Acceder au reportage de Arte (disponible jusqu’au 7/08/2025)
La Franc-maçonnerie, dans son essence, invite ses initiés à « apprendre à mourir ». Ce principe, ancré dans la notion de palingénésie, symbolise le « dépouillement du vieil homme », une métamorphose intérieure où l’ego, les attachements et les illusions sont abandonnés pour faire place à une conscience renouvelée. Ce processus, au cœur des rituels maçonniques, enseigne à vivre pleinement le moment présent, sans s’encombrer des regrets du passé ni des attentes du futur. C’est dans cet espace du « ici et maintenant » que l’initié trouve une forme de liberté spirituelle, une acceptation sereine de l’impermanence de la vie.

En parallèle, la question du deuil, rite de passage universel, prend une nouvelle dimension à l’ère de l’intelligence artificielle (IA). Comme le montre le reportage d’Arte Avec toi pour toujours : de l’immortalité virtuelle, l’IA offre des outils inédits pour interagir avec les défunts, soulevant des interrogations éthiques et philosophiques. Alors que la maçonnerie propose une sagesse intemporelle pour apprivoiser la mort, l’IA semble promettre une forme d’éternité numérique. Entre ces deux approches, un dialogue fascinant émerge sur notre rapport à la finitude et à la mémoire.
La palingénésie maçonnique : mourir pour renaître

Dans la tradition maçonnique, « apprendre à mourir » n’est pas une invitation morbide, mais une démarche libératrice. La palingénésie, ou renaissance symbolique, s’incarne dans les rituels, notamment lors de l’initiation, où le profane traverse une mort symbolique pour renaître en tant que Frère. Ce processus, décrit par des penseurs comme Mircea Eliade, vise à dépouiller l’individu de ses attachements matériels et égotiques – le « vieil homme » – pour révéler une essence plus pure. Le cabinet de réflexion, avec ses symboles de la vanité (crâne, sablier), rappelle l’inéluctabilité de la mort, incitant l’initié à se concentrer sur l’instant présent. Cette philosophie, proche du stoïcisme ou du bouddhisme, enseigne que vivre sans attachement excessif au passé ou au futur permet d’accéder à une paix intérieure, une forme d’éternité dans l’instant.
Le deuil, dans ce cadre, est un terrain d’application privilégié. La maçonnerie encourage à accepter la perte comme une étape naturelle, à honorer la mémoire des disparus sans s’y enchaîner. Les rituels funéraires maçonniques, empreints de respect et de sobriété, célèbrent la vie du défunt tout en rappelant la continuité de l’œuvre collective. Cette approche, profondément humaniste, contraste avec les promesses de l’IA, qui, en recréant les défunts sous forme d’avatars numériques, semble défier la mort elle-même.
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L’IA et l’immortalité virtuelle : une révolution du deuil

Le reportage Avec toi pour toujours, diffusé sur Arte, explore comment l’IA redéfinit notre rapport au deuil. Grâce à des start-ups comme Project December, HereAfter AI ou Meeting You, il est désormais possible de « discuter » avec des proches disparus via des chatbots nourris de données personnelles – messages, photos, enregistrements vocaux. Ces avatars numériques, capables de reproduire la voix ou l’apparence d’un défunt, offrent une illusion de présence. Joshua, par exemple, dialogue jour et nuit avec le clone de son premier amour, partageant son quotidien comme si la mort n’avait pas eu lieu. En Corée du Sud, Jang Ji-sung, dans une expérience télévisée poignante, retrouve l’avatar en réalité virtuelle de sa fille de 7 ans, décédée, tentant en vain de l’enlacer. Ces scènes, à la fois émouvantes et troublantes, illustrent le pouvoir de l’IA à combler – ou à raviver – le vide laissé par la perte.
Mais cette « postérité numérique » soulève des questions éthiques majeures. Est-ce un apaisement sincère du deuil ou une manipulation cynique de la douleur ? Les interactions peuvent parfois déraper : Christi, une utilisatrice, reçoit un message troublant de son petit ami décédé, prétendant être « en enfer ». Ces technologies, souvent proposées sous forme d’abonnements payants, transforment la mémoire des morts en un produit commercial, un « au-delà sur abonnement ». Comme le confie Sam Altman, cofondateur d’Open AI, les acteurs technologiques risquent de causer « des dégâts considérables » en jouant avec des tabous aussi intimes. Psychothérapeutes et chercheurs interrogés dans le documentaire s’inquiètent d’une possible dépendance à ces avatars, qui pourrait entraver le processus naturel de deuil, où l’acceptation de l’absence est cruciale.
Maçonnerie et IA : une complémentarité inattendue ?

