jeu 28 mars 2024 - 19:03

Y a-t-il de mauvais compagnons ?

L’histoire de l’assassinat d’Hiram par trois mauvais compagnons veut montrer une nette différence entre le bien et le mal, mais cette séparation est-elle si nette que cela ?

Les compagnons ne sont pas ce qu’ils paraissent

Gérard de Nerval, dans Les nuits du Ramazan[1], les décrit ainsi que leur forfait: J’ai reconnu que le premier est maçon, parce qu’il a dit : j’ai mêlé le calcaire à la brique, et la chaux tombera en poussière. Le second est charpentier ; il a dit : j’ai prolongé les traverses des poutres, et la flamme les visitera. Quant au troisième, il travaille les métaux, voici quelles étaient ses paroles : j’ai pris dans le lac empoisonné de Gomorrhe des laves de bitume et de souffre; je les ai mêlées à la fonte. En ce moment, une pluie d’étincelles a éclairé leurs visages. Le maçon est Syrien et se nomme Phanor ; le charpentier est Phénicien, on l’appelle Amrou ; le mineur est Juif de la tribu de Ruben, son nom est Méthousaél. Il explique leur geste, rejetant la faute sur Hiram car «- Il a asservi les charpentiers aux mineurs. « Le second : – Il a subordonné les maçons aux mineurs. « Le troisième : –  Il a voulu régner sur les mineurs. « Le premier reprit:-Il donne sa force à des étrangers.  Le second : – Il n’a pas de patrie. « Le troisième ajoute :- C’est bien. «- Les compagnons sont frères,… recommença le premier. «-Les corporations ont des droits égaux, continua le second. « Le troisième ajouta :-C’est bien.

En reprenant ce type de motif, les mauvais compagnons, qui tuent le maître, ne seraient-ils pas des travailleurs opprimés par un mauvais patron qui refusait toute augmentation de salaire Ne seraient-t-ils pas les révoltés d’un ordre pesant, injuste et fermé ? Leur emportement fatal ne révèle-t-il pas, en fait, de la brutale cruauté de l’ordre patriarcal incarné par le père.

Alors faut-il pour autant condamner à mort les mauvais compagnons ?[2]

L’ambiguïté entre faute et innocence

La cérémonie d’élévation met en scène des jeux de rôle alternatifs et ambigus. Au REAA, le compagnon reçu est traité au début de la réception comme un coupable et pourtant, on le sait innocent puisqu’il va succéder au maître idéal. Lors de l’époptie qui narre le meurtre, le récipiendaire, bien qu’étant encore compagnon, tient le rôle d’Hiram; il est à la fois celui qui transmet et celui qui reçoit l’exemple du respect de l’engagement jusqu’à la mort, il est le disciple et le maître.

Hiram lui-même n’a -t-il pas obtempéré aux menaces en livrant son secret puisqu’il est dit que, si Salomon substitua la parole, c’est qu’il pensait que son Maître d’œuvre avait cédé à la pression de ses agresseurs ?

Le dernier maître reçu “ressuscité” lors de la cérémonie de réception au grade de Maître, reprend la place provisoire du cadavre d’Hiram pour tester l’innocence du récipiendaire qui doit l’enjamber.

Le très respectable maître et les deux surveillants jouent les mauvais compagnons qui participent à l’assassinat ; outre qu’ils sont en même temps les officiers, ils interviennent tous les trois dans le relèvement du mort. En provoquant la perte de la parole, ils créeront la parole substituée.

Aucun rôle dans la vie n’est définitif, il dépend du déterminisme social et de la nature du problème qui se pose au groupe.

La mutualisation naturelle des besoins, de la sécurité et de la force peuvent donc être le sens moral d’une organisation coopérative  et pacifiques des groupes.

La responsabilité du meurtrier

En choisissant les nouveaux apprentis parmi des profanes, les maîtres n’introduisent-ils pas de «mauvais francs-maçons» ? Les scandales qui font les choux gras des journalistes auraient-ils pu être évités par des sélections plus judicieuses ?

Au-delà de cette réalité, se pose surtout la compréhension qu’un acte de trahison peut n’être, tout compte fait, qu’un acte au service du destin de l’assassiné.

