lun 28 avril 2025 - 20:04

Pourquoi Socrate est-il devenu une référence pour la Franc-maçonnerie ?

La question de savoir si Socrate peut être véritablement considéré comme un initié, au sens que nous attribuons communément à ce terme, est complexe et mérite une réflexion approfondie. Rien n’est certain à ce sujet, et je vais m’efforcer d’expliquer pourquoi cette hypothèse, bien que séduisante, reste sujette à débat. Pour Platon, son disciple et fervent admirateur, Socrate incarne l’archétype de l’initié. Dans ses Dialogues, Platon met en scène Socrate non seulement comme son maître à penser et à vivre, mais aussi comme une figure quasi mythique, un porte-parole à travers lequel il exprime ses propres idées.

Socrate devient alors, sous la plume de Platon, l’emblème intemporel du philosophe accompli, un modèle de sagesse absolue, une incarnation de la vertu sans faille, un homme qui, dans chaque instant de sa vie, assume une exigence éthique d’une rigueur exemplaire. Cette vision idéalisée de Socrate, telle que Platon la construit, fascine et exalte son disciple, qui voit en lui l’idéal de perfection humaine, celui d’un initié ayant achevé sa quête spirituelle et philosophique, un être parvenu au sommet de la connaissance de soi et de la vérité. Mais cette image, bien qu’inspirante, est-elle fidèle à la réalité historique de Socrate, ou est-elle davantage une projection des idéaux de Platon lui-même ? C’est une question essentielle que nous devons examiner pour comprendre la place de Socrate dans une perspective initiatique et maçonnique.

Socrate, tel que Platon le dépeint, s’inscrit dans une tradition philosophique intemporelle, celle que l’on pourrait qualifier de « philosophia perennis », une quête de sagesse universelle qui transcende les époques et les cultures. Cette quête commence par l’injonction delphique bien connue : « connais-toi toi-même ». Cette maxime, gravée sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes, est au cœur de la démarche socratique. Elle invite à une introspection rigoureuse, à une réflexion méthodique, attentive et mesurée, qui pousse l’individu à chercher la vérité sans jamais céder à l’orgueil de la connaissance. Cette quête de vérité, humble et exigeante, est précisément ce qui fait de Socrate une figure si vénérée dans la franc-maçonnerie, une tradition qui valorise l’introspection, le questionnement et la recherche de la lumière intérieure. Mais ce respect maçonnique pour Socrate ne se limite pas à sa méthode philosophique. Depuis la Renaissance, Socrate est perçu comme un modèle de sagesse purement humaine, une figure détachée des dogmes religieux, ce qui en fait un symbole universel de la raison et de la moralité. Cependant, cette perception est partiellement erronée. Si l’on examine de plus près la personnalité de Socrate, on découvre des aspects religieux dans sa pensée, notamment sa croyance en une divinité ordonnatrice et en l’immortalité de l’âme, des éléments qui le rapprochent davantage d’une spiritualité que d’une rationalité purement laïque.

Raphaël : Platon et Aristote devisant sur la politique ?

Dans le contexte culturel de la chrétienté, Socrate, bien qu’étranger au christianisme, devient paradoxalement une figure d’une sainteté laïque, un modèle de vertu qui transcende les barrières religieuses. Cette perception conduit à un rapprochement surprenant avec la figure de Jésus, malgré les différences théologiques évidentes qui les séparent. Ce parallèle, qui peut sembler audacieux, s’explique par des similitudes dans leur destin : tous deux ont été jugés, condamnés à mort et ont accepté leur sacrifice pour témoigner de la vérité et de la lumière qu’ils incarnaient. Socrate, comme Jésus, est perçu comme un martyr de la vérité, un homme qui, face à un monde hostile, a choisi de mourir plutôt que de renier ses principes. Ce parallèle, bien que contestable sur le plan théologique, témoigne de l’immense prestige de Socrate dans la pensée occidentale. Il y a quelques années, un philosophe chrétien, dans un ouvrage intitulé Nous l’avons tous tué, ce juif de Socrate, a même souligné la persistance de cette image messianique de Socrate, illustrant combien cette association avec Jésus reste ancrée dans l’imaginaire collectif, même des siècles après leur mort.