À première vue, la maçonnerie et l’IA semblent aux antipodes : l’une prône l’acceptation de la mort comme une étape spirituelle, l’autre propose de l’abolir par la technologie. Pourtant, un dialogue peut s’esquisser. La maçonnerie, avec son insistance sur le « ici et maintenant », pourrait offrir un cadre éthique pour utiliser l’IA sans tomber dans ses dérives. Par exemple, les avatars numériques pourraient servir à honorer un défunt lors d’un rituel maçonnique, en recréant une voix pour lire un texte ou partager un souvenir, tout en respectant la frontière entre hommage et illusion. L’IA pourrait aussi aider à transmettre l’héritage maçonnique : des chatbots pourraient guider les profanes dans la compréhension des symboles ou préserver la mémoire des Frères disparus, en archivant leurs écrits ou leurs enseignements.
Cependant, la maçonnerie met en garde contre l’attachement excessif, un risque amplifié par l’IA. Les avatars, en simulant une présence continue, pourraient enfermer les vivants dans un passé illusoire, contredisant l’idéal maçonnique de détachement. Le reportage montre des utilisateurs comme Joshua, qui dialogue obsessivement avec son amour perdu, illustrant ce danger de fixation. La sagesse maçonnique, en valorisant la présence consciente à l’instant, pourrait aider à utiliser l’IA comme un outil temporaire de transition dans le deuil, sans remplacer la nécessité d’accepter la perte.
Une réflexion éthique pour notre temps

Le contraste entre la maçonnerie et l’IA révèle une tension fondamentale : comment concilier notre désir d’éternité avec l’acceptation de l’impermanence ? La franc-maçonnerie, en enseignant à « mourir » symboliquement, propose une voie intérieure, où la paix naît de la compréhension de la finitude. L’IA, en offrant une « vie éternelle » numérique, externalise cette quête, au risque de créer des illusions mercantiles. Le documentaire d’Arte, en donnant la parole à des utilisateurs, des concepteurs et des critiques, ne tranche pas : il invite à réfléchir. Les motivations des utilisateurs – apaiser une douleur, garder un lien – sont humaines, mais les dérives commerciales et psychologiques sont réelles.
Dans ce contexte, la maçonnerie pourrait inspirer une utilisation responsable de l’IA. Ses valeurs – liberté, égalité, fraternité – appellent à placer l’humain au centre, en évitant que la technologie ne devienne une fin en soi. Les Frères, habitués à questionner les symboles et leurs significations, sont bien placés pour interroger ces nouveaux outils. Faut-il limiter l’IA à des usages commémoratifs, comme des archives vivantes, ou l’intégrer dans des rituels de passage ? Comment éviter que la mémoire des morts ne soit réduite à un produit de consommation ?
Entre éternité et impermanence
La maçonnerie enseigne que la mort, loin d’être une fin, est une invitation à vivre pleinement le présent. L’IA, en promettant une immortalité virtuelle, semble défier cette sagesse, mais elle peut aussi, si elle est guidée par une éthique humaniste, enrichir notre rapport au deuil. Le reportage Avec toi pour toujours met en lumière cette ambivalence : l’IA est à la fois une prouesse technologique et un miroir de nos fragilités. En combinant la profondeur spirituelle de la maçonnerie et les possibilités de l’IA, nous pourrions trouver un équilibre : utiliser la technologie pour honorer les disparus, tout en cultivant l’acceptation de leur absence. Dans ce dialogue entre l’ancien et le moderne, la franc-maçonnerie rappelle une vérité intemporelle : l’éternité ne réside pas dans un avatar, mais dans la lumière que nous portons en nous, ici et maintenant.
article pertinent sur l’ambivalence “avec toi pour toujours”. La F M aura un rôle majeur à faire valoir dans son enseignement la finitude et le passage inéluctable : “n’esquive pas” écrivait Jean VERDUN; faire en sorte que l’IA en promettant une immortalité virtuelle et numérique ne devienne pas un affligeant produit de consommation à propos de l’éternité.