Quasiment, nous tous, avançons qu’il faut d’abord explorer son temple intérieur avant de vouloir bâtir le temple extérieur hors de la loge. La Franc-maçonnerie n’innove pas en l’occurrence : beaucoup de philosophes ont tenu cette position. Socrate qui n’en est pas l’auteur comme je l’entends dire, disait « Comment puis-je connaître les autres si je ne me connais pas moi-même ? » Or ce que nous prétendons c’est que la méthode maçonnique est une aide précieuse pour y parvenir. Je n’y crois pas trop car nous avons tendance, au contraire, à nous fortifier dans nos certitudes et préjugés. Pourtant plusieurs d’entre nous savent profiter de deux situations en tenue et sur les parvis pour mieux se connaître. En fait, je crois que cela s’apprend en partie. Je vais expliquer ma position qui n’entraîne que moi, bien entendu.
Je ne reviens pas sur le fronton du temple de Delphes sauf à dire qu’au-dessous de la maxime fut gravé plus tard « Rien de trop ». Ah ! voilà qui est important pour celui, celle qui mène son introspection. En effet, le sens primitif devait être : « Sois tempéré ; reste humble ; ne te mesure pas avec les dieux ». En outre il n’y a jamais eu de « …et tu connaîtras l’univers et les dieux » à la suite de l’injonction. C’est un rajout tardif, Pourtant je l’ai entendu mille fois en tenue.
En bref Socrate semble bien être celui qui a donné à la phrase son sens actuel. Voici, entre autres, une de ses déclarations : : « Personne ne peut penser à ta place, personne ne peut philosopher à ta place, personne ne peut décider de ta conception de l’existence à ta place. N’interroge pas que les connaissances des hommes mais aussi ta propre connaissance, ta conscience, tes propres interrogations et consulte aussi ton inconscient, ton « daimon ». C’est fort, non ? Un tournant dans la pensée occidentale. C’est ainsi que le « Qui suis-je ? » eut un premier retentissement philosophique. Les religions, les occultismes de toutes natures n’apportèrent pas de réponse satisfaisante. J’entends par là ce qui rend compte de la personnalité issue de la génétique, de l’enfance, de l’environnement et de la société. Pour en observer en soi les effets comme Montaigne le fit dans ses superbes Essais.. Mais il faudra attendre la fin du XIXème siècle pour que les chercheurs en sciences humaines s’efforcent d’analyser le psychisme plus rationnellement sinon plus scientifiquement. Le grand tournant qui, selon moi, s’inscrit dans l’histoire de l’humanité, est l’invention de la psychanalyse. Elle est aujourd’hui très décriée, passée de mode au profit d’approches cognitives et comportementales, essentiellement. Je suis sûr que désormais, d’une manière ou d’une autre, elle reviendra. Elle dit trop de choses dérangeantes sur l’inconscient humain pour qu’il n’y ait pas ces multiples résistances y compris chez des personnes évoluées. On les reconnait vite ces pourfendeurs des profondeurs : ils n’ont pas, eux-mêmes, bénéficié d’une psychanalyse. Je ne citerai pas de noms français mais leur détenteur sont caractéristiques de cet effroi qui les glace. Et motive leur croisade. Les Francs-maçons de sont pas de reste. J’entends souvent déclarer avec (trop) de certitude : « La Franc –maçonnerie n’est pas une thérapie ; elle n’a rien à voir avec le personnage (louche, ajoute -t-on parfois) de Sigmund. »
Et je suis en grande partie d’accord, la Voie n’est pas une thérapie mais elle peut y conduire. Dans un de mes livres, je maintiens néanmoins qu’elle est, pour certains, une thérapie du lien. Mais je m’égare.
« Se connaître soi-même » ne conduit pas nécessairement à une thérapie. D’ailleurs ce n’est pas du tout le propos de notre Voie. Il s’agirait plutôt de changer quelques-uns de ses comportements, voire de modifier un peu ses attitudes. Et toujours en référence aux valeurs humanistes de l’Ordre. La question qui se pose donc est la suivante : « Que fait le rituel pour nous amener à nous connaître nous-mêmes ? » La réponse est sèche : « Rien !» en apparence.
Mais quand j’observe et analyse soigneusement ce qui se dit et se fait en tenue, je découvre que notre dispositif peut nous mener à l’introspection. Je dis bien « peut » Pourquoi ? Parce que la majorité des adeptes n’ont pas une pratique bien claire qui leur aurait été transmise. C’est sans doute un axe de progrès dans l’évolution de la Voie. Nos anciens ont su enrichir notre chemin en y adjoignant le « Connais-toi toi-même », avec une superbe intuition. Je ne sais pas d’ailleurs de quand date sa première mention et serais intéressé si l’un-e d’entre vous pouvait me le préciser. En fait, la transmission de la nécessité de l’introspection se fait inconsciemment, et de deux façons. Allons-y !
