Le Serpent Vert (Das Märchen), conte symbolique de Johann Wolfgang von Goethe, est bien plus qu’une simple fable. Publié en 1795 dans la revue Les Heures de Schiller, ce récit hermétique, à la croisée de la poésie, du théâtre, de la philosophie et de l’alchimie, invite le lecteur à un voyage introspectif. À travers ses personnages fantastiques, ses décors énigmatiques et ses transformations multiples, Goethe tisse une œuvre où chaque élément semble chargé de sens cachés. Comme l’écrivait Novalis, contemporain de Goethe, ce conte est un « opéra en prose », une fresque où se mêlent l’imaginaire, la spiritualité et la quête de la lumière.

Pour appréhender pleinement la richesse du Serpent Vert, il est indispensable de se plonger dans le langage de l’alchimie, discipline ésotérique à laquelle Goethe, initié franc-maçon et membre des Illuminés de Bavière, était profondément lié. Ce conte n’est pas seulement une histoire ; c’est une méditation sur la transformation intérieure, une exploration des mystères de l’existence et une célébration de l’amour comme force ultime de transmutation.
À travers cet article, nous plongerons dans l’univers du Serpent Vert, en explorant son auteur, sa structure, ses thèmes, ses personnages et ses significations profondes. L’Auteur, Johann Wolfgang von Goethe, le Sage de WeimarJohann Wolfgang von Goethe (1749-1832) est une figure centrale des Lumières allemandes, un génie polyvalent dont l’œuvre embrasse la poésie, le théâtre, la science, la philosophie et la politique. Né à Francfort dans une famille aisée, Goethe bénéficie d’une éducation soignée qui le conduit à devenir docteur en droit à 23 ans, puis avocat et magistrat. À 26 ans, il entre au service du duc Charles-Auguste de Weimar, où il gravit les échelons jusqu’à occuper des fonctions de premier plan, notamment à la direction des finances de l’État. Anobli, il devient une figure influente de la cour de Weimar.
Son initiation maçonnique en 1780 dans la loge Amalia marque un tournant dans sa vie intellectuelle et spirituelle.

Rapidement élevé au grade de maître, puis au quatrième degré du rite de la Stricte Observance, Goethe s’engage également dans les Illuminés de Bavière, une société secrète fondée en 1776, qui prône un idéal de perfectionnement moral et intellectuel. Ces expériences ésotériques imprègnent profondément son œuvre, et Le Serpent Vert en est un exemple éclatant. Goethe était également un esprit curieux, passionné par les sciences (botanique, géologie, optique) et les arts (poésie, théâtre, dessin). Son amitié avec Schiller, rencontré en 1788, enrichit son œuvre, notamment à travers leur collaboration dans Les Heures, où paraît Le Serpent Vert. Décoré de la Légion d’Honneur par Napoléon en 1808, Goethe s’éteint à Weimar en 1832, laissant derrière lui un legs intellectuel et artistique immense, qui lui vaut le surnom de « Sage de Weimar ».

Le Contexte du Conte :
Une Réception MitigéePublié en 1795 dans le cadre des Entretiens d’émigrés allemands, Le Serpent Vert surprend à sa sortie par son caractère énigmatique. Schiller, qui souhaitait un récit symbolique mais accessible, est déçu par la complexité et l’opacité du texte. Les lecteurs, eux, peinent à en saisir le sens. Pourtant, c’est précisément cette profondeur hermétique qui fait la force du conte. Loin des récits didactiques traditionnels, Goethe transporte son public dans un univers extraordinaire, où le merveilleux côtoie la réflexion philosophique. Comme le souligne Novalis, ce conte est une œuvre multidimensionnelle, mêlant poésie, théâtre, science et ésotérisme.
