mer 23 avril 2025 - 16:04

L’imaginal, l’archétype et le symbolisme en Franc-maçonnerie

La comparaison entre l’imaginal d’Henri Corbin, le concept d’inconscient collectif et d’archétypes de Carl Gustav Jung, et le symbolisme de la Franc-maçonnerie constitue un sujet riche et complexe, qui touche à la fois à la philosophie, à la psychologie des profondeurs, à la mystique et à l’ésotérisme.

L’exploration de ces trois domaines met en lumière leurs points de convergence, leurs divergences, et la manière dont ils s’entrecroisent dans une quête commune de sens et de transcendance. Nous commencerons par une présentation des concepts clés, avant d’examiner leurs relations avec le symbolisme maçonnique et de conclure sur leurs implications spirituelles et philosophiques.

1. L’IMAGINAL selon Henri Corbin

Henri Corbin, philosophe et orientaliste français, a développé le concept d’imaginal (ou mundus imaginalis) en s’inspirant principalement de la mystique islamique, notamment des œuvres de penseurs comme Sohrawardi et Ibn Arabi. L’imaginal désigne un plan intermédiaire entre le sensible (le monde matériel) et l’intelligible (le monde des idées pures). Ce n’est ni une simple imagination subjective, ni une abstraction conceptuelle, mais un domaine ontologique réel où les réalités spirituelles prennent forme sous des images symboliques.

L’imaginal est un espace où les visions mystiques, les anges, les archétypes spirituels et les symboles prennent une réalité objective, accessible par l’imagination active, une faculté de l’âme qui transcende la raison discursive. Il est le lieu de la théophanie, c’est-à-dire des manifestations divines sous forme d’images symboliques, comme les visions prophétiques ou les expériences mystiques.

Contrairement à l’imagination fantasmatique, qui produit des illusions, l’imaginal est ancré dans une vérité métaphysique et permet un accès au sacré.

Ainsi,dans la tradition soufie, l’imaginal peut se manifester dans la vision d’un guide spirituel ou d’un ange, comme l’ange Gabriel apparaissant au Prophète. Ces visions ne sont pas des métaphores, mais des réalités spirituelles perçues par l’âme.

Corbin insiste sur le fait que l’imaginal n’est pas un produit de l’ego, mais un espace où l’âme rencontre le divin à travers des symboles vivants. Cette idée trouve un écho dans les pratiques initiatiques, où les symboles ne sont pas de simples allégories, mais des clés pour accéder à une réalité supérieure.

Au cours de sa conférence sur l’imaginal,  Jean-Jacques Wunenburger commence par retracer l’histoire du terme, popularisé par le philosophe et orientaliste Henri Corbin. L’imaginal, dérivé des études sur la mystique islamique (notamment chez Sohrawardi et Ibn Arabi), désigne un « monde intermédiaire » où les réalités spirituelles prennent une forme sensible, sans être matérielles. Ce n’est ni le pur intellect ni le monde physique, mais un domaine où l’image joue un rôle médiateur. Contrairement à l’imagination, souvent associée à la fantaisie ou à l’irréel, l’imaginal est un espace ontologique réel, où les images ont une consistance propre. Wunenburger explique que l’imaginal n’est pas un produit subjectif, mais un lieu où des vérités suprasensibles se manifestent sous forme symbolique. Les images de l’imaginal ne sont pas de simples représentations, mais des réalités actives qui permettent de saisir des vérités spirituelles ou métaphysiques. Wunenburger insiste sur leur fonction de médiation : elles relient l’humain à des dimensions supérieures, comme dans les visions mystiques, les rêves ou les expériences poétiques. Puis, le conférencier discute de la portée de l’imaginal dans divers domaines, comme la philosophie, la psychologie (notamment jungienne avec les archétypes), la littérature et l’art. Il souligne que ce concept peut aider à comprendre des phénomènes modernes, comme les expériences visionnaires ou les créations artistiques, en leur donnant une dignité ontologique. La conférence aborde aussi la marginalisation de l’imaginal dans la pensée occidentale moderne, qui privilégie le rationalisme et le matérialisme. Wunenburger plaide pour une réhabilitation de ce domaine intermédiaire, qui permettrait de réenchanter le monde et de redonner du sens à l’expérience humaine.

2. L’INCONSCIENT COLLECTIF et les Archétypes selon Carl Gustav Jung

Carl Gustav Jung, psychiatre suisse et père de la psychologie analytique, a introduit les notions d’inconscient collectif et d’archétypes pour expliquer les structures universelles de la psyché humaine. Ces concepts, bien que psychologiques, flirtent avec la spiritualité et l’ésotérisme, notamment dans leur rapport aux symboles.