La première occasion surgit à chaque fois qu’une Frère, une Sœur nous fait part de l’impression que nous lui faisons, que ce soit en trois mots ou en développant. Du genre : « J’aime bien quand tu prends la parole ; ça me plaît » Je peux réagir en répondant quelque chose comme : « Je te remercie, ça me fait plaisir » ou « Je m’efforce toujours d’être clair » ou bien encore : « Ce serait bien que tous les maîtres parlent, mais on n’y est pas ! » Dans ces cas, je n’ai pas avancé d’un millimètre dans la connaissance de moi. Rappelle-toi une de nos phrases-clefs : « Mes Frères, mes Sœurs me reconnaissent pour tel ». C’est à eux de me confier l’impression que je leur fais. On touche là une des représentations cruciales de notre Voie : Ce qui importe, chez nous, ce n’est pas ce que nous croyons être. Ce que nous devons connaître en nous, c’est notre personne sociale amenée à aider ses semblables, à instaurer dans la société, par exemple, le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité…ou tout autre de saveur humaniste.
Conséquence :La pratique logique est de ne pas louper une occasion d’explorer ce que les autres ressentent à notre égard. Dans l’exemple, j’enchaînerais sur le compliment ainsi : « Tu peux me préciser, s’il te plaît, ce qui te plaît quand je parle ? » Les réponses sont multiples. Imaginons que la Sœur précise ainsi : « Tu as un ton joyeux et tu souris ; moi j’aime bien. C’est ce que je ressens d’abord avant d’écouter tes idées ». Fort bien. Je mets donc, dans ma galerie personnelle : « Quand je parle, je suis enjoué et souriant ; je ne le croyais pas autant ; je vais demander à un autre ; on verra ».
Évidemment, la partie que je joue est agréable puisqu’il s’agit d’un compliment ; mais elle est de rigueur aussi quand on me dit quelque chose qui ne me plaît pas. Exemple : « Je n’ai rien compris quand tu nous as expliqué la maïeutique ». Alors, je ravale ma salive et vais à la pêche : « Je m’y suis sans doute mal pris ; peux-tu me préciser pourquoi ? Je t’en remercie » Je pourrais entendre peut être quelque chose comme : « C’était embrouillé, pas net. Tu as évoqué Socrate, d’accord ; mais dans le même temps, tu as évoqué Athènes et l’influence sur Platon et le lycée d’Aristote. Excuse-moi mais je t’ai trouvé très confus ». À ranger dans mon armoire de « Mes frères, mes Sœurs me reconnaissent comme tel » avec une micro-décision du genre : « Quand j’expliquerai une notion complexe, je me tiendrai à cette notion sans l’encombrer avec d’autres sujets. Maintenant il faut que je vérifie si je donne souvent cette impression, si c’est un de mes comportements caractéristiques ». Passons maintenant à la seconde occasion en tenue, qui m’aide à cerner ma personnalité sociale. Elle n’est pas facile à mettre en œuvre car elle nous pousse souvent dans nos retranchements et nous regimbons !
Quand un adepte prend la parole que ce soit pour une planche ou spontanément dans les échanges, j’écoute bien entendu ce qu’il a à dire. Mais si je veux descendre un peu en moi, je vais ajouter autre chose : les émotions que j’éprouve. Se connaître n’est pas du tout ou bien peu, avoir conscience de ses raisonnements, de ses connaissances, de ses principes et même de ses valeurs. Tout cet attirail est le fruit superficiel des arbitrages inconscients entre mon inconscient et les demandes sociétales de tout genre. Tout cela repose sur un matelas d’émotions qu’il nous faut découvrir ou, si cela est fait, valider avec des situations concrètes. En tenue, ce sont les prises de parole. La technique est la suivante : Telle Sœur lit sa planche sur, par exemple, l’éducation nouvelle des enfants. Elle dit : « Il faut que dès trois ans, les enfants apprennent à utiliser une tablette, un portable… » Je suis choqué et je cherche à qualifier mon émotion. J’ai trouvé : « Ces technologies abîment les gosses et moi je suis toujours un défenseur des enfants ! » La planche terminée, la parole circule. Un Frère se lève et annonce son point de vue : « Ces technologies sont inévitables mais elles apportent le meilleur comme le pire… » Il développe trois minutes. Voici que je ressens une vive émotion d’admiration pour ce Frère, tant pour son allure, toujours souriante que pour ce qu’il vient de dire. Ma question, toujours la même est « Qu’est-ce qui se joue en moi actuellement? J’en conclus deux choses. D’abord je suis vite séduit par les visages souriants ; ensuite mon admiration vient du fait qu’il doute. Et je n’aime pas les gens trop sûrs d’eux ; d’ailleurs je ne le suis pas. C’est pour cela que j’aime ce Frère. À la fin de la tenue, les interventions. En voici une qui m’apprend sur moi-même : « Nous devrions faire nos planches entre les colonnes, sans lire. Plusieurs loges le font. » Mon sang ne fait qu’un tour et j’identifie mon émotion qui est double : Mais oui bien sûr, cela favorise la spontanéité et je me sens assez spontané ; peut- être pas assez. Et puis je ressens autre chose : la peur. Je crois en effet que j’aurais peur de parler ainsi sans notes et je me sentirais minable par mes hésitations. Il y a de la peur en moi ; il faudra que je cherche ce qui la déclenche.
