analyser les comics: on y découvre que les meilleurs personnages ne sont pas toujours, ceux que l’on croit.

Depuis ma plus tendre enfance, je suis un grand lecteur et consommateur des aventures de Batman, qui a fêté récemment ses 80 années de parution. J’en ai quelques mètres linéaires (ce qui fait ressembler ma bibliothèque à un repère de geek, si on les met en perspective avec ma collection de mangas).

Les aventures de Batman constituent un mythe contemporain, ancré dans l’inconscient populaire de l’Occident, au même titre que Tintin, Superman, Spirou, San Goku, Lara Croft ou les Bisounours.

Créées par Bob Kane et Bill Finger, les aventures de Batman racontent l’histoire d’un homme, le milliardaire Bruce Wayne. Ce dernier est hanté par le meurtre de ses parents, dont il a été témoin enfant. Depuis ce moment, il ne vit que par et pour la vengeance. C’est au nom de cette vengeance, qu’il arpente les toits de Gotham City sous le masque et l’armure de Batman et qu’il met des criminels hors d’état de nuire, en l’absence complète de mandat. Les aventures de Batman ont été écrites, dessinées par un certain nombre de scénaristes et de dessinateurs, des plus humbles aux plus illustres. Sous autant de plumes, il s’est développé un univers incroyablement riche et complexe. Et je ne parle pas des adaptations cinématographiques ou télévisées, des meilleures (celles de Tim Burton) aux pires (le Batman & Robin de 1997) ,sans compter la série et le long-métrage de 1967 avec feu Adam Sandler.

Batman pourrait sembler au premier abord être un héros à l’éthique conséquentialiste : un homme animé par un devoir de justice, soucieux d’éviter à d’autres de connaître la même tragédie que lui. Mais rien n’est moins vrai. Batman utilise les moyens des entreprises Wayne pour parvenir à ses fins, qui incluent la surveillance généralisée de la population (le projet Œil). Batman prétend agir pour la justice en se substituant à une autorité qu’il juge corrompue, à tort ou à raison selon les scénaristes et le cycle en cours. Mais, sa seule présence est choquante : l’un des fondements du droit et du maintien de la paix est que nul ne peut se substituer à la justice ni à la loi. Or que fait-il ? Il remplace les policiers, hors de toute procédure et de garantie de l’équité du droit. Certes, les « méchants » qu’il met sous les verrous le méritent peut-être. Mais le message passé, est qu’un homme peut se substituer à la loi et agir contre elle pour faire respecter la sienne.

Au fond, Batman ne fait qu’entretenir un système, dont il jouit particulièrement. En tant que Bruce Wayne, il pourrait utiliser ses moyens pour aider la police et la justice. Mais, au lieu de payer ses impôts et contribuer ainsi au bien commun, il préfère se déguiser en chauve-souris et risquer sa vie (et celle d’autrui), et finalement jouir de sa vengeance et de son désir au dépens de ses adversaires. Ce qui fait de lui un personnage sans éthique. L’anthropologue David Graeber le qualifiait volontiers de super-héros conservateur. En fait, Batman-Bruce Wayne est la déclinaison de l’anarcho-capitalisme : je suis riche au point que c’est mon super-pouvoir, j’ai les moyens que je veux, donc je fais régner ma loi et tant pis pour la communauté qui n’aura pas d’autre choix de m’obéir. Pas très éthique comme position, non ?

Mais au-delà des différents Batmen (Bruce Wayne, mais aussi Dick Grayson et Terry Mac Ginis), ce sont d’autres éléments qui m’intéressent.

Je n’évoquerai pas ici la Némésis de Batman, le fameux Joker. Un personnage aussi riche et complexe nécessite un peu plus de volume pour en prendre la mesure.

En fait, le personnage qui m’intéresse le plus est le Commissaire James Gordon. Ce dernier est le chef de la police de Gotham City. Flic aussi intègre qu’incorruptible (chose rare à Gotham City), il est le seul à avoir une éthique. Celle-ci est purement déontologique : le commissaire Gordon accomplit son devoir de policier, qui est de protéger et servir, même si ce devoir doit le mettre en danger. Mais le point intéressant est que même si le monde s’effondre autour de lui, James Gordon reste un flic, un bon flic. Le moment le plus poignant est dans Batman : Killing Joke d’Alan Moore. Dans cet épisode, James Gordon voit sa fille Barbara enlevée, violée et mutilée par le Joker et ses hommes. Lui-même est torturé par le Joker, qui veut démontrer qu’une mauvaise journée (un bad day) peut faire basculer le meilleur des hommes dans le mal et la folie. Si Batman, en voyant son ami ainsi traité devient fou de colère et est prêt à abattre le Joker une fois pour toutes, le commissaire Gordon l’enjoint de ne surtout pas le faire et de ne pas lui donner ce qu’il attend. Autrement dit, tel Job, le commissaire Gordon, humilié, bafoué, torturé reste ce qu’il est : un flic, un homme de devoir. Un homme, qui malgré tout ce qui peut lui arriver, reste fidèle à ce devoir.

En fin de compte, la force de James Gordon est bien supérieure à celle de Bruce Wayne. Quels que soient les traumatismes qu’il a pu subir depuis son arrivée à Gotham City, il reste un homme intègre et ne fuit pas son traumatisme ou ses blessures en se déguisant en Chevalier Noir. Son éthique est bien plus puissante que celle de Batman. En effet, Gordon renonce toujours à ses pulsions de vengeance ou de violence pour ne pas se mettre au niveau de ceux qu’il pourchasse. Ce renoncement pulsionnel en fait un véritable personnage éthique (ce qui est pour Freud et Lacan l’exacte définition de l’éthique). Batman, au contraire, est dévoré par sa pulsion de vengeance (qu’il présente comme désir de justice) et se ment à lui-même quand il prétend protéger les innocents.

A un certain degré de nos rites, il est beaucoup question de devoir, à accomplir parce qu’il est le Devoir et ce, quel que soit le prix à payer et sans garantie de réussite. Ainsi, parmi les criminels que le commissaire Gordon peut arrêter, combien s’en sortiront ? Ce pourrait être très décourageant (et en réalité, ça l’est), mais malgré cela, le commissaire Gordon reste sur sa ligne, son éthique : faire son devoir, et ne jamais en déroger.

Le personnage de James Gordon est ainsi l’exacte définition de l’éthique : modérer son action en renonçant à la satisfaction immédiate de nos pulsions. Celle-ci reste toujours dictée par son devoir : toujours rester du bon côté de la loi et veiller à ne pas passer à l’acte quand celui-ci n’est pas motivé par la déontologie du policier. Le devoir donne un cadre, dans lequel peut s’exercer la liberté de l’action. Si Gordon est en apparence lié par son engagement de flic, il est bien plus libre que Batman, prisonnier de ses pulsions et rendu hors-la-loi par ses choix. Le personnage de James Gordon est ainsi un bien meilleur franc-maçon (fût-il sans tablier) que Bruce Wayne et Batman réunis.

Je vous embrasse.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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