J’étais en Loge hier soir et j’ai planché. Une petite planche de 5 minutes, à destination des Apprentis et Compagnons, planche elle-même née d’une discussion avec mon jeune Padawan (pardon, mon filleul), autour d’une bière artisanale et d’une planche de salaisons non moins artisanales… Oui, on peut être Franc-maçon et bon vivant, mais c’est une autre histoire.
En Loge, la Parole circule à la discrétion du Vénérable Maître. Mais trop souvent, je m’aperçois que peu savent s’exprimer convenablement en Loge, et que parfois, la Loge se transforme en comité d’usagers ou assemblée générale de copropriété, ce qui nuit à l’égrégore. Vous comprendrez donc que pour éviter que nos passions ne contaminent notre discours, il est nécessaire de tempérer cette parole. Je vais donc vous expliquer, en tant qu’Expert et Gardien du rituel, comment la parole doit circuler, même si ce point a été omis de nos nouveaux rituels (à mon grand regret).
La Parole circule, soit. Les Frères sur les Colonnes doivent demander la parole aux Frères Surveillants, qui transmettent la demande au Vénérable, qui autorise ou non le Frère à parler (au prorata des entorses rituéliques propres à la Loge). Le Frère s’exprime, mais doit faire l’effort de s’adresser au Vénérable et à l’ensemble des Frères. Il appartient alors au Vénérable de reformuler ce qui a été dit sur les Colonnes et d’adresser le message reformulé à son destinataire. Processus lourd, me direz-vous. Processus de triangulation et de tempérance, vous répondrai-je.
Je vous invite à tracer au crayon la circulation de la parole entre les Colonnes pour mieux comprendre mon propos. Si l’on s’adresse directement au conférencier, ou un autre Frère, on dialogue à deux et on exclut le reste de la Loge. Le 2 étant le chiffre de l’opposition, on peut en déduire que parler à deux crée une opposition, entretient les passions, et est susceptible de transformer la Loge en assemblée générale de copropriété ou en foire d’empoigne, ce qui revient au même. Je me souviens d’empoignades et d’invectives entre Frères âgés ou expérimentés, ici même. Quel dommage d’exclure le reste de la Loge ! Si des Frères doivent dialoguer, qu’ils le fassent, mais ailleurs, sans exclure qui que ce soit ! Je vous rappelle à l’étude des nombres 2 et 3. Comme je l’ai dit, le nombre 2 est un nombre d’opposition. Parler à 2 présente donc le risque de s’opposer, ce qui n’est pas exactement ce que la Loge veut, et nous éloigne de notre idéal.
En fait, la triangulation de parole permet de tempérer le discours. Elle permet de rester dans une structure à trois points, et de rendre la Loge solide. Si vous tracez les déplacements que j’effectue, les deux interlocuteurs forment les deux pointes d’un compas dont le Vénérable est le pivot. Or le compas est le symbole de l’esprit, de l’ouverture.
Le nombre 3 est un nombre d’harmonie, puisque les 2 parties sont stabilisées ou réconciliées par la 3e, qui les tempère, à l’instar de l’arcane de la Tempérance. Cette 3e partie (que j’aime bien comparer au Léviathan de Hobbes) est le Vénérable Maître qui a ainsi la dure tâche de concilier les flux contraires.
Mais comment faire alors pour bien parler en Loge ? Première chose, se débarrasser de la 2e personne du singulier. Petite gymnastique linguistique, certes. Mais qui en vaut la peine. Le Vénérable doit également faire l’effort de reformuler, et ainsi de suite.
Ainsi, on ne dit pas « Mon Frère, tu racontes des carabistouilles », mais « Vénérable Maître etc., je pense que notre F :. raconte des carabistouilles » et le Vénérable doit alors transmettre le message au Frère : « Mon Frère, le Frère pense que tu as raconté des carabistouilles » et ainsi de suite.
Certes, la triangulation de la parole n’est pas un processus naturel. Il peut même être fastidieux, ce qui, soit dit en passant, peut dissuader certains de parler pour ne rien dire et nous obliger à nous concentrer sur l’essentiel. Néanmoins, c’est un processus apaisant, qui nous permet de réaliser ce que nous venons faire ici : soumettre notre volonté et vaincre nos passions.
Si vous êtes familiers du Tarot, vous aurez pensé en m’écoutant au 14e Arcane, la Tempérance représentée par un personnage transvasant le contenu d’un récipient vers un autre récipient. Pour les amateurs d’alchimie, je vous rappelle les 3 principes : Soufre et Sel qui sont antagonistes, et Mercure, le tiers-médian qui unit et concilie ces deux principes opposés. Je vous épargne les références philosophiques, qui mènent sensiblement à la même idée : concilier deux pulsions, principes, énergies etc. opposées.
Le Vénérable doit avoir un rôle similaire au tiers-médian et à la Tempérance, en canalisant les flux parfois passionnés et antagonistes que nous engendrons. Nous devons également faire l’effort de nous tempérer nous-mêmes, en utilisant les règles de langage et en gardant la mise à l’ordre.
J’ai dit.