lun 07 octobre 2024 - 01:10

De la guerre

Nous serions en guerre, dixit le chef de l’État. Vraiment ? En bon franc-maçon joueur de wargames, jeux de rôle et autres battle RPG (ces activités ne sont pas incompatibles, le fondateur de Donjons & Dragons, Gary Gygax était un des nôtres), je me suis penché sur la question. J’ai demandé leurs avis à des témoins. Ainsi, ma grand-mère, qui a vécu plusieurs guerres, dont la 2e Guerre mondiale à Paris. Son avis ? Non. Une guerre, ce n’est pas ça. Nous n’en sommes pas encore à craindre un bombardement ou les exactions des soldats de l’un ou l’autre camp. J’ai aussi demandé son avis à un ami, ancien soldat, qui a vécu des opérations extérieures. Même avis, pour des raisons différentes : ce n’est pas ça, une guerre. Et si je me fie à ses arguments, employer le terme de guerre pour une épidémie est un insulte pour ceux qui ont réellement vécu la guerre.

Comme je suis curieux, je suis allé un peu plus loin. Je me suis donc intéressé aux théoriciens de la guerre et de la stratégie : Thucydide, Sun Tzu, et bien sûr, Clausewitz, le grand théoricien prussien de la guerre. Selon lui, « la guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Elle est aussi « le moyen d’une fin politique ». La guerre serait donc une affaire d’humains. Selon Freud, la guerre est une désillusion, dans le sens où elle fait perdre tout espoir, et tout sentiment de contrôle sur la vie. Elle est aussi la manifestation de la pulsion de mort couplée à d’autres pulsions, entrant en jeu avec un mécanisme d’identificationi. La guerre mène l’homme dans un état de dégradation notoire, lui faisant perdre toute sa dignité et mettant à mal tout le travail de civilisation. La guerre est donc un désastre.

En fait, si je me réfère à Frédéric Lordonii, on ne tolère le désastre que si celui-ci a lieu dans les règles. Or, la guerre étant un processus meurtrier, celle-ci implique un certain nombre de victimes civiles et militaires, les « pertes ». Employer le terme de guerre et le champ lexical associé permet donc de rendre acceptables pour chacun les morts de la maladie du virus, ainsi que les mesures de destruction du contrat social français (ben oui, c’est « l’effort de guerre »). Pratique, non ? Sauf que… Employer le terme de guerre est une erreur grave de vocabulaire : on ne « contraint » pas un virus, fût-il couronné. Par construction, donc, nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes en pandémie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

Peut-être que certains emploient ce vocabulaire à dessein pour tenter de restaurer une union nationale sévèrement abîmée par des années de politiques ineptes, n’ayant eu pour effet que le creusement d’inégalités pourtant évitable, et la violence allant avec… Ou peut-être que ce vocabulaire est employé pour éviter à d’autres d’avoir à répondre de certaines choses, comme la destruction programmée des hôpitaux, ou le traitement désinvolte de l’épidémie, ou encore l’absence de préparation réelle, comme le dépistage systématique…

Rappelons-nous donc que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » disait Albert Camus, l’auteur de la Peste. L’emploi du vocabulaire guerrier dans le but de faire accepter (et rejeter la responsabilité) des morts qu’on aurait dû éviter si nos systèmes de santé n’avaient pas été sabordés par 30 années de politiques d’austérité, de New Public Management ou de politique d’asphyxie (le fameux starve the beast de Greenspan) du service public au nom de vulgaires objectifs comptables ou budgétaires relève ici de l’escroquerie intellectuelle. L’application de politiques d’austérité, les révisions de politiques publiques, le choix de la comptabilité ont eu pour effet direct la fermeture de lits et d’hôpitaux. Le service public de la santé, ça coûte et ça ne rapporte rien ! D’où cette politique larvée de sabotageiiidepuis des décennies des élites face à ce qui devait rectifier les inégalités.

Le dispositif de pandémie mis au point suite à l’épidémie de grippe H1N1 a été démantelé quasiment d’un trait de plume. Certes, il y a des questions graves sur le poids des lobbies dans la campagne vaccinale ou la commande des médicaments, mais aussi sur la quantité de masques achetés (et arrivés à leur date de péremption, pas de bol)… et non renouvelés pour raison d’économies. Mais cela ne relève en rien de la guerre. Juste d’une gestion de stocks, elle-même issue de choix politiques : économiser et rogner tout ce qu’on peut.
Sauf qu’à force de rogner sur le fonctionnement et l’entretien, au bout d’un certain temps et en conséquence de la politique de sabotageinfligée au service public, plus rien ne fonctionne et tout tombe en ruine.

Il est aussi dommage d’avoir autorisé des fermetures d’usines capables de produire le matériel nécessaire sur le territoire. Tiens, puisque « nous sommes en guerre », pourquoi ne réquisitionnerait-on pas ces usines (ou d’autres, encore en France) en mesure de fabriquer ces masques ou ce matériel qui nous manquent tant ? A ce propos, les ateliers de confection s’y sont (volontairement) mis, en créant des masques en tissus.

Dans ma quête de vérité, en tant que Franc-maçon, je me dois de lutter contre l’ignorance sous toutes ses formes, l’ignorance étant un terreau très fertile pour le mal. Or dans cette histoire, j’ai l’impression que ceux qui nous gouvernent cherchent à anesthésier nos consciences par l’emploi du champ lexical de la guerre et celui de l’urgence, qui empêche de se poser et de réfléchir. Une stratégie de ruse pour éviter qu’on ne se rende compte que les morts auraient pu être évités si on avait ouvertement mené une politique de santé publique digne de ce nom, au lieu de détruire sans ménagement les hôpitaux et les personnels soignants. Une stratégie pour éviter qu’on n’emploie un terme, celui de négligence. Bien sûr, il appartiendra à la juridiction compétente de qualifier l’ensemble de ces faits graves. Ceux qui auront survécu devront donc rendre des comptes. Pour les autres, ce sera le « Tribunal de l’Histoire ».

D’ici là, restons vigilants et ne nous laissons plus faireiv.

J’ai dit.

PS : Petit rappel mythologique. Esculape, dieu romain de la médecine fut foudroyé par Jupiter pour avoir soigné qui il ne fallait pas…

iSigmund Freud, Albert Einstein, Pourquoi la guerre ? In Propos d’actualité sur la guerre et la mort, Garnier-Flammaration, Garnier-Flammaration, 2017

iiFrédéric Lordon, Les affects de la politique, Seuil, 2016.

iiiJ’étais tenté de parler de guerre contre le service public, mais c’eût été faire preuve de mauvaise foi, ce qui n’est pas mon genre, on le sait bien.

ivPour la petite histoire, j’emprunte ce delenda Carthago au blog Maliki, que je suis depuis 14 ans. Voici le strip : https://maliki.com/strips/2020-strip/.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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