Voilà donc cette technique : la qualification des émotions que l’on éprouve. Bien sûr une seule fais ne suffit pas pour affirmer que je suis ainsi. Il y faut des années si on veut aller assez loin dans la connaissance de soi. J’ajoute que le rituel lui-même est un déclencheur d’émotions qu’il ne faut pas rater ; en particulier les cérémonies de passage. Quasiment tout repose sur l’émotionnel. C’est peut-être pour cela que nos anciens ont décrété le « Connais-toi toi-même » Dans leur intuition géniale ils ont senti que le rituel faisait naître des émotions très variées, utiles à chaque adepte pour qu’il résonne avec son cœur plus qu’avec son cerveau.
Attention à un écueil. Il est hélas favorisé par une véritable faiblesse de l’idéologie maçonnique : le dualisme qui ne fait aucune nuance entre deux « vérités », ce qui nous est bien confortable. Dans l’introspection, le dualisme consiste à classer ses émotions en qualités ou en défauts ; Ce n’est pas réaliste car tout dépend du contexte. Par exemple, la colère peut être utile dans certains cas ; l’admiration peut être dangereuse dans d’autres. Et demain, l’introspection sera-telle toujours hautement recommandée ? Je le crois vraiment car elle profite à tous : aider l’autre à mieux se connaître a souvent pour effet de mieux se connaître soi-même. Frédéric Nietzsche l’affirma : « Plus d’un qui ne peut briser ses propres chaînes a su pourtant en libérer son ami. »
Oui, car la vie humaine se complexifie d’un côté et se standardise de l’autre. Le libre arbitre, à mon sens, deviendra une pierre de touche du bonheur. Et il passe par la connaissance de soi. Projetons-nous pour imaginer comment cela pourrait bien prendre forme. Et là, je me réfère à Socrate et à la maïeutique. Comment l’éviter ?
Le philosophe athénien parvenait à aider l’autre à « accoucher » de son âme. Sa mère, en effet, était accoucheuse et la comparaison est très parlante. Nous pouvons accoucher de nous-mêmes. L’entrée par la porte basse, lors de l’initiation, nous le rappelle. Du moins pour ceux et celles qui vivent ce moment comme une naissance. La maïeutique, très bien. Mais comment Socrate s’y prenait-il ? D’abord il partait du principe suivant. Lui ne savait rien, savait qu’il ne savait rien et qu’il n’avait rien à apprendre de l’échange. Mais son interlocuteur, à propos de la connaissance de lui-même, était dans la même situation. Sauf que, lui, il avait à apprendre sur lui-même. Et Socrate savait l’aider à découvrir les vérités qui étaient en lui. En posant des questions sur les raisonnements, les croyances, les émotions de son interlocuteur. Sans jamais le juger de quelque manière que ce soit, par ses mimiques, ses gestes ou ses mots. Néanmoins il se plaisait à relever les contradictions chez l’autre car elles révèlent souvent des vérités ignorées. Pas question dans cet article d’aller plus loin. Juste le début d’un petit exemple « Mon Frère Marc, tu as travaillé sur l’équerre. Qu’évoque-t-elle pour toi ? » Réponse « la rectitude du jugement, la loi morale…C’est un outil sévère. » Et le maître : « Je t’entends. Mais que penses-tu de ce qu’a dit la Sœur Liza, à savoir que pour elle, l’équerre, c’est un refuge ? » Et Marc se tait un instant puis « Je ne ressens pas ça du tout. J’ai eu l’impression qu’elle voulait exprimer qu’elle se sentait au chaud au fond de l’angle. Moi pas du tout » « Et pourquoi ? » reprend le philosophe. Le Frère Marc n’hésita pas : « Cette idée d’être dans un ventre chaud m’étouffe ; la froideur de l’équerre me laisse libre ! ». L’Athénien est catégorique : la vie ne vaut rien sans ce travail sur soi-même.
Je n’en dirais pas plus. Sauf à ajouter que je crois que dans l’évolution inévitable de la Franc-maçonnerie, la transmission qui nous est chère, passera entre autres par la capacité des maîtres à pratiquer avec les plus jeunes et entre eux, cette maïeutique. Elle va si bien avec nos valeurs : respect de l’autre, entraide, tolérance, modestie…Bien sûr, les maîtres se formeront à cela : aussi simple que cela puisse paraître, il y faut néanmoins un peu d’entraînement. Pour un résultat passionnant : aider son Frère, sa Sœur à se connaître lui-même.
Terminons sur une citation puissante de Schopenhauer : « On peut aussi …comparer la vie à une étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son existence, que l’endroit, et, dans la seconde, que l’envers ; ce dernier côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître l’enchevêtrement des fils » C’est tout l’enjeu du « connais-toi toi-même », l’humilité et la sagesse.
Jacques Fontaine. Août-Septembre 2019.