jeu 16 janvier 2025 - 22:01

Si c’est pas toi, c’est donc ton frère !

…de la franc-maçonnerie comme « famille recomposée »

« L’Eternel dit à Caïn : où est ton frère Abel ? Il répondit : je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? Et Dieu dit : Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi.
Maintenant tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre ».

Genèse 4, versets 9 à 12.

Ce passage biblique pourrait presque nous apparaître comme le compte-rendu d’une Cour d’Assises, où le président annoncerait le verdict après le meurtre d’Abel par Caïn ! En tout cas, la Genèse ne se place pas sous les auspices d’un optimisme délirant et insinue l’idée, ou le constat, que le ver est dans le fruit, comme le serpent tentateur rôdant dans le jardin d’Eden afin de conduire Eve et Adam à la transgression de l’interdit !

Mais ce que nous dit surtout le texte, c’est que le mal prendrait naissance dans la famille : point d’ennemis à l’extérieur, mais une bonne haine recuite au sein même de ce qui apparaîtrait comme un milieu protecteur, un retour à une situation fœtale espérée et fantasmée, d’avant la « chute » ». Ce n’est que le commencement de la désillusion : le reste de la Bible n’épargne pas les trahisons familiales, les perversions exercées sur les proches, les meurtres perpétrés sous formes d’infanticide ou de parricides, les incestes, etc. J’en passe et des meilleures !

A un point que les ennemis pourraient presque apparaître pour des « enfants de chœur » à côté des joyeusetés familiales. Force est de constater qu’à la lecture d’autres textes « sacrés », de cultures diverses, nous y découvrons les mêmes turpitudes. La famille, lieu d’après le départ du ventre maternel, devient l’adaptation brutale au réel du désir du sujet langagier, donc porteur du symbolique. Dès lors, la famille devient le lieu fondamental, le laboratoire où s’expérimente ce qui fera caresse ou cicatrice dans la vie d’adulte.

Peu importe ce que nous devenons socialement par la suite, nous traînons toute notre existence, à nos basques, le vécu familial, avec plus ou moins de bonheur. Avec, en toile de fond, le désir de tenter, coûte que coûte, de poursuivre le cocon familial si l’ambiance familiale fut bonne ou de réparer cette dernière en « réglant des comptes » ou en surinvestissant certains milieux comme étant la famille idéale qui manquait.

Famille courant dans la nature

Bien entendu, c’est l’échec dans les deux cas de figure : les groupes sont constitués sur un inconscient familial idéalisé, réparateur de celui d’origine, mais amalgame de désirs individuels différents, voire contradictoires et violemment opposés. Ce désir de « bonne famille » réparatrice va bien entendu fonctionner sur le mode de projections sur les autres, inconsciemment, avec la mise en place de la théâtralisation de problèmes affectifs non résolus, provenant de sa propre enfance, et qui subsistent à l’âge adulte constituant le vécu des groupes en large partie : nous avons tous l’expérience des problèmes de groupe qui agitent et perturbent, en dehors des objectifs déclarés, le milieu professionnel ou associatif. Le groupe génère-t-il un lieu de production matérielle ou intellectuelle ou un lieu de tentative de résolution de problèmes d’enfance refoulés, jamais résolus et handicapants, tentant de trouver une issue par le mécanisme de projection sur l’autre qui ne fait qu’être une image d’une figure familiale ?

La véritable histoire du grade de Maître

Bien entendu, la Franc-Maçonnerie, de par sa structure, est un milieu privilégié de ce fonctionnement propre à tout groupe humain, et en est même presque une caricature symbolique : des Frères et des Sœurs, enfants de la Veuve, dont le mari est assassiné par des parricides, (mais qui ressuscite en fin de compte !), l’initiation comme mise en scène de l’accouchement, etc… Nous pouvons naturellement y voir un parallélisme avec l’organisation symbolique catholique : Saint-Père, symbolique des Frères et des Sœurs dans les paroisses ou les ordres religieux, mort sacrificielle de Jésus, suivie de sa Résurrection, existence de la mère intouchable dans le culte marial, baptême-initiation donnant naissance à une nouvelle vie. Naturellement, la symbolique des deux structures (où, il convient de dire que la Maçonnerie a beaucoup emprunté à l’Église !) va déclencher et amplifier ce qu’il en est des projections inconscientes.

I-LA FRANC-MACONNERIE COMME ENTRÉE DANS LE « ROMAN FAMILIAL ».

