Attention en traversant les voies initiatiques, un symbole peut en cacher un autre ! Sous le couvert de mots particuliers les réponses aux questions y sont autant d’énigmes. Ne pas faire l’effort d’en saisir le sens mène à la paresse d’esprit.
Loin de là, un gosse qui a raconté un film réduit à quatre lettres ce qu’il en a retenu. Ce fut sa méthode, il y resta fidèle. Au soir de sa vie, il songe à la panoplie d’indien de ses vertes années et range à côté celle plus tardive de Franc-maçon. Elles sont devenues indissociables.
Hugh,en indien ça veut dire Salut ! C’est comme ça qu’on s’adresse à un grand chef ! – Mais à ceux qui sont pas chefs ? Pareil ! N’importe comment ça veut dire aussi d’accord A bientôt… Compris !
Dans la cour d’une école du 18e arrondissement de Paris, le plus grand d’une classe concluait ainsi sa narration d’un western joué la veille dans le quartier Ses auditeurs se tournaient déjà les uns vers les autres, main droite levée paume vers l’extérieur. Ce qu’ils avaient retenu du récit tenait dans ce geste pacifique. Par la suite, les recours au mime, à l’imagination et à la mémoire pallieraient chez eux le fait de ne pas avoir vu le film au point d’en faire des figurants.
En ces années 1950, l’accès des enfants au cinéma était souvent conçu comme une récompense, ce qui en limitait pour quelques-uns la fréquentation à la mesure de leurs résultats scolaires. Des ressources financières parentales parfois ostensibles ouvraient par ailleurs plus largement les portes des salles d’exclusivités proposant les productions les plus récentes. Conséquemment, le crédit accordé au conteur ne relevait que de sa fidélité aux faits découverts à l’écran. S’il affirmait que Hugh voulait dire « çà », c’était forcément vrai, puisqu’il parlait indien !
Parallèlement à la limite du réflexe, des adultes s’adressant aux plus jeunes en les plagiant, Hugh revêtit à l’usage la valeur inattendue de mot de passe ou d’approbation, de conclusion ou de reconnaissance. Au-delà des conventions officieuses entre les générations qui en répandaient l’usage, sa généralisation engendra une habitude rimant opportunément avec lassitude puis plus gravement avec désuétude. On évoqua moins les « Peaux rouges ». Les notions relatives à leurs mœurs, us et coutumes, pour le moins hâtives ne se limitaient alors qu’à de persistantes caricatures, hors de toute notion géographique et de repères historiques. A cette époque au demeurant la majorité des scénarii retenus par Hollywood faisait foi de ces libertés elles aussi cavalières.
Le langage des écoliers attachés au sujet par le biais de la bande dessinée ou des films publiés sous forme de romans photos ne fonctionnait lui aussi qu’à l’imitation. A l’occasion, un enseignant détournait la méthode. La saisie d’un magazine feuilleté pendant un cours valait par exemple au coupable une remontrance basée sur la teneur de l’ouvrage. Confisqué dans l’instant, il présentait pour l’autorité l’opportunité de montrer sa connaissance du langage de ses ouailles au cours de ses remontrances. S’il en usait à bon escient sans ironie il prenait naturellement l’ascendant sur ses auditeurs.
Poussant trop loin le procédé il prenait en revanche le risque d’une complicité de circonstance, perdant sa position de référence auprès d’élèves qui n’appréciaient pas que l’on fasse semblant d’être un élève !
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La circulation de la parole en ces temps éloignés, très éloignés, semble curieusement s’inscrire dans une logique toujours actuelle au sein de la Franc-maçonnerie :
L’enfant qui racontait un film n’en avait essentiellement retenu les images. Les impressions d’initiations de chacune ou chacun de celles et ceux qui les communiquent ne sont-elles pas comparables en matière de situation ? On ne saurait oublier qu’à l’issue de nos cérémonies nous avions acquis l’âge de trois ans. Comme l’auditoire de notre conteur, nous ne pouvions raisonner que par déductions à partir de ce que nous avions entendu à défaut de voir ce que l’on nous avait décrit.