Pourtant, un paradoxe fondamental entoure la figure de Socrate. Ce héros, dont la gloire a traversé les millénaires, serait resté un personnage presque inconnu sans l’œuvre de Platon, son disciple le plus fervent. Platon a consacré toute son œuvre à mettre en scène Socrate, en faisant de lui l’interprète exclusif de sa pensée philosophique. Socrate, lui, n’a rien écrit de son vivant. Son enseignement, s’il a réellement existé sous la forme que nous connaissons, était exclusivement oral, et son action se limitait à une influence morale exercée dans les rues d’Athènes, à travers des dialogues et des échanges directs avec ses contemporains. En termes maçonniques, on pourrait dire que Socrate était un opératif, un homme d’action morale, préoccupé avant tout par l’utilité pratique de sa philosophie et par son efficacité dans la vie quotidienne. Il ne s’intéressait pas à la spéculation abstraite ou à la construction de systèmes philosophiques complexes, mais à l’application concrète de la morale dans la vie de la cité. Cette absence d’écrits de sa part rend difficile une connaissance précise de sa pensée véritable. Tout ce que nous savons de lui repose sur des témoignages, souvent incertains et parfois contradictoires, laissés par ceux qui l’ont connu ou qui ont entendu parler de lui.

Buste de Platon. Marbre, copie romaine d’un original grec du dernier quart du IVe siècle av. J.-C.

Outre Platon, le principal témoin de Socrate est l’historien Xénophon, qui offre une perspective différente sur le philosophe. Xénophon dépeint Socrate comme un homme de devoir, un ancien soldat rigoureux envers lui-même, luttant avec discipline contre ses passions, un moraliste préoccupé par les problèmes concrets de la cité athénienne, et un critique virulent des vices de ses contemporains. Cette image contraste avec celle de Platon, qui met l’accent sur l’aspect spirituel et initiatique de Socrate. Mais pour d’autres observateurs, moins bienveillants, Socrate n’était qu’un sophiste parmi tant d’autres, un de ces penseurs grecs à la mode qui parcouraient les places publiques, prétendant tout savoir et tout enseigner, usant de rhétorique pour démontrer n’importe quelle idée, même la plus absurde. Ces sophistes, souvent moqués pour leur vanité, étaient des cibles privilégiées des comiques de l’époque. Aristophane, dans sa comédie Les Nuées, ridiculise Socrate en le présentant comme un philosophe rêveur, perdu dans la contemplation des cieux, un personnage à la fois comique et pathétique, laid, mal vêtu, négligé dans son hygiène, et connu pour son ironie, son insolence et ses provocations. Cette caricature, bien que satirique, reflète la notoriété de Socrate dans la cité : ses diatribes publiques et ses polémiques ne laissaient personne indifférent, et il s’attirait autant d’admirateurs que d’ennemis.

Sans le témoignage de Platon, l’image de Socrate serait donc bien plus floue et ambiguë. Pendant huit ans, Platon a été l’auditeur émerveillé de Socrate, son disciple dévoué, et il est raisonnable de penser qu’il a rapporté dans ses Dialogues une part authentique des enseignements de son maître. Cependant, Platon ne se présente jamais comme un simple témoin ou un transmetteur fidèle. Il transforme Socrate en un personnage de théâtre, une fiction philosophique qui sert de porte-parole à ses propres idées. Platon s’efface complètement derrière Socrate, au point qu’on peut dire qu’il s’incarne en lui. Cette fusion entre le maître et le disciple rend difficile la distinction entre ce qui appartient réellement à Socrate et ce qui est une création de Platon. Une chose est certaine : Platon a entrepris de construire une métaphysique idéaliste pour justifier la sagesse morale et l’héroïsme de Socrate, lui prêtant une logique fondamentalement initiatique. Mais il est douteux que Socrate ait pleinement partagé cette logique. Selon Xénophon, Socrate invoquait souvent une divinité ordonnatrice, distincte des dieux multiples du panthéon grec, et croyait en la Providence, la Sagesse divine, l’immortalité de l’âme et sa vie dans l’Hadès. Ces éléments révèlent un esprit religieux, mais la théologie ou l’ontologie n’étaient pas au centre de sa démarche. Pour Socrate, les questions sur le divin, l’ordre cosmique ou la nature de l’Être dépassaient l’entendement humain, et il jugeait vaine toute spéculation métaphysique sur ces sujets.