Dès le départ, nous savons que la famille baigne dans l’imaginaire à-travers le roman familial, notion que Freud élabore dès 1898, remarquant que les névrosés (et les autres !) avaient tendance à idéaliser leurs parents et à vouloir leur ressembler pour être aimés et donc d’adopter leurs idéaux du moi les concernant. Ensuite, ils faisaient le discernement et entraient en rivalité sexuelle avec le père ou la mère, choisissant peu à peu leur moi idéal, reflet de leurs désirs à eux. En 1909, dans un article rédigé spécialement pour l’ouvrage d’Otto Rank (1) : « Le mythe de la naissance du héros », Freud va utiliser pour la première fois l’expression « roman familial » pour désigner une construction inconsciente dans laquelle la famille inventée ou adoptée symboliquement par le sujet revêt toutes les qualités que n’a pas la famille réelle du sujet. Freud développera cette théorie dans d’autres ouvrages : « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », « Totem et tabou », « L’homme Moïse et la religion monothéiste ». En général, le « héros » de cette histoire est recueilli par une famille de classe sociale inférieure à la suite d’une malédiction : Moïse, Romulus et Remus, et naturellement Œdipe , en sont les parfaites illustrations. Ils sont appelés à reconquérir leur place après toute une épopée à l’issue de laquelle le héros tue le père qui l’avait abandonné. La psychanalyse voit dans ce mécanisme deux orientations :

  • Le déni de l’Œdipe à l’intérieur de la famille réelle : « je dois me venger d’un père lointain qui m’a abandonné, contre l’avis de ma mère qui m’aimait, et qui m’a ainsi contraint à cohabiter avec ces gens inférieurs avec lesquels je me trouve actuellement ». Ce montage inconscient permet d’atténuer la culpabilité : haïr le père réel et désirer la mère réelle a moins de conséquence puisqu’ils ne seraient pas les « vrais parents ».
  • Maintenir le narcissisme dans une période de trouble et de construction de la personnalité : « Je sens que je ne suis pas à ma vraie place avec ces gens médiocres. Je dois mériter mieux en tant que fils de « quelqu’un », ce qui me permet, en « prince », de haïr de façon justifiée ce père qui ne serait pas le vrai et qui me bloquerait l’accession aux plus hautes fonctions » …

La psychanalyste Mélanie Klein (Photo à gauche) avance l’idée que la haine est constituante pour le développement de la personnalité de l’enfant à-travers son imaginaire, et qui doit aboutir, dans l’âge adulte, par la maîtrise des tendances destructives. Pour elle, cette tendance n’étant pas dépassée conduit à la perversion par la continuité de l’imaginaire infantile.

Ce dépassement, ce « meurtre du père », qu’il convient de réaliser pour « naître à soi » n’est naturellement pas facile à réaliser car il véhicule la peur de n’être plus aimé ou d’avoir à subir des représailles de la figure tutélaire (le fameux fantasme de la « castration » » !). Ce conflit interne « ça laisse des traces » névrotiques qui souvent se prolongent dans la vie adulte sous des formes variées et, considérablement, influencent notre rapport à l’autre, au « prochain », car l’inconscient joue sa carte : nous projetons allégrement sur lui les images parentales, celles qui eurent lieu ou celles qui furent souhaitées. Il y a donc un profond décalage entre ce que je projette sur l’autre et ce qu’il est réellement, d’où une incompréhension latente chez les sujets qui se rencontrent. Ce qui faisait dire à Jacques Lacan : « Aimer, c’est donner ce que je n’ai pas à quelqu’un qui n’en veut pas » !

Je parle dès lors à un autre qui n’est pas lui afin de dire à une figure parentale enfouie en moi : « Est-ce que tu es satisfait de moi et suis-je en accord avec ce que tu souhaitais ? » Naturellement, l’autre plongé dans la même dialectique que moi, n’est pas concerné par la réponse inconsciente souhaitée, d’où la naissance de l’agressivité, voire de la haine envers lui : la destruction de la personne qui ne me reconnaît pas devient un impératif pour me prouver à moi-même que j’existe : « Mes Frères me reconnaissent comme tel » peut fonctionner, à contrario, dans la destruction de l’autre. La famille réelle ou symbolique est ce lieu étrange où s’élaborent à la fois la vérité du rapport, mais aussi et surtout un incroyable jeu de projections. La famille, c’est du cinéma permanent, comme nous le dit Oscar Wilde dans l’un de ses aphorismes (2) : « La famille, c’est tout simplement une meute de gens assommants qui n’ont pas la plus faible idée de la façon dont il convient de vivre et sont dénués du moindre instinct concernant le moment où il convient de mourir » !…

II- SACRE FAMILLE MACONNIQUE !

