mar 16 avril 2024 - 20:04

De la dictature de la sensibilité

J’étais en Loge hier soir, à l’occasion de la commémoration des attentats de janvier 2015. J’ai eu l’occasion d’entendre différentes voix parler de liberté d’expression, de liberté de caricaturer, etc.

La situation est plutôt inquiétante: le moindre dessin de presse est prétexte à un déferlement de haine, au nom du « respect de la sensibilité ». L’un des invités a par ailleurs expliqué que notre société avait glissé de « l’individu de la raison » à « l’individu du ressenti ». A ce titre, la sociologue Djemila Benal avait évoqué un « sujet narcissique dépolitisé », un individu estimant n’avoir que des droits, pas de devoirs. Le fait est que si quelqu’un publie ou transfère quelque chose sur les réseaux sociaux, il subira invariablement un déchaînement de haine, des menaces de viol (surtout pour les femmes) voire de mort. Ce qui en dit long sur l’esprit des gens qui commentent… Régulièrement, Charlie Hebdo publie les lettres de menace que reçoit la rédaction. Sur le fond, il me paraît inadmissible de menacer de mort une rédaction pour une une de presse. Et sur la forme, la qualité du français heurte ma sensibilité de bourgeois instruit et éduqué. Comment en est-on arrivé à un tel niveau d’expression écrite ? Qu’a fait l’Education Nationale ?

Si j’étais de mauvaise foi, je dirais que les cadres de l’Education Nationale ont laissé s’installer un certain laxisme pour évité d’être taxé de racisme, donnant à une génération le sentiment d’impunité et le sentiment de toute puissance qui va avec. Il est probable que les émetteurs des lettres de menace soient les héritiers directs des petites frappes de collège, ceux qu’on ne sanctionnait pas pour ne pas les stigmatiser davantage, puisqu’ils étaient des pauvres victimes de la sociétéi.

Le problème qui se pose actuellement, c’est l’absence de cadre sur les réseaux sociaux passés et à venir. Le même problème se posait voici quelques années sur les forums d’expression, où les messages tendaient invariablement vers l’exclusion, le ressentiment et la haine. Le législateur a imposé un cadre juridique pour les forums d’expression. Malheureusement, ce cadre n’existe pas pour les réseaux sociaux, qui sont souvent délocalisés hors du cadre du droit français. Ainsi, sous couvert de liberté d’expression, on laisse publier de véritables appels à la haine, à la torture ou au meurtre, parfois pour rien. Peut-être que la solution consisterait à soumettre les réseaux sociaux (organismes privés propriétés d’entreprises étrangères soumises aux lois de leur pays, rappelons-le) aux même règles que la presse, qui, elle, bénéficie des libertés et responsabilités garanties par la loi.

L’écrivain Umberto Eco s’alarmait du mauvais usage de l’Internet, où les propos d’un pilier de café du commerce ont autant de poids et de portée (voire plus) que ceux d’un Prix Nobel.
Comme le flux de données s’auto-entretient, la seule manière de se distinguer consiste à faire du buzz en étant le plus outrancier possible. Autrement dit, en adaptant l’adage attribué à Goebbels, « plus le mensonge est gros, plus il passe » en « plus c’est gros, plus ça passe », à écrire les plus grosses énormités possibles pour entretenir une notoriété somme toute très volatile.

C’est pour ça que j’apprécie particulièrement le secret des Loges. Au moins, nous pouvons dire ce que nous voulons, dans le respect des règles les plus élémentaires, en principe sans jugement, et sans risque de menace des pires sévices. La liberté ne peut avoir de sens que s’il existe une vie privée, hors surveillance et hors transparence. De facto, ceux qui prônent la « société de la transparence » sont de dignes porteurs d’un projet despotique, en imposant une norme et en restreignant l’expression de la liberté, mais en ne sanctionnant pas les dérives de la liberté d’expression, au nom de la « sensibilité ».

A ce stade, je crois important de rappeler les travaux du philosophe Ruwen Ogien : s’il n’y a pas de préjudice (autrement dit, un dommage constaté, quantifié et codifié), il n’y a pas lieu de s’indigner, sachant que l’offense n’est pas un préjudice. Malheureusement, les pauvres petits sensibles (les mêmes qui menacent tout autre qu’eux des pires sévices au nom de cette sensibilité) ne l’entendent pas comme ça et confondent offense et préjudice.

Constat pessimiste ? A l’heure à laquelle j’écris ces lignes, une lycéenneii est menacée des pires sévices, voire de mort par une meute anonyme composée en grande partie de mâles débiles, dont la « sensibilité » aurait été heurtée par les propos de la jeune fille. Son crime face à ce tribunal improvisé ? Avoir publié un coup de gueule vidéo suite à une tentative de drague très lourde et tenu des propos ayant heurté la « sensibilité » d’une certaine communauté.

Sommes-nous donc en train de devenir des petites choses fragiles, sensibles, diaphanes et délicates, incapables de tolérer la moindre critique ou la moindre idée n’allant pas dans notre sens ?
Outre le fait que les menaces, insultes etc. sont des délits, la réaction de ces braves gens tend à donner raison à la demoiselle sur le fond, car «seule la vérité blesse ».

Plus sérieusement, en France, on a (encore) une certaine liberté d’expression et le droit de critiquer toute religion. Car le délit de blasphème n’existe tout simplement pas. Laisser une communauté religieuse, quelle qu’elle soit, dicter sa loi serait alors un véritable recul.

J’irai plus loin en disant qu’on peut critiquer n’importe quelle religion ou idéologie érigée en religion (j’y inclus l’économie néo-libérale et le développement durable, que j’estime être des religions de substitution basées sur des croyances et non des fait étayés), qui veut imposer sa croyance aveugle en norme comportementale. Mieux, pour nous Franc-maçons qui nous targuons d’être les héritiers des Lumières, c’est même un devoir !

A ce propos, je me réjouis que des Obédiences aient pris publiquement la défense de la jeune internaute.

J’ai dit.

iJe vous invite à lire cette analyse très pertinente sur le site de l’écrivain L’Odieux Connard : https://unodieuxconnard.com/2020/01/23/le-bon-gros-raciste/ . C’est très bien écrit, très drôle et, surtout, très juste.

iiVoir à ce propos: https://www.gadlu.info/affaire-mila-communique-de-la-glmf.html

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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