Structure et Thèmes :
Une Alchimie Narrative : Le Serpent Vert se déploie en six actes, sur une durée narrative de deux jours et demi, culminant à l’aube du troisième jour dans une apothéose finale. Le récit s’articule autour d’un fleuve majestueux, symbole du cours de la vie, séparant deux rives : celle du monde réel, avec ses « fruits de la terre », et celle du mystère, abritant un sanctuaire souterrain, une crevasse où réside le Serpent Vert, et des figures énigmatiques comme le Vieux à la Lampe et la belle Lilia.
Le Thème Central : La Grande Mutation
Le thème principal du conte est la préparation et l’accomplissement d’une grande mutation, un moment où « les temps sont révolus ». Cette transformation cosmique et individuelle, orchestrée par le Serpent Vert et le Vieux à la Lampe, vise à réunir les deux rives du fleuve, symbolisant l’union des opposés – le matériel et le spirituel, l’ordinaire et l’extraordinaire. À travers cette quête, Goethe explore l’idée d’une société idéale où chaque être trouve sa place, guidé par l’amour et la lumière.
L’Histoire : Une Quête d’Unité
L’histoire raconte l’amour impossible entre un jeune prince et la belle Lilia, dont le contact est fatal à tout être vivant. Séparés par le fleuve, ils incarnent deux mondes irréconciliables. La mort du prince, qui tente d’enlacer Lilia, marque le point de départ d’une série de transformations orchestrées par une galerie de personnages : le Serpent Vert, deux Feux Follets, le Passeur, le Vieux à la Lampe et son épouse, ainsi que quatre Rois endormis dans un temple souterrain. Ces figures, par leurs interactions et leurs sacrifices, permettent la résurrection du prince, sa transformation en roi, et l’union des deux rives par un pont formé des restes du Serpent Vert. Cette apothéose finale célèbre l’avènement d’un monde nouveau, uni sous la lumière et l’amour.
Les Personnages : Une Allégorie des États de l’Être
Chaque personnage du Serpent Vert incarne une facette de la psyché humaine ou un principe alchimique, participant à la grande œuvre de transformation.
Le Fleuve : Le Flux de la Vie
Le fleuve, élément central du décor, symbolise le cours de la vie, avec ses vagues et ses tourbillons. Il refuse l’or, qui crée des perturbations, et exige en paiement des « fruits de la terre » (trois choux, trois artichauts, trois oignons). Dans le langage alchimique, ces fruits évoquent la triade Corps, Âme et Esprit, nécessaires pour atteindre l’immobilité et la lumière. Le fleuve représente l’élément Eau, associé à la matière, par opposition aux éléments supérieurs, l’Air et le Feu, liés à l’esprit.
Le Passeur : Le Guide des Âmes
Le Passeur, figure charonienne, maîtrise le fleuve et ses tourments. Sa cabane, sa rame et sa barque, toutes de bois, symbolisent peut-être les connaissances profanes. En demandant des légumes sphériques aux multiples enveloppes, il évoque la quête de la connaissance cachée, guidant les âmes vers l’autre rive.
Les Feux Follets : Les Âmes en Quête
Les deux Feux Follets, agités et volubiles, portent un or impur qui se dissout dans le fleuve. Leur impatience et leur mépris des fruits de la terre suggèrent des âmes en quête de lumière véritable, mais encore prisonnières de l’illusion. Leur or, jeté dans la crevasse du Serpent Vert, déclenche la transformation de ce dernier.
Le Serpent Vert : L’Initiateur et le Sacrifié
Le Serpent Vert, personnage éponyme, est au cœur du processus alchimique. En absorbant l’or des Feux Follets, il devient lumineux, révélant les secrets de la crypte souterraine. Sa couleur verte, associée à l’espoir, à la régénération et au VITRIOL alchimique, symbolise la décomposition et la purification de la matière. En formant un cercle protecteur autour du prince mort, il évoque l’Ouroboros, symbole d’éternité et de renouveau. Son sacrifice final, transformé en pierres précieuses formant un pont, unit les deux rives, incarnant l’acte ultime de transmutation.