Il convient de dire que nous n’avons pas choisi la facilité dans le symbolique en attirant, par le sens même de l’institution familiale que nous présentons comme idéal, une kyrielle de Frères et de Sœurs qui ont des choses à dire à leur propre famille à-travers celle qui, symboliquement, représente une forme de lieu de résolution de problèmes point encore résolus. La famille symbolique ou non a pour fonction de faire pont entre naissance et disparition, de trouver une amarre qui justifie un rattachement à « quelque chose », d’être « en cordée ». Le suicidaire est celui qui n’arrive plus à toucher, qui ne se rattache à rien, tel le personnage de Drieu La Rochelle (à droite sur la photo) dans « Le feu-follet » (3), cet homme qui explique que les autres ne font plus traces en lui.

Le rôle théorique de la famille serait aussi d’autoriser l’altérité, la sienne et celle des autres et ce, par le langage. Ce que le philosophe Paul Ricoeur écrit dans « De l’interprétation » (4) : « C’est dans cette liaison du sens au sens que réside ce que j’ai appelé le plein du langage. Cette plénitude consiste en ceci que le second sens habite en quelque sorte le premier. Cette juxtaposition de sens donne un langage particulier à la famille, une orientation quasiment tribale, où le langage véhicule le mythe des ancêtres, le dit, les légendes de la famille, ce qui est en suspens dans le non-traduit qui ne demande pas forcément à l’être » …

Les choses ne sont pas simples car les demandes déçues dans la première expérience familiale vont s’en trouver décuplées dans la seconde, symbolique. Dans cette famille « inventée », on va tenter d’intégrer, voire d’absorber un nouvel élément nommé « profane » (donc qui n’était pas de la famille) avec un nouvel imaginaire, un nouveau langage, de nouveaux mythes que nous pourrions appeler « tribaux ». A l’individualisme de la famille nucléaire succède le groupe élargi. Naturellement, tout cela n’est pas sans conséquences sur des sujets impliqués (que l’on nomme « initiés » si le groupe décide qu’ils peuvent « faire partie de la famille » et reconnus comme tels !). Voyons quelques-unes de ces conséquences :

  • Le devoir de fidélité. La situation d’initié réactive le « roman familial » soit dans un sens, soit dans un autre : où les nouveaux frères, et notamment le Vénérable Maître, deviennent la famille idéale tant attendue et parée de toutes les vertus, soit un sentiment de culpabilité les gagnent par rapport aux anciens contacts. Ce qui laisse un sentiment d’amertume et bientôt d’agressivité qui peuvent conduire, inconsciemment, à une rupture avec le nouveau groupe pour retrouver l’ancien après moult actions qui rendent impossible tout règlement pacifique avec le groupe. Ce qui fait dire à un humoriste, Maçon, dit : « Il y a quatre étapes en Maçonnerie : Apprenti, Compagnon, Maître, déçu ! »
  • De la place des « demi-frères et demi-sœurs » dans la loge. La réactivation de l’œdipe entre de nouveau en scène, avec l’amour et la haine liés à ce réveil et le rapport avec les figures symboliques qui comptent plus que les personnalités réelles. Concernant la « fratrie », ils peuvent être vécus comme des sujets étranges qui auraient « une part » d’eux, mais pas totalement. Des sortes d’hybrides de soi-même dans lesquels on se reconnaît qu’à demi, mais avec lesquels aussi une sympathie peut naître, non entravée par un passé concurrentiel avec les vrais frères et sœurs. Des alliances transférentielles se forment souvent et un étrange sentiment de sérénité ou de fraternité se développe qui se traduit par une certaine fierté à annoncer : « Celui-ci, ou celle-là, est mon frère ou ma soeur » !
  • S’insérer dans le regard des autres : de la sympathie à la haine plus ou moins dissimulées. Trouver sa place symbolique n’est pas une chose simple : faut-il user de violence pour se poser ou s’effacer dans la séduction ? La loge, à titre collectif et individuel, va recevoir le nouveau venu en fonction de critères qui, inconsciemment, varient d’un sujet à l’autre et représente une double projection :
  • De sympathie, car il représente un pan de la vie représentant de bons souvenirs.
  • De haine, car il peut rappeler des « autres », porteurs d’expériences douloureuses, de ratages, images d’un naufrage passé que l’on a constamment sous les yeux. Même le physique du nouvel arrivant joue dans la condition de son accueil ou de son rejet, ce dernier faisant écho en nous à la trame du passé. A-travers la Franc-Maçonnerie, famille de substitution, le sujet s’adresse à la sienne, haine comprise parfois !