L’inconscient collectif :

C’est une couche profonde de la psyché, commune à tous les êtres humains, qui contient des schémas universels hérités de l’histoire de l’humanité. Contrairement à l’inconscient personnel (lié aux expériences individuelles), l’inconscient collectif est transpersonnel et intemporel.

Les archétypes  

Ce sont des modèles primordiaux ou des images fondamentales (le Héros, la Mère, le Sage, l’Ombre, etc.) qui structurent l’inconscient collectif. Ils se manifestent dans les mythes, les rêves, les religions et les symboles culturels, agissant comme des forces dynamiques qui influencent la psyché. Les archétypes ne sont pas directement observables, mais ils se traduisent sous forme d’images symboliques dans l’imagination ou les visions.

L’imagination active  

Jung a développé une technique appelée imagination active, où l’individu dialogue avec les images de l’inconscient pour intégrer les archétypes et progresser vers l’individuation, c’est-à-dire la réalisation de soi. Cette pratique ressemble à l’accès à l’imaginal de Corbin, bien que Jung l’ancre dans une perspective psychologique plutôt que métaphysique.

– Lenoir décrit les archétypes comme des modèles universels, des images ou des schémas innés présents dans l’inconscient collectif, partagé par tous les êtres humains, indépendamment de leur culture ou de leur époque. Ces archétypes ne sont pas des idées conscientes, mais des forces psychiques dynamiques qui influencent nos pensées, émotions, comportements et perceptions, souvent à notre insu. Jung les comparait à des « instincts psychiques », des empreintes qui guident notre manière de comprendre le monde se manifestant de diverses manières :

Dans les rêves : Jung considérait les rêves comme des expressions symboliques des archétypes. Par exemple, rêver d’une figure maternelle imposante peut refléter l’influence de l’archétype de la Mère, signalant un besoin de protection ou un conflit avec cette énergie.

Dans les mythes et récits : Les archétypes expliquent pourquoi certaines histoires, comme celle du Héros qui triomphe du mal, résonnent universellement, de l’Épopée de Gilgamesh aux films hollywoodiens.

Dans la vie quotidienne : Nos comportements peuvent être influencés par des archétypes. Par exemple, une personne qui agit toujours comme un « sauveur » peut être sous l’emprise de l’archétype du Héros, parfois au détriment de son propre bien-être.

Au cours de la vidéo « Voyage vers soi », Frédéric Lenoir relie les archétypes au processus d’individuation, qui vise à intégrer les différentes parts de la psyché pour devenir un individu complet. Les archétypes, en se manifestant dans nos vies (via des émotions fortes, des rêves ou des rencontres), nous poussent à explorer des aspects méconnus de nous-mêmes. Il souligne que Jung ne voyait pas les archétypes comme de simples concepts théoriques, mais comme des forces vivantes à explorer activement. Il encourage chacun à dialoguer avec ces archétypes, notamment à travers l’analyse des rêves ou des exercices d’imagination active (une sorte de méditation guidée où l’on interagit avec les figures de l’inconscient).

Pour Jung, les symboles ne sont pas de simples représentations, mais des ponts entre le conscient et l’inconscient, permettant à l’individu de se connecter à des vérités universelles.

3. LE SYMBOLISME de la Franc-maçonnerie

La Franc-maçonnerie, en tant que tradition initiatique, repose sur un riche corpus de symboles, de rituels et de mythes visant à guider l’initié vers une transformation intérieure et une compréhension plus profonde de l’univers. Le symbolisme maçonnique, bien que codifié dans des rituels spécifiques, est universel et intemporel, puisant dans des traditions aussi diverses que l’hermétisme, l’alchimie, la kabbale et les mystères antiques.

Les symboles maçonniques (l’équerre, le compas, le maillet, la pierre brute, le temple de Salomon, etc.) ne sont pas de simples métaphores, mais des outils de méditation et de transformation spirituelle. Ils fonctionnent comme des archétypes initiatiques, c’est-à-dire des images universelles qui relient l’individu à des vérités cosmiques et morales.

Le travail maçonnique consiste à polir la pierre brute, une métaphore de l’individuation ou de la quête de perfection intérieure.

Le rôle du rituel

Les rituels maçonniques, comme l’initiation ou l’élévation aux grades supérieurs, plongent l’initié dans un espace symbolique où il vit une expérience de mort et de renaissance, comparable aux visions mystiques de l’imaginal ou aux confrontations archétypiques de Jung. Ces rituels utilisent des images et des symboles (le cabinet de réflexion, le voyage initiatique, la lumière) pour provoquer un éveil spirituel.

