On se plaint souvent des incivilités de nos concitoyens : celui qui jette son mégot ou son masque par terre, celui qui pose ses encombrants sans le déclarer, celui qui grille un stop ou un feu rouge, celui qui agresse un chauffeur de bus, un maire ou tout autre représentant de l’ordre au nom de ce qu’il croit être « son droit ». On retrouve ce phénomène dans l’enseignement : des élèves se croient fondés à transgresser ou désobéir au nom de ce leitmotiv : « j’ai le droit », qui justifie leurs actions, certaines étant anecdotiques, d’autres étant plus graves. Une enseignante, Barbara Lefèvre, a d’ailleurs poussé un coup de gueule et un cri d’alarme, sous forme d’un ouvrage : Génération j’ai le droit dans lequel elle dénonce ces comportements délétères, induits entre autres par l’illusion du libéralisme dévoyé, qui promet surtout beaucoup de vent. C’est peut-être se comporter en vieux con que de trouver que les jeunes font n’importe quoi, et oublier qu’on a soi-même été jeune. Quand on est jeune, on veut transgresser (je dirais même plus, la construction de soi passe par la transgression, c’est le fameux « pas de côté » avant de revenir à l’ordre mais c’est une autre histoire). Et on s’estime fondé à « avoir le droit de ». Ceci dit, « avoir le droit de » ne signifie pas forcément être dans le cadre de la loi. Si je m’en réfère à Simone Weil, « avoir le droit de » présuppose plutôt l’idée « d’avoir la force de ». Autrement dit, revendiquer ce qu’on croit être un droit relève surtout de l’épreuve de force. On notera d’ailleurs que l’Etat est caractérisé par l’emploi légitime (et mesuré) de la force, ce qui lui permet de faire respecter le droit comme la loi. Et nul n’a le droit de se substituer à l’Etat.
Il existe un phénomène similaire sur la voie publique : les livreurs qui vont se garer n’importe comment ou rouler sur les trottoirs. Ils ont le droit, ils travaillent (oui, parce que quand on se déplace, on ne travaille pas, c’est bien connu). Donc on peut commettre une infraction au code de la route au motif qu’on travaille. Notons qu’aller travailler à son emploi protège de la contaminationi au covid-19, contrairement aux restes des activités sociales… Toujours est-il qu’à partir du moment où « on travaille », « on est pressé » etc., toute considération pour autrui disparaît. Toute considération pour l’environnement aussi. Ainsi, tant pis pour ce piéton qui traverse, je veux rentrer chez moi, « j’ai le droit ». Bon, j’ai le 4×4 et la cylindrée qui vont avec aussi. Tant pis pour ce coin de verdure, j’ai des gravats à décharger et ainsi de suite. L’impératif de mon désir l’emporte sur le respect ou le soin que je dois à mes semblables et mon environnement. On se dit que « j’ai le droit parce que… ». En gros, au nom de ce qu’on croit être son bon droit, on traite les autres comme un moyen et non une fin. On fait valoir son existence sur le reste et donc sur les autres. Outre le scandale légitime de cet incivisme, ce « moi et mon droit », je me suis demandé comment on en était arrivé là. Impunité à l’école ou à la maison ? Reproduction de violences ou de comportements déviants, voire sociopathes ?
Et puis, fort de ces interrogations, j’ai lu un billet de Frédéric Lordon paru sur la plate-forme du Monde Diplomatique. Il y expliquait à propos de France Télécom que le néolibéralisme et le capitalisme engendraient des sociopathes. Ah, Seigneur mon Dieu, mais qu’est-ce donc qu’un sociopathe ? Est-ce un adepte des jeux de rôle sur table ou des jeux vidéo comme l’affirmait un psychiatre à la télévision en 1996ii? Un parfait inadapté social comme le personnage de Sheldon Cooper, de Big Bang Theory ? Ou, comme dans le titre Antisocial de Trust, un type qui perd son sang-froid ?
Sans rentrer dans des considérations cliniques, disons qu’un sociopathe est un individu présentant un comportement antisocial, et présentant une absence d’empathie. Pour Frédéric Lordon, le sociopathe « se sert des autres comme des choses ». L’Autre est pour ces gens un moyen et non une fin. Et pan sur le bec d’Emmanuel Kant qui professait plutôt le contraire.
Ainsi, dans cette acception, les personnes intégrant les grands corps de l’Etat (Mines, Ponts, Inspection des Finances) deviendraient des individus incapables d’empathie envers leurs subordonnés, qui n’existent que sous forme d’indicateurs RH ou de statistiques. Pour ces gens-là, l’humanité n’existe pas, en dehors d’eux-mêmes et de leurs camarades de promotion, et n’a pour but que de servir leur recherche de profits à tout prix, quitte à bafouer la loi ou l’éthique. C’est un droit qu’ils prennent puisqu’ils en ont la force…
Au final, quand on voit que les dirigeants de grands groupes ou de grandes administrations sont incapables de considérer l’Autre comme autre chose qu’une fin et se contrefichent de la loi qu’ils bafouent allègrementiii, il ne faut plus guère s’étonner de l’absence de civisme au quotidien quand le mauvais exemple vient du haut de la société. Quand le mauvais exemple vient d’en haut, que ce mauvais exemple est médiatisé, répété maintes fois, au fond, il ne faut plus s’étonner de cet individualisme antisocial ou de ces comportements sociopathes que l’on retrouve à tous les échelons de la société.
Et nous, Francs-maçons, sommes-nous de dangereux sociopathes, avec nos rituels bizarres, nos costumes rigolos ou notre argot bizarroïde ? Dans la mesure où nous vivons en Loge l’impératif de Fraternité, qui nous oblige au contraire des tendances actuelles, à considérer l’Autre comme une fin et non un moyen, la réponse est bien sûr non. Évidemment, on n’est jamais à l’abri de types qui vont tenter de construire un réseau pour leur propre promotion ou gloire. Mais on en trouve aussi dans les clubs de sport, les clubs services, les syndicats, les associations diverses etc. Fort heureusement, ce genre de bonhomme est assez rare en Loge. En effet, je vois mal un X-Mines ou un énarque accepter de faire silence au Septentrion pendant une à trois années…
Mais face à cet incivisme travesti sous l’illusion du « Moi et mon droit », je ne vois guère que notre propre exemplarité à opposer. Accomplir le Devoir est souvent ingrat, mais ce n’est qu’ainsi que nous pouvons lutter pour le moment dans ces épreuves de force. Si en plus on parvient à accueillir l’Autre comme une fin et non un moyen, là, nous parvenons à lutter contre la déshumanisation du monde que veulent imposer les sociopathes qui nous dirigent.
Restons vigilants.
J’ai dit.
i J’ai encore du mal à comprendre qu’on force la population à prendre les transports pour se rendre dans les bureaux quand on laisse les théâtres, cinémas, clubs de sport et temples maçonniques fermés pour raison de santé publique… Il semblerait que pour certains, le refrain de la chanson d’Henri Salvador « Le travail, c’est la santé » soit un manuel de santé au travail !
ii Je ne remercie pas ce psychiatre ni la production de cette émission.
iii On lira l’œuvre édifiante des Pinçon-Charlot sur le comportement des ultra-riches, notamment leur lien à l’impôt ou à la solidarité nationale. On peut aussi lire le récent La loi des plus forts, un recueil de chroniques et de points de vue sur le procès France Télécom (éditions de l’Opportun).