III- AU-DELA D’EROS ET THANATOS EXISTE T’IL UNE ETHIQUE POSSIBLE ?

Bien évidemment, la Franc-Maçonnerie a tout de l’image d’une famille recomposée, avec tout ce que cela suppose de violence latente ou déclarée et parfois de passions réactivées par le cadre même de l’institution et des fantasmes générés. C’est aussi un espoir en « quelque chose de mieux », mais également lieu de souffrance possible lié à une réalité ou à un imaginaire qui est la confrontation à des dimensions qui frisent parfois l’insupportable. Ce que nous dit Paul Ricoeur de nouveau (5) : « Les expériences de la pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. Transvaluer, voire dévaluer, c’est encore évaluer. Le jugement moral n’est pas aboli, il est plutôt lui-même soumis aux variations imaginatives propres à la fiction ». Paul Ricoeur (à gauche sur la photo) nous dit indirectement que toute construction imaginaire, et la famille en est une (qu’elle soit nucléaire ou symbolique), n’échappe pas à l’éthique. Est-ce un espoir ou un vœu pieux ?

A l’actif de la Franc-Maçonnerie, se trouve la grande lucidité que la violence est le propre de l’homme et que sa résolution en serait dans la création de rituels canalisant et symbolisant cette violence, ce que nous constatons à leur lecture ou pratique : c’est un festival de noirceur avec ses menaces d’égorgement, d’arrachement du coeur, d’éviscération, de meurtres divers dont celui de l’image du père, le tout, sous-tendu par des discours moralisateurs sonnant faux. Mais, au-delà des apparences, la réflexion est bonne : faire vivre une violence symbolique rituélique pour contrôler la vraie, celle qui échappe au langage et à la théâtralisation. Intéressante expérience qui réduit la tension, mais ne la supprime pas, car apparaît une autre dimension au fil du travail d’approfondissement : la découverte que le combat n’est pas extérieur à nous, mais se livre en nous. Une sorte de « Jihad » où l’extérieur n’est que la projection du conflit interne. Ce dernier est l’affrontement permanent entre Eros et Thanatos, entre l’amour donc la vie et le désir de mort pour l’autre. Si ce qui me pousse à chercher l’amour de l’autre est plus fort en moi, je vais tenter de me projeter vers les autres pour tenter de capter leur affection ; si c’est le contraire l’envie de les détruire va me gagner afin de ne pas retourner sur moi l’instinct de mort. Peut-être que je vais même y prendre plaisir à cette destruction et m’engager dans la perversion. C’est ce que nous pouvons noter parfois, dans nos loges, avec amertume.

La Maçonnerie, comme tout groupe familial symbolique a le courage du discernement et ne se raconte pas de fable au-delà de ses symboles. Elle participe pleinement à l’aventure humaine avec ses hauts et ses bas, tentant de faire émerger la lumière encore captive d’une gangue noire.

Elle se veut un cierge dans les ténèbres et veille à ce que les vents mauvais ne l’éteignent pas.

NOTES

Rank Otto : Le traumatisme de la naissance. Paris. Editions Payot. 1976

(1) Rank Otto : Le mythe de la naissance du héros. Paris. Editions Payot. 1983.

(2) Wilde Oscar : Aphorismes. Paris. Editions Arléa. 2000. (Page 183).

(3) Drieu La Rochelle : Le feu Follet. Paris. Editions la République des Lettres. 2023.

(4) Ricoeur Paul : De l’interprétation. Essai sur Freud. Paris. Editions du Seuil. 1965.(Page 39).

(5) Ricoeur Paul : Soi-même comme un autre. Paris. Editions du Seuil. 1992. (Page 194).

BIBLIOGRAPHIE

Freud Sigmund : Au-delà du principe de plaisir. Paris. Editions Payot. 2010.

Levi-Strauss Claude : L’exercice de la parenté. Paris. Editions Gallimard / Le Seuil. 1981.

Pontalis J.B. : L’enfant des limbes. Paris. Editions Gallimard. 1998.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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