Prenons l’exemple de Judas, le compagnon de Jésus. Si pour la Bible, la  cause de Judas Iscariote n’est pas défendable[3],  d’autres pensent qu’en livrant Jésus, Judas aurait «forcé» Jésus à accomplir son destin et que sans lui Jésus aurait fui. C’est dans ce sens qu’Armand Abécassis suggère de comprendre les actes de Judas. Voyant que Jésus n’assume pas pleinement sa fonction de Messie, et que les autorités religieuses complotent contre lui, Judas veut accélérer le cours des événements. Il croit avec ferveur que Jésus est le Messie et souhaite que ce dernier se confronte aux grands prêtres pour qu’ils comprennent leur erreur[4]. D’autres encore accréditent l’idée que c’est Jésus lui-même qui lui aurait demandé de le livrer aux autorités afin qu’il soit délivré de  son corps matériel et retourne vers la lumière : «Fais ce que tu dois faire, fais-le !» Judas a participé au plan de Dieu en livrant Jésus, si celui-ci n’était pas mort sur la croix, le christianisme ne serait sans doute jamais né. Le  rôle de Judas, apparemment néfaste, ne fut-il pas essentiel dans la messianité de Jésus ?

https://youtu.be/UVQZICPisX8

De même, les mauvais compagnons ne sont-ils pas la main du destin pour fonder le mythe d’Hiram ? « Sans eux, les voilà à jamais intérieurs ces démons, impossible de les nommer, donc impossible de les combattre et d’apprendre à les maîtriser. Sans eux nos passions, règneraient à jamais sur nous même, dans l’endormissement de notre conscience et par la complaisance de notre ego. Sans eux pas de meurtre. Sans meurtre pas d’enquête, sans enquête, pas de quête. Sans nos trois compagnons la quête s’arrête, pire elle ne commence même pas. Sans le meurtre d’Hiram, pas de sacrifice fondateur du mythe. Sans meurtre pas de parole perdue, sans parole perdue pas de quête pour la retrouver, sans quête pas de substitution, sans substitution pas de renaissance, sans renaissance pas de nouveaux Maîtres, sans Maîtres pas d’initiations, sans initiations, pas de franc-Maçon[5].»  

Bref une façon de replacer l’histoire d’Hiram dans une veine christique !

L’erreur d’interprétation ?

Il ne faudrait pas écarter l’interprétation de la mort d’Hiram comme celle du cycle solaire et alors les trois compagnons sont les signes zodiacaux d’hiver, ceux qui donnent la mort à Hiram : la Balance, le Scorpion et le Sagittaire qui, vers le milieu de l’automne, occupent ces trois points du ciel, en sorte que le premier se trouve vers le déclin ou à l’occident, le second à son ascension droite au midi, et le dernier commence à paraître au levant, ce qui est figuré par la porte d’orient où Hiram meurt ; comme le soleil meurt dans le Sagittaire et renaît immédiatement ou recommence une année nouvelle dans le Capricorne. Les trois assassins correspondent aux trois signes d’automne, qui causent la mort de l’astre du jour. Le nom Abi Balah (meurtrier du père), que porte le plus coupable, désigne suffisamment le Sagittaire, constellation qui donne en effet la mort au soleil, père de toutes choses (rerum omnium pater).

Avec Jean Marie Ragon[6], c’est ici le lieu de remarquer l’effet perpétuel des sens équivoques de la plupart des mots dans les traductions ; nous citerons, pour exemple, les deux mots tuer et ressusciter. Tuer est traduit du mot latin occidere, d’où nous avons fait occident, et ce mot si usuel ne représente à notre esprit ni meurtre, ni assassinat, ni rien de révoltant, parce que l’occident, en style allégorique, est l’être, le temps, ou le point du monde qui tue, parce qu’il fait disparaître le soleil, et alternativement tous les astres ; de même, par une métamorphose hardie, nous trouvons le mot resurgere, traduit par le mot ressusciter, quoique ce verbe latin n’ait jamais signifié revenir à la vie, mais bien se lever une seconde fois, se lever de nouveau, ce qui convient parfaitement au soleil.

Je suis un mauvais compagnon, je suis Hiram.

Illustration : Le baiser de Judas, détail du polyptique de la cathédrale Sainte-Cécile, Albi (Tarn).


[1] Voyages en Orient, Histoire de la Reine du matin et de Soliman, Prince des Génies, Chap.V, La mer d’airain : <legende-hiram.blogspot.com/2010/12/blog-post.html>

[2] Plaidoyer pour Trois Mauvais Compagnons: <ledifice.net/7077-C.html>.

[3] La cause de Judas Iscariote est-elle défendable? : <wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/101978689>

[4] Judas le plus fidèle des disciples de Jésus :<letemps.ch/societe/judas-plus-fidele-disciple-jesus>

[5] Ibid nbp [2]

[6] Jean Marie Ragon, Cours philosophique et interprétatif des initiations anciennes et modernes, nbp. 1, p.161 : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113262p/f164.item.r>

2 Commentaires

  1. Ma chère Solange ,
    Nous ne sommes ni en sociologie ni en organisation des entreprises ! Nous sommes dans un Ordre Initiatique et nous devons avoir une lecture symbolique des scénographies que les Rites nous proposent. Comme sans Judas, pas de Christ, sans mauvais compagnons pas d’Hiram.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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