L’équerre et le compas : Ils représentent l’équilibre entre la matière (l’équerre) et l’esprit (le compas), un thème central dans l’alchimie spirituelle.

Le temple de Salomon : Symbole du cosmos et de l’âme humaine, il incarne l’idée d’une construction intérieure harmonieuse.

La lumière : Métaphore de la connaissance et de l’illumination, elle évoque l’accès à une réalité supérieure.

4. COMPARAISON des trois approches

La convergence

Le rôle central du symbole :

Chez Corbin, le symbole est une réalité ontologique dans l’imaginal, un pont vers le divin.

Chez Jung, le symbole est une manifestation des archétypes, un lien entre l’inconscient et le conscient.

En Franc-maçonnerie, le symbole est un outil initiatique, une clé pour accéder à des vérités universelles.

Dans les trois cas, le symbole n’est pas réductible à une allégorie : il est vivant, dynamique et chargé de sens.

La quête de transcendance :

Corbin voit l’imaginal comme un moyen d’accéder au sacré et de rencontrer le divin.

Jung envisage l’individuation comme une intégration des archétypes menant à une complétude psychique et spirituelle.

La Franc-maçonnerie propose une transformation intérieure par le travail symbolique, visant à aligner l’initié avec des principes cosmiques et moraux.

Ces trois approches partagent une vision de l’être humain comme un chercheur de vérité, engagé dans un processus de dépassement de soi.

L’imagination comme faculté spirituelle

Corbin parle d’imagination active comme d’une capacité à percevoir les réalités de l’imaginal.

Jung utilise l’imagination active pour dialoguer avec les archétypes.

En Franc-maçonnerie, l’imagination est sollicitée dans la méditation sur les symboles et la participation aux rituels, qui activent des images archétypiques.

La dimension initiatique

Les visions de l’imaginal chez Corbin sont souvent associées à des expériences mystiques initiatiques, comme dans le soufisme.

Jung décrit l’individuation comme un processus initiatique, marqué par des confrontations avec des figures archétypiques (l’Ombre, l’Anima/Animus, le Soi).

La Franc-maçonnerie est explicitement initiatique, avec des grades et des rituels qui structurent le cheminement spirituel.

La divergence

Le Fondement ontologique :

Pour Corbin, l’imaginal est un domaine métaphysique réel, indépendant de la psyché humaine. Il s’inscrit dans une vision théologique et cosmique.

Jung, bien qu’ouvert à la spiritualité, ancre les archétypes dans la psyché humaine, les considérant comme des structures biologiques et psychologiques héritées.

La Franc-maçonnerie, bien qu’ésotérique, reste souvent agnostique sur la nature ultime des symboles, les laissant ouverts à l’interprétation personnelle de l’initié.

La finalité

Corbin vise une union mystique avec le divin, où l’imaginal est un espace de révélation théophanique.

Jung cherche l’intégration psychologique et l’équilibre intérieur, même si cela peut inclure une dimension spirituelle.

La Franc-maçonnerie met l’accent sur la construction morale et spirituelle, avec une dimension sociale (fraternité, amélioration de l’humanité).

La méthodologie

Corbin s’appuie sur l’exégèse des textes mystiques et l’expérience intérieure, dans une approche philosophique et religieuse.

Jung utilise une méthode psychologique, avec des outils comme l’analyse des rêves et l’imagination active.

La Franc-maçonnerie repose sur des rituels collectifs et des pratiques symboliques, dans un cadre structuré et traditionnel.

Une synthèse possible

Malgré leurs différences, ces trois approches convergent dans leur reconnaissance d’un espace intermédiaire où l’âme humaine rencontre des réalités supérieures à travers des images symboliques. L’imaginal de Corbin peut être vu comme une version métaphysique de l’inconscient collectif de Jung, tandis que la Franc-maçonnerie offre un cadre pratique pour actualiser ces réalités dans un cheminement initiatique. Ensemble, elles forment un triangle conceptuel où le symbole agit comme un catalyseur de transformation, reliant le matériel au spirituel, l’individuel au collectif, et le temporel à l’éternel.

5. LE SYMBOLISME MAÇONNIQUE COMME PONT entre Corbin et Jung

Le symbolisme maçonnique peut être considéré comme un terrain d’application pratique pour les idées de Corbin et de Jung, car il combine la dimension métaphysique de l’imaginal et la profondeur psychologique des archétypes.