Dans la cité un mot fait florès, entendu dans la rue, chez les commerçants, au comptoir, parfois dans sa famille, etc. Elément de langage fugitivement agréé sous le charme de l’écoute, il se répand à grande allure avant de se prêter à toutes les adaptations inhérentes à son usage. Cela se nomme la récupération, méthode éprouvée a fortiori chez les tenants de l’entrisme au cœur de systèmes qu’ils réprouvent.
La plupart des enfants ont de tous temps assimilé l’intérêt de dissocier formellement la langue qu’ils parlent entre eux à l’école de celle pratiquée à leurs domiciles.
C’est le prix de l’entre soi et du sens caché des choses. C’est également l’exercice délicat du dialogue intergénérationnel. Ne pas l’ignorer est nécessaire, en user à l’excès expose au risque de passer pour quiconque tente de s’assimiler à une tranche d’âge qui ne sera jamais la sienne. La juste place de chacun peut en résulter.
Lorsque parmi des profanes nous usons de formules éprouvées dans nos assemblées… Quand on déclare qu’il pleut en un lieu clos et qu’il fait beau dehors… Que l’on ne sait ni lire ni écrire…Qu’une terrine est proposée à un convive sous l’appellation de monnaie grasse dans une salle que l’on dit humide contre toute évidence…… Nous nous exposons à des appréciations hors de toutes nuances, aux bons soins de ceux qui ignorent tout de ce que nous sommes…Ceux-là fourbissent alors leurs arguments à lames rentrantes au nom de ce qu’ils croient que nous pourrions être ! Ils sont à l’image de l’écolier qui parlait couramment indien, son érudition linguistique établie sur l’usage de trois mots supposés courants.
Répartis sur la surface de la terre, Sœurs et Frères parlant une infinité de langues ont toutefois recours à un langage similaire dans ses principes à défaut de pouvoir être dit réellement commun. Le symbolisme en est la clé, le symbole le manifeste.
Les griots du continent africain étaient l’un de ses fluides. Par définition nomades, ils chantaient partout dans leurs dialectes respectifs Les paroles de leurs mélopées échappaient à l’entourage qui en saisissait pourtant la teneur par le truchement de la musique et de la danse Dans leur essence, leurs symboles demeureront comparables aux nôtres. Il nous faudra pour ce faire ne pas céder à ce sujet comme en d’autres à la facilité des raccourcis les plus courants usités de nos jours.
Quel que soit le propos, le sujet, le tic oral tient désormais lieu de syntaxe. Commencez toute phrase par « En fait »… répétez ces deux mots environ toutes les cinq secondes et terminez par « donc voilà ». Vous possédez à présent les bases du Certificat d’Aptitude aux débats télévisés.
Depuis bien longtemps, les langues régionales, ont été le creuset puis le support de La Tradition sous les aspects volontairement trompeurs des traditions. L’argot spécifique à des corps de métier comme à diverses communautés garantissait à ses locuteurs de pouvoir se déclarer à couvert.
Notre fidélité à des textes du XVIIIe siècle exige veille et génère curiosité de notre part. Cherchant inlassablement un sens pérenne dans leurs mots nous nous sommes délibérément engagés dans leur défense tant ils sont garants de modernité.
« Donnez-moi la première lettre, je vous donnerai la seconde. » Tel peut apparaître le langage de notre raison dont une conscience libre est le salaire.
Des amérindiens ont motivé cette réflexion que conclue lointainement et de belle manière la dernière strophe d’un texte de Smohalla, indien nez-percé, fondateur de la religion des rêveurs :
VOUS ME DEMANDEZ de couper l’herbe, d’en faire du foin, de le vendre pour être aussi riche que les hommes blancs Mais comment oserais-je couper les cheveux de ma mère ?
Notre temps s’accélérant au bénéfice des apparences, réduit notre langage au point de trancher les racines de toute forme d’expression. La langue française devient comparable à la ramure du cerf. Elle embellit pendant la durée de sa vie et vers la fin, après sa chute, on l’appelle un massacre !
ET comment oserais-je couper les franges de mon tablier ?
Jean-Marc PETILLOT
Texte de Smohalla extrait de Paroles Indiennes,
Collection « Carnets de Sagesse »
ALBIN MICHEL (1993 Réimpression 1994)