lun 07 octobre 2024 - 00:10

Le principe dignité

J’allais en Loge un soir (avant le confinement) quand j’ai vu le spectacle navrant des grandes métropoles : la population qui va travailler, avec toujours plus de tristesse dans le regard, et qui enjambe les laissés pour compte de notre belle modernité : les SDF, junkies, réfugiés abandonnés et autres marginaux. J’en croise de temps en temps qui tiennent des propos incohérents, d’autres qui sont en recherche d’une pièce pour espérer survivre. J’ai également croisé ces fameux migrants et j’ai vu dans leur regard des choses que nous, occidentaux bourgeois épargnés par la guerre ne pouvons réellement pas connaître.

Un soir, en rentrant chez moi, j’ai discuté avec une dame SDF qui mendiait. Malheureusement, je n’avais rien à lui donner, mais elle était déjà heureuse que quelqu’un lui réponde et la traite en être humain… Je me dis que j’ai dû être un des rares passants à lui avoir parlé ce jour là.

A l’automne dernier, j’étais allé au cinéma. J’ai bien évidemment vu le splendide et effrayant Joker, très bien construit et très bien écrit, dans lequel on voit la déliquescence d’une société incapable de s’occuper de ses marginaux. On y voit Arthur Fleck (magistralement interprété par Joaquin Phenix), le futur Joker, consulter son assistante sociale, qui lui annonce que le service va fermer, faute de crédits. Rappelons que nous sommes dans les années Reagan, dans ce film. Les années Reagan, ce merveilleux moment où des économistes ô combien compétents ont expliqué à nos dirigeants que l’Etat ne savait pas gérer l’argent et que les services publics, c’était trop cher et qu’au fond les plus pauvres n’avaient qu’à payer pour en profiter. Ou mieux, ne plus être pauvres.
Plus loin dans le film, Arthur Fleck commet malgré lui un meurtre fondateur : il abat par accident un cadre des entreprises Wayne alors que ce dernier harcelait (avec un certain sentiment d’impunité) une passagère du métro.
Dans un Gotham City déliquescent, après ce meurtre, des émeutes de la misère éclatent et tous arborent le maquillage d’Arthur Fleck tandis que celui-ci, abandonné de la société, glisse peu à peu vers la folie criminelle, jusqu’au meurtre de sang-froid et en direct de l’animateur et humoriste Murray Franklin (joué par De Niro), 2e acte fondateur de la carrière du Joker.
Autrement dit, un laissé pour compte, à qui ses soutiens sont retirés (notamment le fait de pouvoir parler) par l’arbitraire d’hommes politiques devient un dangereux criminel. Bien sûr, ce n’est que de la fiction. C’est sûrement pour cette raison que les insurgés d’Amérique du Sud ont pris pour emblème le maquillage du Joker lors des émeutes d’automne 2019…

Quelques jours après, j’ai vu le fameux Les Misérables de Ladj Ly et j’y ai vu quelque chose de très intéressant, mais aussi de très inquiétant. Attention, divulgâchis.
Le personnage du jeune Issa, l’adolescent à l’origine de l’enchaînement dramatique du film, est gravement blessé par les policiers de la Brigade Anti Criminalité, la BAC. Ce qui est intéressant (et que le film ne montre volontairement pas), c’est la construction de l’émeute qui suit, avec quelque chose que j’ai trouvé terrible mais aussi très intéressant : le silence du jeune Issa. Ce gamin blessé par la police fomente une émeute contre les officiers de la brigade anti-criminalité, mais, dans le film, le personnage ne dit plus un seul mot.

Ce qui est frappant dans ces deux fictions, c’est ce silence auxquels sont contraints les personnages d’Arthur Heck et d’Issa. Arthur Heck n’a plus son aide psychologique et s’enfonce dans l’isolement, le jeune Issa est contraint de se taire par la BAC. L’expression de ce qu’ils ont en eux devient alors la violence. Bien évidemment, ce ne sont que des œuvres (remarquables, à mon avis) de fiction.

Sauf que… depuis les années 80, la psychiatrie en France est devenue le parent pauvre de la Sécurité Sociale. Les structures d’accueil de jour sont régulièrement fermées, faute de budget. Les enfants de l’assistance publique (ceux que nous appelions dans les années 80 « les enfants de la DASS ») se retrouvent littéralement à la rue dès leur majorité. Combien y-a-t-il de ces anciens enfants parmi les SDF que nous croisons tous les jours sur notre chemin ? Combien de personnes qui devraient être accueillies en structure de jour se retrouvent à la rue la nuit ? Combien survivent et meurent isolés et abandonnés, dans l’oubli et la misère, sans que personne ne se souvienne d’eux ?

Certains me diront que les collectivités et les pouvoirs publics organisent des maraudes en hiver pour apporter les premiers secours aux plus nécessiteux. Les associations sur le terrain font un travail exceptionnel. Malheureusement, cela ne suffira jamais, tant la misère augmente. Et nous sommes tous complices: la misère vient de décisions politiques, comme le refus de construire des logements, le refus de maintenir des usines et bien sûr, le refus d’entretenir des structures d’accueil et de soin pour les plus fragiles. Nous avons voté et choisi ce monde, nous allons devoir en assumer les conséquences.

Les Francs-maçons ont inventé le solidarisme sur lequel repose notre contrat social. A ce titre, c’est à l’État de prendre en charge les personnes les plus vulnérables, comme le dit la loi. A notre échelle de petite société, nous disposons en Loge d’instances pour aider les plus malheureux d’entre nous et leurs proches. Mais nous ne sommes qu’une petite communauté de gens plutôt bien lotis, appartenant en grande majorité à la classe moyenne. La rue reste un événement rare pour nous et nous ne restons jamais trop seuls dans l’affliction.
Mais quand je vois comment nous tous, hors Loge, traitons les plus miséreux, je m’inquiète pour notre propre humanité. Hans Jonas appelait, dans le Principe Responsabilité à “privilégier l’action compatible avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre”.
Or, quand j’entends un chef d’Etat expliquer que dans une gare il y a des gens “qui ne sont rien”, quand je vois des décisions politiques ou économiques de destruction des instances de soin (crèches, écoles, accueils divers, hôpitaux, plannings familiaux, protection des femmes), quand je vois des lois de programmation budgétaire qui mettent des personnes à la rue ou qui les y condamnent et qui les écartent désormais de la vie en société, les condamnant à une vie qui n’a plus rien d’humain, alors, oui, je m’inquiète.
Je m’inquiète pour la dignité humaine.
Je m’inquiète pour l’avenir de nos enfants, notre avenir à tous.
Je m’inquiète d’autant plus qu’à notre époque de confinement, la police, qui devrait protéger les plus faibles, se comporte de plus en plus en milice au service d’un pouvoir qui n’a plus que faire de la dignité humaine, à en juger par les enquêtes récentes (cf. https://www.franceinter.fr/confinement-plusieurs-personnes-affirment-avoir-ete-brutalisees-et-insultees-lors-de-controles-de-police?).

Au final, Joker ou les Misérables sont-ils des fictions, des explications ou pire, des prédictions ? Je ne sais pas. Par contre, je suis certain qu’aujourd’hui, plus que jamais, il nous faut vraiment nous rappeler ce texte: Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. 

En refusant de reconnaître la dignité de chacun ou en la retirant, c’est autant de Joker ou d’Issa que nous contribuerons à créer.

J’ai dit.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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