Les Quatre Rois : Les Piliers de la Sagesse
Les quatre Rois, endormis dans le temple souterrain, représentent les principes fondamentaux de l’existence. Le Roi d’Or incarne la Sagesse, le Roi d’Argent les Apparences, le Roi d’Airain la Force, et le Roi composite la matière chaotique. Leur réveil par le Serpent Vert et l’intervention du Vieux à la Lampe marquent l’accomplissement des « temps révolus ».
Le Vieux à la Lampe : L’Alchimiste et l’Ermite
Le Vieux à la Lampe, figure de l’Ermite du Tarot, porte la lumière dans les ténèbres. Sa lampe transforme la pierre en or, le bois en argent et les animaux morts en pierres précieuses, mais détruit les métaux impurs. Il incarne l’alchimiste, le guide spirituel qui orchestre la grande œuvre, révélant les trois secrets et recevant le quatrième du Serpent Vert : « Les temps sont révolus ».
Le Jeune Prince : L’Initié en Quête
Le prince, déchu et vêtu de pourpre, symbolise l’initié en quête de lumière et d’amour. Son parcours, de la mort à la résurrection, reflète les étapes alchimiques : l’œuvre au noir (décomposition), l’œuvre au blanc (purification) et l’œuvre au rouge (illumination). Sa quête de Lilia, incarnation de la beauté et du mercure philosophique, représente l’aspiration à l’union divine.
Lilia : La Beauté et la Pureté
Lilia, le lys blanc, symbolise la pureté et le mercure philosophique. Sa beauté froide, incapable de porter des fruits, incarne une perfection abstraite. Son amour pour le prince, rendu possible par sa résurrection, annonce l’harmonie nouvelle.
Une Lecture Alchimique : La Transmutation Intérieure
Le Serpent Vert peut être lu comme une allégorie alchimique, où chaque personnage et événement représente une étape du Grand Œuvre. Le fleuve symbolise la matière première, soumise aux tourments du temps. Le Serpent Vert, par sa transformation en lumière, incarne le VITRIOL, agent de purification. Les quatre Rois évoquent les quatre éléments ou les piliers de la loge maçonnique, tandis que le Vieux à la Lampe guide l’initié vers la révélation. Le prince, en mourant et ressuscitant, accomplit la transmutation ultime, passant de la matière brute à la lumière divine grâce à l’amour.Cette lecture ésotérique est renforcée par les références maçonniques et hermétiques disséminées dans le texte. Les trois secrets du Vieux à la Lampe, le quatrième secret du Serpent Vert, et la transformation finale en un pont reliant les deux rives évoquent les rituels d’initiation et l’idéal d’unité de la franc-maçonnerie.
Conclusion : L’Amour comme Clé de la Transmutation
Le Serpent Vert est une œuvre d’une richesse infinie, un miroir où se reflètent les aspirations humaines à la lumière, à la vérité et à l’amour. Chaque personnage, du Passeur au Vieux à la Lampe, incarne un aspect de notre être, mobilisé dans une quête de transformation. Le fleuve, avec ses deux rives, symbolise la dualité de notre existence, tandis que le prince représente l’initié en quête d’unité.Comme le souligne la formule alchimique, « Lis, lis, relis, prie et travaille », la compréhension du conte exige patience et introspection. Mais au cœur de cette quête se trouve une vérité universelle : l’amour, incarné par Lilia, est la force ultime qui permet la réunion des opposés et l’avènement d’un monde nouveau. Dans l’apothéose finale, Goethe nous rappelle que « l’individu isolé reste impuissant, mais le secours s’obtient par la réunion en nombre à l’heure favorable ». Ainsi, Le Serpent Vert est une ode à la fraternité, à la lumière et à l’amour, invitant chacun à poursuivre sa propre transmutation intérieure pour un monde plus harmonieux.
Références
- Études alchimiques et maçonniques sur les symboles du conte.
- Goethe, Johann Wolfgang von. Le Serpent Vert (Das Märchen), in Les Heures, 1795.
- Novalis, cité dans les commentaires sur Das Märchen.