Statue de Socrate en penseur Grec
Statue de Socrate en penseur Grec assis dans un grand fauteuil sur fond de ciel bleu

Socrate commence toujours par proclamer son ignorance : « je sais que je ne sais rien ». Cet aveu d’humilité est au cœur de sa pensée et constitue le point de départ pour approcher le Socrate authentique. Pour lui, la pire erreur est de croire posséder un savoir assuré, de ne jamais soumettre au doute ce que l’on pense savoir. Sa philosophie est une recherche inquiète, scrupuleuse, une espérance de vérité qui s’efforce de débusquer les mensonges, les faux-semblants et les illusions de l’imaginaire. Par une interrogation inlassable des discours, des comportements et des pseudo-savoirs, Socrate met à nu les contradictions et les égarements de ses interlocuteurs. Cette approche marque une rupture avec la tradition philosophique grecque antérieure, qui se concentrait sur la construction de théogonies et de cosmogonies, souvent nourries de mythologie et de récits initiatiques. Socrate, lui, ne cherche pas à questionner le monde ou à élaborer un système pour le déchiffrer. Il juge cette spéculation inutile, car elle ne peut aboutir à des certitudes. Ce qu’il interroge, c’est l’homme – soi-même et les autres –, partant de l’injonction delphique « connais-toi toi-même ». Pour l’initié, cette maxime va plus loin : elle mène à la découverte de l’univers et des dieux. L’homme, formé des mêmes éléments que le cosmos, porte en lui le divin. En se tournant vers son être intérieur, il découvre le logos, la lumière de la raison, qui exige rigueur dans la pensée comme dans la conduite, une quête de perfection, de purification et de sagesse, un cheminement initiatique que Platon attribue à Socrate.

Buste d’Aristote

Aristote, dans ses écrits, note que Socrate « s’occupait d’éthique et n’avait nul souci du grand tout ». Ce jugement, bien que partiellement vrai, doit être nuancé. Pour Socrate, la mission philosophique qui donnait sens à sa vie était de s’interroger et d’interroger les autres sur ce qui mérite d’être vécu, sur la manière d’atteindre un bonheur durable et profond. Il considérait cela comme son « unique nécessaire », reléguant tout le reste – les biens matériels, les honneurs, les plaisirs – à l’inutile et au léger. Dans l’Apologie de Socrate, rédigée par Platon, on trouve une restitution poignante de son plaidoyer devant ses juges, lors du procès qui marqua l’heure la plus tragique de sa vie. Face à des accusateurs iniques, Socrate défend avec éloquence la légitimité et la grandeur de sa mission, tout en sachant que la mort est inéluctable. Ses accusateurs – des sophistes, des artisans, des politiques – représentent tous ceux qu’il a déstabilisés en dénonçant leur rhétorique vaine, leur ignorance des causes profondes, ou leur asservissement de la pensée aux désirs et aux intérêts. Ils lui reprochent son impiété, son manque de respect pour les dieux de la cité, et son désintérêt apparent pour les affaires publiques, malgré ses critiques des mœurs de ses contemporains. Socrate répond que sa mission, inspirée par le dieu de Delphes, Apollon, est ailleurs. Il n’était pas fait pour la politique, où il aurait échoué et n’aurait rendu aucun service à la cité. C’est en tant que chercheur de sagesse, défenseur de l’éthique et témoin de l’esprit qu’il pouvait servir au mieux sa patrie, même si cela signifiait refuser les responsabilités publiques que tout citoyen grec était censé assumer.

Face à l’accusation d’impiété, Socrate se défend en affirmant que sa mission philosophique lui a été confiée par l’oracle de Delphes. Selon la légende, Socrate aurait consulté l’oracle, qui aurait déclaré : « Socrate est le plus sage de tous les hommes ». Avec une ironie brillante, Socrate démonte cette accusation d’orgueil en expliquant que, face à la divinité, aucun homme n’est sage. Si l’oracle l’a distingué, c’est précisément parce qu’il a toujours reconnu son ignorance, contrairement à ses contemporains, persuadés de leur savoir. Cette humilité est conforme à sa position initiale : « ma supériorité, c’est de ne pas me figurer savoir ce que je ne sais pas ». Cette attitude révèle une profonde foi en la divinité, une soumission constante à la volonté et à la sagesse divine, mais sans jamais en faire l’objet d’une spéculation métaphysique. Pour Socrate, le sacré est au-delà de la raison humaine, et il accepte la mort comme l’aboutissement de son intransigeance morale, un ultime témoignage de sa mission. Dans le Phédon de Platon, qui rapporte ses derniers propos sur la mort et l’âme, Socrate fait preuve d’une sérénité émouvante, exprimant une confiance en la divinité et une croyance dans les traditions grecques sur l’Hadès, bien que Platon y mêle sans doute ses propres idées. Pour les maçons, ce discours résonne avec les initiations des 1er et 3e degrés, qui parlent de mourir au monde profane pour accéder, par la purification, à une connaissance spirituelle.