L’imaginal et la Franc-maçonnerie

Les rituels maçonniques, comme l’initiation, créent un espace symbolique comparable à l’imaginal. Par exemple, le cabinet de réflexion, avec ses symboles de mort et de renaissance (le crâne, le sel, le soufre), évoque un voyage dans un monde intermédiaire où l’initié rencontre des vérités spirituelles.

Les symboles maçonniques, comme le temple ou la lumière, fonctionnent comme des théophanies, des manifestations du sacré qui rappellent les visions de l’imaginal.

Les archétypes et la Franc-maçonnerie

Les figures et symboles maçonniques (le Grand Architecte, le Maître, la pierre brute) peuvent être lus comme des archétypes jungiens. Par exemple, le Grand Architecte évoque le Soi, l’archétype de la totalité, tandis que la pierre brute représente l’Ombre ou le potentiel non réalisé.

Les rituels maçonniques, avec leurs épreuves et leurs voyages, mettent l’initié en contact avec des forces archétypiques, similaires à celles rencontrées dans l’imagination active de Jung.

Prenons le symbole de la lumière dans la Franc-maçonnerie. Pour Corbin, elle serait une théophanie, une manifestation du divin dans l’imaginal. Pour Jung, elle représenterait l’émergence de la conscience ou l’intégration du Soi. Dans la Franc-maçonnerie, elle symbolise l’illumination spirituelle obtenue par le travail initiatique. Ces trois lectures, bien que distinctes, se rejoignent dans l’idée que la lumière est une réalité transformatrice, accessible par l’expérience symbolique.

6. IMPLICATIONS PHILOSOPHIQUES ET SPIRITUELLES

La comparaison entre Corbin, Jung et la Franc-maçonnerie soulève des questions fondamentales sur la nature de la réalité, la place de l’imagination et le rôle des symboles dans la quête humaine.

Une vision non dualiste : Les trois approches rejettent l’opposition stricte entre matière et esprit, proposant un espace intermédiaire (imaginal, inconscient collectif, temple symbolique) où ces dimensions s’entrecroisent.

Le pouvoir de l’imagination : Corbin, Jung et la Franc-maçonnerie réhabilitent l’imagination comme une faculté essentielle pour accéder à la vérité, contredisant la vision rationaliste qui la réduit à une fantaisie.

Une spiritualité universelle : Malgré leurs contextes différents (islamique pour Corbin, psychologique pour Jung, initiatique pour la Franc-maçonnerie), ces approches partagent une vision universaliste, où les symboles transcendent les frontières culturelles et religieuses.

Une éthique de la transformation : Que ce soit par l’union mystique, l’individuation ou le travail maçonnique, l’objectif est de transformer l’individu pour qu’il devienne un pont entre le terrestre et le céleste.

L’imaginal d’Henri Corbin, les archétypes de Carl Gustav Jung et le symbolisme de la Franc-maçonnerie convergent dans leur reconnaissance des symboles comme des portes vers une réalité supérieure. Corbin offre une vision métaphysique, où l’imaginal est un monde spirituel autonome ; Jung propose une lecture psychologique, où les archétypes structurent la psyché ; et la Franc-maçonnerie fournit un cadre initiatique, où les symboles sont vécus dans des rituels transformateurs. Ensemble, ils forment une constellation de pensées qui célèbrent la capacité humaine à transcender le visible pour toucher l’invisible, à travers l’imagination, la méditation et l’engagement spirituel.

Cette comparaison invite à repenser le rôle des symboles dans notre monde contemporain, souvent dominé par le matérialisme et la rationalité.

En redonnant vie à l’imaginal, aux archétypes et aux rituels, Corbin, Jung et la Franc-maçonnerie nous rappellent que l’âme humaine est fondamentalement une chercheuse de lumière, guidée par les étoiles des symboles éternels.

1 COMMENTAIRE

  1. Excellente synthèse d’un ternaire des mondes donnant accès à d’autres portes encore.
    Dans le labyrinthe du terne aire rationaliste où les lumières s’opposent à l’obscurantisme énoncé des improuvables Mystères, les symboles sont des portes-lames d’où la Lumière et l’Ombre s’échappent.
    De l’opposition entre ces deux mondes naît la dualité délétère. Dans rai-union vit l’Idéal affirmé à force de Tenue, au coeur battant d’un égrégore dont chaque maillon est un essence-ciel.
    Bien au delà des oppositions de croyance, l’Idéal énoncé dans l’équation “Un le Tout” est une Montagne que chacun gravit à son rythme en se pensant solitaire dans un asile de solitude.
    Cet article rassemble ce qui est épars et c’est une Joie dans le Coeur. Merci MTCS Solange

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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