Socrate mentionne souvent son « daïmon », une voix intérieure qu’il décrit comme une présence divine, un guide qui le détourne de certaines actions, notamment de s’engager en politique. Il ne voit pas cette voix comme une manifestation de sa conscience, mais comme une intervention du divin, une sorte d’ange gardien dont il suit les injonctions sans discussion. Si l’on interprète ce phénomène dans une perspective rationaliste, on pourrait y voir un symbole de l’impératif moral et de la sacralité du devoir. Mais dans une lecture religieuse ou ésotérique, on pourrait croire, comme Socrate, qu’il était guidé par une transcendance, un phénomène que l’on retrouve chez d’autres sages ou initiés. Socrate professait que bien penser mène à bien vivre, que la vertu est un savoir, et la sagesse une science. Pour lui, celui qui agit mal est simplement ignorant du bien, incapable de connaître l’essence de son être. L’injonction « connais-toi » signifie que la vertu ne peut être fortuite : elle est le fruit d’une réflexion consciente, et non des sentiments, de l’expérience ou de raisonnements abstraits. La connaissance socratique est une révélation à soi-même que l’homme est esprit, une intuition illuminant la pensée pour atteindre l’harmonie intérieure. Obéir à l’esprit, c’est conquérir une liberté véritable, résister aux passions, aux craintes, aux désirs matériels – plaisirs, richesses, honneurs – qui asservissent l’homme profane.

Par sa parole et par l’exemple de sa vie, Socrate exalte la spiritualité et le perfectionnement inlassable de soi. Mais, bien qu’il proclame son désintérêt pour les affaires de la cité, il s’engage dans une mission à haut risque : améliorer la conscience et la conduite d’autrui. Il est convaincu que tous les hommes possèdent la raison et l’esprit, et que ceux qui s’égarent dans la quête de faux biens ignorent simplement leur véritable nature. C’est là qu’intervient sa célèbre maïeutique, une méthode d’accouchement des esprits qui a contribué à sa gloire. Socrate ramène ses interlocuteurs à l’aveu d’ignorance – « je sais que je ne sais rien » – pour les guider vers la vérité par un jeu de questions apparemment naïves. Il déconstruit les certitudes des pédants, des politiques, des sophistes, révélant leurs contradictions et leurs faux-semblants, parfois jusqu’à les humilier, mais souvent pour les aider à mieux penser. Il montre qu’un esclave ignorant peut raisonner, prouvant que chacun porte en soi la lumière. Pourtant, face à des hommes comme Calliclès, dans le Gorgias de Platon, il échoue à convertir ceux que leurs passions aveuglent, mesurant les limites de son optimisme spirituel.

Son procès, qui marque la fin de sa vie, illustre cette tension entre l’esprit et les passions profanes. Incapable de convaincre une majorité de ses juges, Socrate choisit la provocation, sachant sa cause perdue. Mais cette défaite apparente exalte sa lumière : son héroïsme traverse les siècles, le liant à Jésus comme symbole de résistance aux forces des ténèbres. Pour nous, maçons, Socrate est un modèle par sa démarche initiatique, modeste mais exigeante, soumise au devoir jusqu’au sacrifice. Platon a compris cette vision initiatique, liant la quête de Socrate à un ordre sacré. Sans transcendance, comment expliquer l’esprit et l’aspiration humaine à la perfection ? La foi de Socrate, proche de traditions initiatiques et du christianisme naissant, continue d’habiter les initiés, nous inspirant à poursuivre cette quête de lumière.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Christian Belloc
Christian Bellochttps://scdoccitanie.org
Né en 1948 à Toulouse, il étudie au Lycée Pierre de Fermat, sert dans l’armée en 1968, puis dirige un salon de coiffure et préside le syndicat coiffure 31. Créateur de revues comme Le Tondu et Le Citoyen, il s’engage dans des associations et la CCI de Toulouse, notamment pour le métro. Initié à la Grande Loge de France en 1989, il fonde plusieurs loges et devient Grand Maître du Suprême Conseil en Occitanie. En 2024, il crée l’Institution Maçonnique Universelle, regroupant 260 obédiences, dont il est président mondial. Il est aussi rédacteur en chef des Cahiers de Recherche Maçonnique.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES